« Caillebotte. Peindre les hommes ».
Musée d’Orsay, du 8 octobre 2024 au 19 janvier 2025 (l’exposition sera ensuite présentée au Getty Center, Los Angeles, de février à mai, puis à l’Art Institute de Chicago, de juin à octobre)

Commissariat :
Au musée d’Orsay, Paul Perrin, conservateur en chef et directeur de la conservation et des collections, avec la collaboration de Fanny Matz, chargée d’études documentaires
Au J. Paul Getty Museum, Scott Allan, curator of Paintings
A l’Art Institute de Chicago, Gloria Groom, curator of Painting and Sculpture of Europe, avec la collaboration de Megan True, curator assistant.

Exposition visitée le lundi 7 octobre 2024 après-midi (vernissage presse)

Caillebotte est mort il y a cent trente ans. Sans sa donation à l’État, le Musée d’Orsay serait amputé d’une partie de sa collection de chefs‑d’œuvre impressionnistes. Si le mécène est dûment commémoré, c’est avant tout l’artiste qui est célébré par une exposition qui adopte un angle de lecture typique des gender studies : la représentation du masculin dans sa production.

Soixante-dix pour cent. Le chiffre est incontestable : la production de Caillebotte est occupée presque aux trois quarts par la représentation de personnages masculins. Et comme on ne sait pas grand-chose de sa vie privée – si ce n’est qu’il vivait sous le même toit que son « amie » Charlotte Berthier – les spéculations vont bon train, et il est facile de prêter au peintre toutes sortes d’intérêts, voire de sentiments que ses toiles trahissent. Nul ne peut désormais échapper aux gender studies, et face au féminisme militant est apparue l’étude des masculinités. Dans les portraits de ses amis comme dans les scènes de plein air qu’il peignit, Caillebotte donne une certaine image du masculin, il serait difficile de le contester. Mais cette manière d’aborder l’art présente malgré tout un inconvénient : elle se dispense allègrement de tout critère qualitatif, laminant tout ce qui fait la différence entre un grand artiste et un peintre de seconde zone. Dès lors que ses œuvres donnent à voir des hommes, tout créateur peut faire l’objet d’une étude sous l’angle de sa conception de la masculinité. La notion même de style ou d’école artistique est également volatilisée, et peu importe que l’on parle de l’avant-garde ou de l’académisme, en somme. Et alors que les modernes ont bataillé pour imposer une vision de l’art qui cherchait à oublier l’anecdote au profit de la surface picturale, c’est ici l’anecdote qui reprend le dessus, de manière parfois caricaturale.

 

ILL. 1 Le Pont de l’Europe, ver 1877, huile sur toile, 105,7 x 130,8 cm, Fort Worth, Texas, Kimbell Art Museum © RMN-Grand Palais (musée d’Orsay / Martine Beck-Coppola)

Un exemple. La toile Intérieur, peinte en 1880, inclut un personnage masculin et un personnage féminin. La femme, debout et vue de dos, regarde par la fenêtre, tandis que l’homme, assis au premier plan, de profil, lit son journal. Malgré l’absence manifeste de communication entre ces deux individus, on est loin de l’Intérieur peint par Degas une douzaine d’années auparavant (également appelé Le Viol) ou d’Ennui de Sickert (1914). Ce couple n’en est un que par le hasard qui les réunit sur la toile, et s’il s’agit de « l’amie » susmentionnée de Caillebotte – comment en être sûr puisqu’elle est de dos et que l’on ne connaît aucun portrait d’elle – et d’un ami du peintre, Richard Gallo, « célibataire endurci », quelle importance ? Que change à notre regard le fait qu’il ne s’agisse ni de modèles professionnels, ni de deux conjoints ? L’atmosphère de la scène n’en est pas modifiée. Et peut-être y aurait-il lieu de s’intéresser à bien d’autres aspects, constitutifs de la modernité de cette toile, comme les lettres de l’enseigne fragmentaire visible à travers la fenêtre, sur le mur d’en face, sorte de collage picassien avant l’heure, comme la superposition des écrans – rideau de dentelle, vitre, plantes et ferronnerie du balcon – entre l’intérieur et l’extérieur.

 

ILL. 2. Homme s’essuyant la jambe, vers 1884, huile sur toile, 100 x 125 cm, collection particulière © Lea Gryze c/o Reprofotografen

Dans les cartels de l’exposition du musée d’Orsay, bien rares sont les remarques sur la facture de Caillebotte, sur sa touche, sur l’évolution de son style. Il y aurait pourtant lieu de souligner le passage d’une peinture très léchée, dont la modernité tient presque uniquement aux sujets urbains – c’est le cas des fameux Raboteurs de parquet (1875) ou du superbe Jeune Homme à sa fenêtre (1876), où le peintre est encore très proche de Manet – à une manière qui le rattache peu à peu à ces Impressionnistes qu’il collectionne, plus sensible à la division de la lumière, même si sa représentation des parapluies dans Rue de Paris ; Temps de pluie (1877) n’est pas très éloignée du Renoir « ingresque », impressionniste repenti et momentanément converti à une peinture beaucoup plus sèche. Avec Le Pont de l’Europe, qu’importe que des hommes passent ou s’arrêtent : c’est le côté photographique de la composition qui frappe ici, et en même temps l’implacable symétrie des poutrelles métalliques qui s’entrecroisent dans un camaïeu de gris. Comme beaucoup de ses contemporains, Caillebotte peint les rues depuis les balcons supérieurs des immeubles haussmanniens : il pousse l’innovation à proposer des visions surplombantes des trottoirs (superbe japonisme de Boulevard vu d’en haut).

Alors, bien sûr, comme Bazille avant lui, Caillebotte a peint des hommes nus. Degas préférait peindre des femmes sortant de leur bain, ce qui ne l’empêchait pas d’être misogyne et célibataire ; Caillebotte, lui, a peint en 1884 un Homme au bain qui s’essuie vigoureusement le dos avec une serviette, le reste de son anatomie étant offert à la contemplation, mais sur quoi se fonde le commentaire qui mentionne « sans doute le plaisir que l’artiste a eu de le peindre » ? Plus que la nudité masculine, ce qui frappe dans Homme s’essuyant la jambe (peint dans le même décor, probablement avec le même modèle), c’est la liberté acquise en l’espace de quelques années par la touche qui assume désormais un caractère plus proche de l’ébauche.

ILL. 3 Canotiers [Canotiers ramant sur l’Yerres], 1877, huile sur toile, 80,5 x 116,5 cm, collection particulière © Bridgeman Images
 

Contrairement à Courbet, qui peignait de jeunes prostituées allongées dans l’herbe sous le titre Les Demoiselles du bord de la Seine, et contrairement à Manet, qui peignait des couples canotant, Caillebotte montrait des ouvriers en blouse étendus sous les arbres et des hommes maniant l’aviron. Mais plus que leurs muscles moulés par leurs maillots rayés, on pourrait s’intéresser à sa représentation de l’eau ou à la hardiesse de compositions ou le visage humain disparaît complètement, remplacé par le couvre-chef de paille en forme de casque colonial qu’arbore les canotiers. C’est dans ces scènes aquatiques que Caillebotte rejoint parfois Monet dans sa façon de peindre, osant réduire l’herbe à des hachures et l’écorce à des stries, comme les plus téméraires des post-impressionnistes.

Somme toute, si l’on fait abstraction du biais adopté par les commissaires – majoritairement américains, ceci explique cela –, il reste un magistral rassemblement d’œuvres (toiles, dessins, pastels, dont de nombreux prêts émanant de collections particulières) de celui grâce auquel la France possède toute une série de toiles magistrales dues aux impressionnistes. Et même s’il manque délibérément les portraits de femmes qu’il peignit, ou des hommages à la sororité et à la sphère féminine des « ouvrages de dames », comme l’admirable Portraits à la campagne ou les deux amies réunies sur un clavier pour de La Leçon de piano

 

Catalogue par Allan Scott, Gloria Groom et Paul Perrin, broché, 256 pages, Hazan, 45 euros.

 

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Laurent Bury
Ancien élève de l’ENS de la rue d’Ulm, auteur d’une thèse consacrée au romancier britannique Anthony Trollope (1815–1882), Laurent Bury est Professeur de langue et littérature anglaise à l’université Lumière – Lyon 2. Depuis un quart de siècle, il a traduit de nombreux ouvrages de l’anglais vers le français (Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll, Orgueil et préjugés de Jane Austen, Voyage avec un âne dans les Cévennes de Stevenson, etc.) ; dans le domaine musical, on lui doit la version française du livre de Wayne Koestenbaum, The Queen’s Throat, publié en 2019 par les éditions de la Philharmonie de Paris sous le titre Anatomie de la folle lyrique. De 2011 à 2019, il fut rédacteur en chef adjoint du site forumopera.com, puis rédacteur en chef de novembre 2019 à avril 2020. Il écrit désormais des comptes rendus pour plusieurs sites spécialisés, dont Première Loge.
Crédits photo : © RMN-Grand Palais (musée d’Orsay / Martine Beck-Coppola)
© Lea Gryze c/o Reprofotografen
© Bridgeman Images

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