Giuseppe Verdi (1813–1901)
Messa da Requiem (1874)

Vittoria Yeo, soprano
Elina Garanča, mezzo-soprano
Francesco Meli, ténor
Ildar Abdrazakov, basse

Chœur de la radio bavaroise (Chor des Bayerischen Rundfunks)
Howard Arman, chef des chœurs

Berliner Philharmoniker
Direction musicale : Riccardo Muti

Festspielhaus Baden-Baden, 14 avril 2019, 18h

 Un Requiem de Verdi dirigé par Riccardo Muti est aujourd’hui une occasion qui ne peut se perdre. Le Maestrissimo né en 1941 arrive à un âge où les chefs deviennent des mythes, a fortiori quand ils dirigent l’une des œuvres emblématiques de leur répertoire. Il nous livre un Requiem de Verdi marmoréen, sorte de Mausolée qui marque le parcours exceptionnel du chef italien. Il dirige les Berliner Philharmoniker, le chœur du Bayerischer Rundfunk, des formations dont l’exception fait l’ordinaire et un quatuor de solistes qui compte parmi les références du chant aujourd’hui, Elina Garanča, Vittoria Yeo, Ildar Abdrazakov et Francesco Meli. Voilà les ingrédients de la perfection formelle qui a été atteinte ce soir-là.

Marmoréenne est l’adjectif qui convient à cette exécution assez surprenante du Requiem de Verdi, où le soin donné au son, à une certaine solennité, voire une certaine fixité, domine les effets de dynamique. Riccardo Muti ne nous a pas habitués à un travail aussi ciselé, même si depuis longtemps il porte tout son soin à faire entendre les arcanes de l’orchestration verdienne, sa complexité et ses raffinements. Il a fait sien le slogan « Verdi comme Mozart », qui partait de l’idée (fausse à mon avis) que Verdi n’était pas considéré comme un compositeur raffiné, notamment dans les opéras de la trilogie populaire et qu’il méritait d’être en quelque sorte réhabilité.
Le Requiem arrive en 1874, à un moment où il a ralenti sa production (Entre Aida en 1871 et la révision de Simon Boccanegra, dix ans se passent sans création et après 1881, l’approche est complètement nouvelle, avec Otello (1887) et surtout Falstaff (1893). Certes, Verdi s’occupe des repentirs, et revoit certains titres (les multiples adaptations et révisions de Don Carlos/Don Carlo), mais d’œuvres nouvelles pendant la période, il n’y a que ce Requiem, écrit, rappelons-le à l’occasion de la mort d’Alessandro Manzoni, et créé le jour du premier anniversaire de sa disparition (le 22 mai 1874).
Manzoni est l’écrivain emblématique de la littérature italienne du XIXe, lié au Risorgimento, et son œuvre essentielle I promessi sposi/Les fiancés est un passage fondamental et inévitable de tout élève italien. Ce Requiem au-delà de l’acte artistique, est aussi un acte politique.
On dit souvent que le Requiem de Verdi est un faux opéra, (à partir de l’expression de Hans von Bülow, « un opéra en robe ecclésiastique ») il est vrai que certains moments rappellent par leur couleur, par leur sens dramatique, l’univers de l’opéra.
Pour son exécution sont exigés quatre solistes de premier plan, soprano, mezzo, ténor et basse, qui ressemblent un peu aux quatuors des opéras les plus populaires, et Verdi laisse le soprano conclure l’œuvre seul sur une partie particulièrement angoissée et vibrante.
Ainsi le spectaculaire et le tellurique sont attachés à notre vision de l’œuvre, mais Riccardo Muti explore d’autres espaces, moins telluriques, où la direction cherche à exalter une certaine délicatesse, et surtout cherche à ciseler toutes les beautés sonores de l’œuvre. Évidemment, en ayant à disposition un orchestre comme les Berliner Philharmoniker et un chœur comme celui de la Radio Bavaroise, le résultat ne peut qu’être stupéfiant. Il y a des moments d’une incroyable délicatesse, des fils sonores aux violons au souffle à peine exhalé, une transparence du résultat qui ne peut que stupéfier et laisser béat d’admiration. Mais on peut admirer sans ressentir, il y a des beautés froides qui vous époustouflent sans vous traverser le cœur, et c’est un peu le cas ici. On a entendu Muti plus déchainé dans les fortissimi du Dies Irae, où le contraste avec le Requiem et le Kyrie qui le précèdent existent certes, mais pas dans les proportions auxquelles il nous avait habitués. Il n’est pas ici question de trouver quelque défaut à l’orchestre, parfait dans son exécution, ni au chœur, vraiment époustouflant : quel autre chœur peut se permettre de tenir des notes à la limite de l’humain ?
En soignant une monumentalité marmoréenne, la sève qui circule dans cette musique en pâtit singulièrement, au point que j’ai pensé « exécution sur papier glacé », du papier glacé de ces magazines de luxe impeccables, qui provoquent l’admiration, mais qui laissent l’âme de côté. Il y a là une volonté démonstrative de virtuosité, un calcul sonore de tous les instants, un souci permanent de l’effet millimétré qui finalement nuit à l’engagement de l’auditeur, ou du moins à mon avis à l’entrée de l’auditeur dans l’œuvre.
Il y a évidemment des moments d’exception, comme le Rex tremendae , chef d’œuvre de précision et aussi d’émotion et le Recordare qui suit dominé par la magnifique Elina Garanča et des moments où la suavité de l’orchestre emporte, comme dans l’Agnus dei. Mais dans l’ensemble, c’est l’offertorio qui m’a le plus séduit, sans doute par une parfaite adéquation des voix et un souffle ici particulièrement lyrique qui rappelle évidemment l’univers de l’opéra, avec un accompagnement des cordes à se pâmer.

le quatuor réuni qui compte parmi les voix les plus en vues du moment, est évidemment d’un niveau presque toujours exceptionnel, dominé par Elina Garanča sans doute l’une des seules artistes dont la voix immense, si profonde, rappelle de grandes voix du passé, telles celle de la Cossotto. Elle porte le drame en soi et montre une intensité exceptionnelle, presque plus frappante qu’à l’opéra. Elle fascine par la pureté et la précision technique, mais aussi par l’homogénéité sur tout le registre. Elle vibre et fait vibrer l’auditeur.
Francesco Meli est lui aussi aujourd’hui l’une des voix de ténor de référence, en tous cas la voix de ténor italien qui nous manquait depuis pas mal de temps. Depuis quelques années, il a beaucoup travaillé l’assise et la largeur, ainsi que la montée à l’aigu, quelquefois problématique il y a quelques années. Il n’a plus cette voix claire de belcantiste qui rappelait un Carreras, la voix a perdu en clarté, mais gagné en profondeur et en volume. Son entrée dans le Kyrie avec sa manière d’élargir et de projeter était vraiment exceptionnelle. Ses interventions dans l’Ingemisco ou l’offertorio laissent rêveur.
Ildar Abdrazakov a été plus impressionnant à d’autres occasions. Est-ce l’effet de l’acoustique de la salle, mais son timbre semblait plus mat, la voix moins sonore, la projection moindre et il impressionnait moins que ses collègues (notamment dans le Mors stupebit). Ce chanteur habitué à travailler avec Riccardo Muti est apparu très (trop) encadré, aux dépens d’une présence vocale plus marquée.
Vittoria Yeo a des qualités de précision et de tenue vocale à l’aigu notables, la technique est vraiment remarquable, et c’est sans doute pour ces qualités techniques qu’elle plaît tant à Riccardo Muti. Mais la voix n’a pas la carrure pour la partie de soprano du Requiem. Il lui faudrait une assise plus large, et un espace dans le grave qu’elle n’a absolument pas. Ce n’est pas un lirico spinto, c’est un soprano lyrique et c’est insuffisant ici. En plus le chant manque d’incarnation et cela se sent tout particulièrement dans le Libera me, plutôt anonyme et impersonnel. Avec ses qualités réelles, elle n’arrive pas à répondre à la partition avec suffisamment d’aisance et quelquefois la voix cale. C’est des quatre solistes celle qui est sans doute un peu plus en retrait.
Si un Requiem de Verdi ne laisse pas indifférent et attire les foules (c’est le programme qui a le plus rempli la salle du Festival), il est d’autant plus attendu s’il est signé Riccardo Muti. Le maestro ici profite d’un orchestre exceptionnel pour aller jusqu’au bout des possibilités, jusqu’au bout des notes, dans un travail tellement ciselé qu’il perd peut-être un peu en humanité. Il en résulte une interprétation singulièrement froide, et un tantinet distanciée. On admire, on s’étonne, mais on n’entre pas. On ne retrouve pas les émotions habituelles et c’est grand dommage. Un grand Requiem, pour sûr (comment pourrait-il en être autrement ?), mais qui laisse un peu froid.

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Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.

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4 Commentaires

    • Le commentaire de M. Gottfried Beyreuther est très juste. Ecrire de la part de Guy Cherqui qu'il y a de la froideur dans l'interprétation de R. Muti, c'est être soi-même "de marbre". Personnellement, j'avais en plusieurs passages les larmes aux yeux, oui.

  1. Magnifique. J’ai trouvé au contraire que l’interprétation ne rajoute pas à la splendeur de cette délicate et étincelante musique. Profondément émouvante.

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