Le danger dans La Fanciulla del West est sans doute de trop verser dans le Western, en jouant sur un naturalisme qui imiterait les films américains dont on a les ingrédients : la saloon, le jeu, les bandits. Mais c’est un opéra où c’est le bandit qui a grand cœur et où le shérif est le méchant. Il y a un peu de sang mais pas de mort et l’on y triche pour la bonne cause. Est-ce cependant un opéra seulement mellifère fait de bons sentiments ? Pas vraiment. C’est un des rares opéras du répertoire où la femme non seulement triomphe, mais domine tout l’univers masculin. Et cette figure, qui veut sauver Dick Johnson pour se sauver elle-même et vivre enfin sa propre vie au lieu de l’offrir pour toujours à la communauté, dépeint un moment clé : celui d’un choix de vie qui s’affirme et fait basculer un destin. Chez Puccini, entre les victimes (Mimi, Liù), les monstres (Turandot) et celles qui se détruisent (Manon), la femme n’a pas trop d’espace de triomphe. Et Minnie est un personnage en tout point positif, et un personnage d’autorité à qui tous finissent par se soumettre. Comme Tosca, elle vit le désir, elle décide de son destin, mais au moins, elle réussit, là où Tosca subit une machination qui la conduit au suicide.
La mise en scène d’Andreas Dresen a au moins l’avantage de ne pas être trop réaliste, de se dérouler dans un univers esthétique (décor de Mathias Fischer Dieskau) assez réussi. Pas de soleil écrasant, pas de désert, mais une nuit permanente à laquelle on pourrait aisément appliquer la règle des trois unités. Il y a quelque chose dans cet opéra qui rappelle l’univers de tragi-comédies, où l’on pleure, mais où l’on rit et l’on sourit également, et qui finissent bien.
Un opéra pour moi injustement méprisé, injustement regardé avec distance. Le genre western ne se conjugue pas forcément avec le genre opéra.
Mais c’est en écoutant cette œuvre qu’étonnamment j’ai découvert la complexité de l’orchestration puccinienne. En entendant Maazel à la Scala dans une soirée magique (cela pouvait aussi arriver avec Maazel dans les années 80), j’ai cru entendre par transparence des phrases qui ‑ressembleraient à du Schönberg, qui d’ailleurs était présent à New York à la première, et qui avait informé Puccini du succès. Ingo Metzmacher m’avait confié un jour vouloir diriger Puccini à la manière de Schönberg et cette phrase m’est restée. Depuis j’écoute Puccini différemment et notamment La Fanciulla del West. Il y a chez Puccini une science de la mélodie et de l’orchestration qui s’impose à l’audition, mais qui laisse au second plan les détails, et les détails sont souvent fascinants.
À part une ambiance nocturne et un décor assez abstrait et poétique, avouons que la mise en scène d’Andreas Dresen n’est pas de celles qui vous marquent à jamais, même si elle accorde une attention particulière au travail d’acteur et si elle essaie de marquer ses distances (brechtiennes) avec tous les clichés : on pourrait être aussi bien dans un camp de prisonniers à la Guantanamo (il y a des fils de fer barbelés en arrière-plan), ou dans une mine (peut-être) très contemporaine. En tous cas la première image (très réussie) faite de lampes de mineurs à la recherche de l’or est impressionnante et sort immédiatement l’œuvre du cliché pour la plonger dans une ambiance un peu mystérieuse, quasi de film noir. L’autre souci de Dresen est de sortir l’œuvre de son ambiance Western. Le seul à garder son chapeau de cowboy, c’est le Sherif, Jack Rance, le personnage négatif : il ne peut y avoir de hasard, on fait « porter le chapeau » à celui-qui représente la trace de ces histoires de l’Ouest américain qui ont nourri l’imaginaire d’une bonne part du XXe siècle.
Dresen place donc l’histoire dans une rude communauté de travailleurs, qui pourrait être située n’importe où : on pourrait penser à de vastes chantiers, où l’on emploie de nombreux émigrés éloignés de leur famille, on pourrait penser à ces mines gigantesques d’Afrique du Sud, voire les stations pétrolifères off-shore. Le monde du travail est riche de ces lieux où une communauté masculine vit en circuit fermé, éloignée de tout et se consacre exclusivement à l’activité laborieuse, loin de toute attache, où les relations humaines sont évidemment particulières.
La femme dans cet univers a évidemment un statut particulier, que le personnage principal, Minnie, a détourné en se faisant l’institutrice, la conseillère, la maman de tous ces hommes esseulés. Certes, certains espèrent (en vain) obtenir ses faveurs, et notamment le shérif Jack Rance, mais Minnie refuse toute perspective de ce type. En fait elle rencontra par hasard un homme dont elle est amoureuse, et elle ne veut pas casser cette histoire d’ailleurs pas si ancienne.
L’histoire de la Fanciulla del West est celle de ses retrouvailles avec cet homme enfoui dans les replis du cœur, avec cette réserve qu’il est devenu depuis un bandit de grand chemin recherché, à l’opposé des valeurs que Minnie représente et qu’elle cherche à inculquer à la petite communauté. Mais Minnie croit que l’homme qu’elle aime est fondamentalement bon, et pour le défendre, elle n’hésitera pas à tricher au jeu, dans une scène fameuse qui domine le deuxième acte.
C’est sur l’ambiance que Dresen travaille, et pour le reste, rien de différent ni de détourné le livret se déroule conformément à la tradition. Disons que la mise en scène est ici un habillage qui permettrait à ce travail de durer dans un système de répertoire parce que cela ne dérange personne.
L’autre caractère de l’œuvre c’est l’ambiguïté des jugements musicaux à laquelle elle est traditionnellement soumise. Contrairement à ce que beaucoup pensent, cette musique n’est pas facile, mais il faut aller la chercher. Pas facile d’abord parce qu’il n’y a pas d’air célèbre comme dans les autres opéras de Puccini (peut-être ch’ella mi creda du troisième acte), tout au plus des ensembles et le duo d’amour du deuxième acte, mais c’est la conversazione in musica qui y règne et le spectateur doit se raccrocher à la mélodie, notamment au premier acte.
Enfin, cette musique s’appuie sur des souvenirs de Debussy, de Strauss, et intègre toutes les recherches tonales du temps, elle doit bénéficier d’une direction particulièrement transparente, qui puisse faire entendre la complexité de la composition.
Elle exige trois voix puissantes, surtout celle de Minnie, réservée à un soprano lirico spinto voire soprano dramatique : c’est Nina Stemme qui aujourd’hui est la chanteuse la plus réclamée dans ce rôle, et Munich l’a confiée à Anja Kampe l’autre soprano qui peut répondre à ces exigences.
Pour cet opéra italien, Munich comme souvent n’a pas affiché d’italiens dans la distribution, même pas dans les petits rôles, et c’est une erreur de jugement. Dans un opéra où, comme précisé, la conversazione in musica est essentielle, il convient d’afficher des chanteurs qui sachent ce qu’ils chantent, et qui sachent surtout « converser », parler avec une certaine fluidité vocale, et évidemment une diction suffisamment claire pour que cette italianité puisse ruisseler.
Ce n’est pas le cas sur les trois principaux rôles et c’est très problématique. Il faut toute la force dramatique, toute la présence scénique, toute la puissance vocale d’Anja Kampe pour compenser son émission et une diction qui manque de clarté en italien. Kampe est une Minnie crédible, puissante, très émouvante notamment aux deuxième et troisième actes, sans jamais surjouer la « cow-girl », sans jamais être dans la caricature. Elle est particulièrement engagée et de ce point de vue emporte complètement l’adhésion. Mais elle manque de cette sveltesse linguistique, elle manque aussi quelquefois de legato, dardant des aigus puissants sans toujours négocier les passages. Mais on peut lui faire confiance : c’est une prise de rôle qu’elle ne manquera pas d’approfondir.
Brandon Jovanovich est Dick Johnson, assez engagé scéniquement, mais à l’émission italienne très problématique avec lui aussi de singuliers problèmes de diction, même s’il est peut-être sous ce rapport le plus clair des trois. Le problème de Jovanovich, c’est un chant monocorde, incapable de colorer tant soit peu une musique qui n’est que variations de couleurs. Les aigus sont là, le timbre est superbe, mais le chant est vraiment sans intérêt ni véritable expression, et il en résulte une très singulière fadeur du propos, d’où une absence totale d’émotion dans cette prestation. Évidemment les références sont lourdes (Kaufmann encore récemment, et dans nos souvenirs, un Placido Domingo qui fut toujours bouleversant) et Jovanovich s’essaie dans un répertoire où l’on ne l’a pas encore entendu, mais il reste que malgré les qualités vocales, l’encéphalogramme reste plat.
Plus problématique John Lundgren, qui chante les notes de Puccini comme si Alberich était tombé dans la partition : émission erronée, diction problématique, mais surtout erreur de casting totale. Il n’est pas fait pour ce rôle qui n’est pas celui d’un bouledogue aboyeur, ou d’un méchant total. Il y a chez Rance quelque chose de différent, une certaine élégance ici tout à fait absente, un phrasé qu’on aurait ici peine à trouver. Pas de couleur, pas de puissance scénique : on ne croit pas à ce méchant là, mais plus grave, on ne croit pas au chanteur.
Le reste de la distribution (et elle est particulièrement fournie) est plutôt honorable, même sans un seul italien dans le moindre des rôles, et pratiquement toute la troupe est utilisée, de Kevin Conners (le tenancier) à Galeano Salas (Harry), de Tim Kuypers ( touchant Sonora)à Christian Rieger (Happy) et bien d’autres. La troupe répond, toujours solide et c’est ici nécessaire tant l’œuvre travaille et caractérise chaque personnage en autant de mini portraits bien dessinés.
Une fois de plus le chœur de la Bayerische Staatsoper dirigé par Stellario Fagone a montré son professionnalisme et son excellence, c’est sans doute lui qui domine le plateau par son adéquation au style de l’œuvre, sa souplesse et sa ductilité.
La direction a été confiée à l’américain James Gaffigan, ex-directeur musical du Lucerne Symphony Orchestra et en particulier ex-assistant de Franz Welser-Möst : est-ce à cause de cela qu’il dirige bien trop fort, avec un volume qui a tendance à écraser les voix et qui devient quelquefois tonitruant, excessif, voire agaçant. Et c’est très dommage, parce qu’il montre de justes qualités de transparence, de précision, et que la partition est souvent révélée dans sa complexité avec des chanteurs bien suivis, Gaffigan sait souligner l’émotion, il conduit avec efficacité la partition, et c’est donc très dommage que le volume n’ait pas été plus maîtrisé.
Au total un gros succès qui réjouit dans une œuvre si peu connue à Munich, une soirée qui ne sera pas légendaire, mais qui se laisse voir, et avec une Anja Kampe qui, mieux dirigée musicalement fera sans doute merveille.