D’abord rendons hommage au label Thanatosis et à son fondateur Alex Zethson. Nous avons malheureusement loupé l’édition 2025 de son festival à Fasching (lire le compte-rendu de l’édition 2024). Thanatosis est un label défricheur, de la pop la plus ambitieuse à la musique improvisée (jazz ou non) et expérimentale, en passant par la musique indienne et le contemporain. C’est un point de réunion, là où les chapelles (pourtant proches) se divisent. D’où un label constamment enthousiasmant, surprenant et un peu fou aussi mais diablement essentiel, car, aussi étonnant que cela puisse paraître, les enregistrements de Lachenmann sont rares et cette intégrale piano est à ce jour unique[1].
Louons donc une fois de plus Alex Zethson… en reprenant les mots, s’ils le permettent, de quelques musiciens. Rencontrant, à un concert de Varèse[2], Christer Bothén, éminent musicien (piano, clarinette basse, donso n’goni, compositeur…) et figure légendaire, compagnon de Don Cherry pour Organic Music Society etc…, et parlant de sa sortie récente sur Thanatosis, je mentionnais Alex Zethson. Bothén lâcha : « He’s a fuckin genius ! ».
De même, lorsque prenant le train pour aller voir Lohengrin à Malmö (lire le compte-rendu), assis par hasard à côté de Martin Küchen, figure tutélaire du jazz et de la musique improvisée, revenant tout juste d’entendre Tosca et Rusalka, nous abordâmes le sujet de son groupe Angles, je demandais si Zethson serait de la partie, Martin déclara : « without him, that wouldn’t do ». L’homme est suffisamment discret et humble pour lui rendre un sincère hommage. Dont acte.
Parce qu’il faut un sacré courage pour sortir un tel disque, faire venir par un train de nuit le pianiste Jonas Olsson d’Umeå, et rameuter la poignée d’insatiables curieux, totalement électrisés à l’annonce d’un tel concert mais donné, hélas… un après-midi de premier dimanche de l’Avent, date ô combien importante du calendrier suédois (religieux ou non), en banlieue sud de Stockholm. Difficulté supplémentaire, avoir un piano à queue digne de ce nom (ce soir un Fazioli avec un incroyable décor intérieur en « loupe »), avec une pédale du milieu en parfait état de fonctionnement.
Mais le centre de ce soir, c’est la musique d’Helmut Lachenmann, né en 1935 à Stuttgart, élève de Nono, qui cherchant à arpenter d’autres voies que celles de la musique sérielle ou spectrale, s’est imposé comme le chef de file d’une école appelée Klang Komposition, basée sur des modes de jeu non traditionnels. Il fut aussi un enseignant passionné et une figure de Darmstadt, où une amie compositrice le vit même à une rencontre avec de jeunes compositeurs, en 2024, malgré son grand âge.
Jonas Olsson, actuellement pianiste en charge des répétitions du Norrlands Opéra (l’Opéra de Norrland à Umeå), fut aussi l’élève de Pierre-Laurent Aimard (bientôt en concert au Konserthuset de Stockholm pour Das Wohltemperierte Klavier II), soliste très renommé (Göteborg, Lucerne, Aldeburgh, Klang Festival de Copenhague…), notamment pour les œuvres contemporaines (Boulez, Sciarrino, Stockhausen, etc.).

Jonas Olsson nous invite à suivre la production pour piano de Lachenmann dans son ordre chronologique et donc de suivre le fil de la composition mais aussi du temps, d’un passé relativement récent, plein de promesses, jusqu’à un aujourd’hui grimaçant, en passant par une période de maturité autocentrée et en pleine possession de ses capacités. C’est donc en filigrane aussi une relecture de l’histoire, vue par un spectre intime, et qui dépasse les salons feutrés… ou, pour ce soir, les chapelles crématoires, peu chauffées et reconverties en espace de liberté de tons musicaux.
On commence donc avec les 5 Variationen über ein Thema von Franz Schubert (1956), extrêmement virtuoses et dans lesquelles peu à peu s’invitent des ruptures de forme, des espaces, des durcissements qui donnent de nouvelles couleurs, à la fois plus raides et variées, quasi Scriabiniennes.
Dès la pièce suivante, on est déjà dans le dur de Lachenmann avec Echo Andante (1961–1962) et ce jeu si caractéristique de pédales, de surgissement de sons fantômes, ces échos qui jaillissent, avec des écarts entre les graves et les aigus, les touches enfoncées, dans l’établissement d’un vocabulaire nouveau et surtout de nouvelles possibilités sonores tirées d’un instrument maitrisé. Jonas Olsson fait d’ailleurs preuve d’une belle maîtrise de son instrument, parfaitement contrôlé et très attentif aux nuages sonores qu’il provoque, avec des pédales très sollicitées. Et un long final dans l’attente des dernières résonnances qui pétillent.
Wiegenmusik (1963) touche comme dans Ein Kinderspiel (1980), à la vie intime de Lachenmann, récemment devenu père à l’époque de la composition, avec de très beaux événements sonores (les cris de l’enfant ?), prolongés et renouvelés par l’utilisation des pédales et touches enfoncées jusqu’à l’évanouissement, l’engourdissement de la progéniture et son endormissement sans doute. Au-delà du cadre, c’est évidemment le festival de couleurs, des ces nuages qui s’échappent du piano et qui font le spectacle, tout comme le toucher miraculeux de Jonas Olsson qui va comme pêcher les sons ou du moins les faire jaillir.
Guero (1969) est plus amusant dans sa façon de faire résonner, encore !, autrement le piano (avec en plus une partition très graphique). Comme l’instrument métallique à cran frotté, le piano devient guero (instrument percussif sud-américain) avec Jonas Olsson armé de plectres pour frotter le bord vertical et horizontal des touches (jouer entre les touches, entre les notes) pour utiliser le piano comme caisse de résonnance, jusqu’à frotter, aussi, les cordes à l’intérieur. D’où d’autres vibrations, sèches ou cristallines, qui rivalisent avec d’autres coups de pédales, qui loin de maltraiter le piano l’emmènent ailleurs.
Enfin, on termine cette première partie, avec une pièce faussement pour enfant, Ein Kinderspiel (1980), écrite pour son fils David. Comme pour les variations sur un thème de Schubert, on a presque l’impression d’entendre un fantôme du passé, que ce soit l’Habanera de Carmen dans Hänschem Klein ou la diabolique comptine pour enfants de Suspiria de Dario Argento dans Wolken in eisigen Mondlicht. Mais ce ne sont que des prétextes, des points de départ, un sujet comme en peinture, pour partir dans de l’expressionisme abstrait pur comme les notes frappées (Wolken in eisigen Mondlicht) dans l’extrême aigu, à la fois piquant et vibrant de résonnances. On est là, dans un journal intime, tendre presque (le morceau Akiko dédié à sa fille), que l’on pourrait voir comme des prolongations personnelles des Contes de la mère l’Oye, dans une palette résolument moderne, disons pointilliste. La palette est maitrisée et dédiée à plusieurs saynètes qui sont aussi des cartes de visite colorées de possibilités : les sons d’orgues qui s’échappent dans Filter Schaukel, les graves abyssaux de Glockenturm ou la variétés de nuages cristallins qui crissent et se reflètent dans Shattentanz, le tout sur un rythme martial.

Un courte pause permet de se remettre et de partager enthousiasme et émerveillement avant de plonger dans ce qui est sans doute le sommet, Serynade (1997–98), dédié à son épouse Yukiko Sugirawa (le Y de SerYnade), approximativement 30 minutes dans une composition quasi récapitulative de toutes les possibilités des œuvres précédentes, avec en plus la virtuosité et la rapidité. Touches délicatement enfoncées au doigt, à l’avant-bras, avant, pendant et après les notes jouées, etc. C’est une exécution très intense avec un Jonas Olsson engagé, aussi précis qu’attentif. Ce n’est plus une succession de tableaux mais une fresque intense et animée pour rendre la très belle musique, très physique d’un Lachenmann au sommet de son art. On ne citera pas tous les moments mais les glissandi, les staccati qui sonnent tziganes, les nuages de couleurs variées qui s’échappent, avec des jeux de nuances incroyables, nous offrent une expérience non seulement sonore mais aussi visuelle et, osons le mot, physique, très impressionnante. On est rudoyé aussi certes mais globalement c’est une fantaisie sonore sans précédent.
Enfin, très étonnant, un retour au tonal, au mélodique pour les deux dernières pièces, avec des emprunts à la musique populaire évoquant les joies simples des lieux amoureux avec d’abord le japonisant Berliner Kirschblüten (2016–2017), dans lequel s’invitent, comme un reste, les techniques sonores privilégiées, presque lointaines, comme un arrière fond, avant de virer dans le populaire allemand du début du siècle, le jazz. Tout s’invite, tout se transforme, avec beaucoup d’humour mais, en sourdine, une certaine noirceur, comme un retour vers quelque chose de pas très gai, qui a habité le siècle et qui semble revenir. Et de tout noircir de nuages, de coups de canons lointains qui prennent toute la place… pour finir abruptement.
Idem pour cette Marche fatale (2016–2017), qui ne cache pas son nom et nous fait clairement signe, par sa référence à un autre temps joyeux, aux aurores prometteuses (avec même, il me semble, un clin d’œil à Chopin ( à 2’16 sur l'enregistrement). Prenons garde aux joueurs de flûtes de Hamelin… On connaît la chanson… Et là encore, d’autres nuages gris s’invitent, des coups de semonce, des prémonitions, avec des sortes de ratés dans la machine, dans le piano mécanique qui se désaccorde (avec, hop un air de…Tristan qui passe vers 4’54, toujours sur l'enregistrement) avant une ultime pirouette à la Chaplin… qui finit mal… Ça calme, comme on dit…
« Quant à mes deux plaisirs, heureux de mon âge avancé – « Marche Fatale » et « Berliner Kirschblüten » –, que d'autres les méditent profondément, les raillent ou s'en indignent. Entre-temps, je sors la tête des cases dans lesquelles une impuissance intelligente a tendance à nous enfermer. »
Helmut Lachenmann (entretien avec Jonas Olsson dans le livret du CD)
Pour le moment, on s’en tient au plaisir, immense, et au privilège (décidément…) d’avoir pu entendre ce regard si singulier sur le son et le monde, avec un interprète visiblement aux anges et un public de convaincus par avance mais subjugués par le réel dépassant les attentes et encore tout étonnés d’avoir eu la chance de vivre ce moment unique. Nous nous remémorions d’ailleurs, avec quelques membres, la chance d’avoir entendu, outre cette intégrale Lachenmanm, le String Quartet n°2 de Morton Feldman relativement récemment. Ces moments sont rares, uniques et ô combien précieux. Évidemment, on reste dans l’impression de l’instant, dans le plaisir d’essayer de suivre les nuages sonores dans l’atmosphère de la pièce, dans la joie d’avoir pu aussi voir interpréter ces œuvres avec un Jonas Olsson qui semblait ne pas souffrir du tout, même si quelque souffles lâchés par moment ajoutaient aussi un supplément d’âme au concert.
Pour le reste, et la postérité, il y a ce magnifique CD édité par Thanatosis et d’ailleurs enregistré par Miharu Ogura, qui a aussi signé un magnifique disque de Stockhausen, sur le même label (ainsi qu’un disque de ses propres compositions, tout à fait passionnantes). On sent qu’Olsson et Ogura sont des enthousiastes de la musique de Lachenmann et ont réalisé un superbe disque, qui permet de rendre compte de tous les phénomènes sonores de sa musique. Rien ne remplace le moment magique du concert évidemment mais le rendu est admirable et fait date.

Ajoutons que les notes (en anglais) de pochette, décrivant les pièces et écrites par Paul Griffiths sont passionnantes et incluent même une interview de Lachenmann par Olsson… en allemand seulement. C’est le seul bémol.
Reste à espérer, il le faut !, une nouvelle date (plus propice ?) pour donner une chance d’entendre et de réentendre cette musique étonnante, dans ce format immersif d’intégrale, avec cette équipe engagée dans la découverte des horizons sonores. Dans le cas contraire, on se consolera avec les prochaines sorties de Thanatosis, qui, on le sait, on en fait le pari, seront aussi étonnantes.
« À quel genre d'auditeurs est-ce que je pense quand je compose ? Donald Trump ou mon conseiller fiscal ? Je ne sais même pas quel genre de perception a un « destinataire ». Mais je fais toujours la distinction entre « auditeurs » et « auditeurs ». Parce qu'en gros, n'importe qui peut écouter s'il existe un langage commun. Ce ne sont que les caractéristiques de la voix – qu'une personne soit rauque ou parle en fausset, qu'elle chuchote ou crie – qui font de l'autre personne un auditeur, même si tout ce qui compte pour elle, c'est d'obtenir la bonne réponse à sa question sur l'heure.
Dans la vie culturelle quotidienne, les mélomanes sont souvent de simples « auditeurs » plus ou moins attentifs. Ils assistent à un récital de piano avec András Schiff, connaissant déjà le programme et l'attendant avec impatience, savourant leur propre appréciation des Variations Goldberg et, plus encore, du concerto de Bach. Pourquoi pas ? Mais ce n'est que lorsque le tabouret du piano grince bruyamment qu'ils commencent à écouter. Il m'arrive de suggérer à un mélomane insatisfait – car il est déconcerté, intimidé, voire horrifié – qu'au lieu de s'agacer ou de s'ennuyer devant une musique inconnue, il devrait simplement observer attentivement ce qui se passe acoustiquement et, grâce à cette perception, peut-être se redécouvrir. Je ne sais pas non plus si un coucher de soleil, un orage ou un tremblement de terre exigent une « compréhension intellectuelle ». Qui en est capable ? Je considère simplement ces phénomènes comme des exercices de mystification intimidants. Chaque auditeur apporte à l'expérience musicale sa propre structure perceptive, souvent largement préexistante – ses antennes. Ces antennes, à l'écoute, sont parfois plus en éveil que véritablement « stimulées », lorsqu'elles se confrontent à la structure d'une œuvre. Il peut s'agir de retrouvailles émouvantes, ou, si cela n'est pas perçu comme perturbant, du moins d'une invitation parfois irritante à élargir ses horizons esthétiques, voire à les fortifier davantage. L'écoute peut – et devrait – être ainsi, même avec une musique en apparence familière, avec Haydn, Mozart, Schubert, devenir une aventure qui vivifie l'esprit et nous rappelle nos capacités intellectuelles. »
Helmut Lachenmann (entretien avec Jonas Olsson dans le livret du CD)
Helmut Lachenmann Complete piano works est sorti chez Thanatosis le 28 novembre 2025 et peut être écouté et acheté sur la page bandcamp du label.
[1] Un enregistrement de 1991 par Roland Keller chez Col Legno ne comprend évidemment pas les deux dernières compositions.
[2] Nous nous sommes régulièrement battus pour avoir les places du premier rang au festival Edition spécial Eliane Radigue. Cela crée une proximité…

L’excellent label suédois Thanatosis propose pour la sortie numérique et CD de l’intégrale des œuvres pour piano de Helmut Lachenmann (1935) un récital de Jonas Olsson. Et c’est un marathon pour une plongée chronologique dans l’œuvre du chef de file de l’école Klang Komposition. Au programme : virtuosité, jeux d’écritures, relectures décalées d’œuvres du passé mais surtout un festival de résonances avec un ensemble de techniques pianistiques dégageant les couleurs particulières mises en valeur par Lachenmann, aussi impressionnantes à entendre qu’à voir interpréter.