Marlis Petersen est si touche-à-tout, dans son répertoire qui s’étend du baroque à la création, de l’opéra au crossover en passant par le Lied, qu’on peine parfois à suivre ou à saisir son identité musicale, pour le moins fluide. Le besoin de concevoir les programmes de concerts et surtout de disques selon une identité qui ressortit d’abord à la personnalité de l’artiste (plutôt qu’à la relation interprétative, d’ordre plus artisanale, entre le musicien et le texte) est un fait pesant de l’époque contre lequel on ne peut rien, ou peu. L’oeuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique a accouché, comme prévu, de cet objet fétiche étrange, l’album, parasitant, complexifiant les rencontres entre les oeuvres et les oreilles. Le constater comme mouvement inexorable de la culture industrielle implique, du même coup, de ne plus juger les interprètes classiques à l’aune de cette pratique, qui leur est souvent imposée, dont on peut certes penser qu’elle leur ouvre des champs nouveaux, voire qu’elle peut être un facteur désinhibant, créatif au meilleur sens du terme. Et que peut-on répondre à celui qu’il est impossible d’enregistrer, et à plus forte raison d’espérer trouver un public pour des Lieder de Hans Sommer et certains des plus rares de Schubert et Schumann, sans un concept unificateur de l’objet commercialisé, si possible composant un récit, ou un appel attirant à la réflexion philosophico-littéraire ? C’est donc ce que fait Dimensionen Welt, avec ses quatre parties (reprises ci-dessus dans la présentation du programme).
Sur le plan strictement musical, et encore plus au concert, le résultat ne manque certainement pas d’intérêt, en ce qu’il permet d’atteindre deux objectifs qui auraient sinon paru à beaucoup rébarbatifs : d’une part, faire entendre des pages rares, et d’autre part, donner un aperçu inattendu (par la quasi-absence, aussi, de “grands” lieder) de l’homogénéité du genre au travers les âges. Dans ce pot-pourri, la seule incursion immédiatement perceptible dans un imaginaire différent, moins pour une question de langage que de style à proprement parler, est le Los des Menschen du Suédois Sigurd von Koch, dont la distance à l’égard du texte, si elle trahit sans doute aussi l’influence de Wolf, montre l’éloignement vis-à-vis d’un univers germanique où le verbe et la musique entretenaient un commerce comme autosuffisant. D’autant plus que, à l’instar du Chant de la Terre, la distanciation est ici au moins triple, musicale, linguistique et culturelle, le texte original étant traduit en suédois depuis l’adaptation allemande (par Hans Bethge) d’un texte attribué à Confucius. Le lied, chanté en allemand ici, n’en est pas moins fascinant, à l’image du petit cycle dont il est issu (Les Cygnes sauvages), à l’écriture relativement fruste, mais dont l’accent et l’expression paraissent d’une grande force.
A peu près jamais enregistrés ni programmés, les lieder de Sommer font très belle impression et ne dépareille nullement dans un programme où, il est vrai, ils tiennent seuls la partie du postromantisme crépusculaire, sophistiqué et habilement sucré, sans avoir à souffrir d’une concurrence de Wolf ou Strauss qui les rendraient moins marquants. On retient surtout des trois choisis le superbe climat de romance de Herbstabend, que Petersen évite de surinvestir d’un legato vibré trop sentimental. Sa manière de conserver d’ailleurs une forte cohérence dans le dosage stylistique, avec une ligne franche aux dynamiques simples, un timbre homogène et une diction claire sans affectation, est d’un grand intérêt pour démontrer l’unité, le fond culturel et l’horizon poétique communs de ces lieder classiques, romantiques et post-romantiques. La contrepartie de cette unification est une forme de neutralité de caractère, observation certes valable pour bien des grandes voix, y compris féminines du passé. Mais il est probable qu’une telle impersonnalité de surface définisse le profil général du chant de Petersen, qui se défend d’abord par son impressionnante technique, impossible à prendre en défaut dans ce programme, et très au-delà pour ce que l’on en sait. Cela va bien sûr plus loin que la perfection d’intonation, qui n’est déjà pas si évidente dans un répertoire mettant si à nu. Les attaques de chacun des Sonne, du sinkst de An die untergehende Sonne se saisissent de la note avec une force tranquille qui rend le silence précédent plus fort. Ce lied, un des rares – et relatifs – classiques du programme, est une de ses grandes réussites par sa relative distance d’expression, qui entre en résonance avec le trait sépulcral des refrains. Cette même perfection un peu glacée convient moins aux lieder de Brahms proposés, en particulier s’agissant de l’autre lied célèbre de la soirée (Feldeinsamkeit), un soupçon éthéré quoique factuellement irréprochable. Ce legato si facile et économe serait-il presque trop doux ? Ou est-ce la texture vocale un peu neutre, du moins claire, peut-être dénuée du léger voile dramatique propre aux grandes brahmsiennes ?
L’autorité de Petersen se révèle donc à double tranchant dans un programme aussi singulier et personnel, où la démonstration des moyens ne suffit pas toujours. Mais cette luminosité qui peut paraître un peu lisse dans Brahms a quelque chose de plus juste et troublant dans Schumann. Himmel und Erde est une entrée en matière quelque peu déconcertante par son caractère in medias re. La grande sûreté vocale s’y révèle précieuse pour en aborder l’élan avec toute l’intensité nécessaire, dès la première phrase, et sans que l’intonation ne soit menacée. Les phrasés plus hésitants ou déstabilisés de l'intérieur semblent convenir naturellement à ce chant qui simplifie et éclaire, et à l’autre bout de la soirée, le superbe Mondnacht, d’une extrême concentration, le confirme définitivement. On est ravi d’entendre le rare Des Sennen Abschied, mais pianistiquement, on l’attend un peu plus piquant et émouvant à la fois. Le piano de Lademann n’est cependant pas souvent pris en défaut. En fait, presque trop peu, en ce sens qu’il fait partie de ces accompagnateurs de lied très propres, basant l’essentiel de leurs contributions sur la chance de bénéficier d’une pâte sonore naturellement flatteuse. Lademann a une bonne main, comme Deutsch, Martineau ou Schneider, qui assure la plupart du temps une sonorité assez ronde et chaleureuse, et une clarté harmonique tout à fait satisfaisante. Il est en ceci, comme eux, préférable à un Huber, lequel, par coïncidence ou non, compense un piano ingrat par davantage d’implication et de caractère. C’est un constat général qui souffre bien des exceptions. Cette stabilité constante, cette sobriété et surtout cette concentration d’écoute, avec une pédale toujours habile qui tire profit de l’acoustique idéale de la Boulez Saal, demeurent très appréciables en bien des moments du programme, par exemple dans le contrôle du Sehnsucht de Schumann, ou la profondeur naturelle des Die Mutter Erde et surtout Am See de Schubert, ou encore dans l’inhabituelle version pianistique de Stehe Still. Lademann ne bouscule jamais sa partenaire rythmiquement, mais la contrepartie en est parfois une certaine absence de répondant mélodique et d’accentuation, appuyant le profil peu accidenté de sa partenaire.
Néanmoins ce piano à la carrure tranquille convient bien à la mise en valeur d’une des raretés les plus précieuses du programme, l’austère Abendlied unterm gestirnten Himmel de Beethoven, ultime contribution au genre de son auteur, méritant d’être défendue malgré et dans son ingratitude : et où cette fois le caractère magistral presque professoral du duo donne sa pleine mesure. On en vient à souhaiter d'entendre davantage de lied classique, cette fois au sens de la période, par ces musiciens chez qui un sens élégant de la mesure, qui donne en quelque sorte de l'ampleur à la réserve. L'unique Mozart programmé (Sehnsucht nach dem Frühling) allait aussi en ce sens, tout comme le majestueux Abendempfindung donné en rappel. Il semble que le choix de jouer le programme de leur disque plutôt que celui initialement prévu (une schubertiade entrant dans le cadre de l’intégrale planifiée par la Pierre-Boulez Saal) ait été contraint par un douloureux épisode privé. Qu’il s’agisse en tout cas de ce Dimensionen Welt, d'une incursion dans la trop rare première école Vienne, ou simplement d’une schubertiade, on retrouvera volontiers ces deux-là, espérons-le à Paris où la programmation de Lied est si pauvre.