Programme

Luciano Berio (1925–2003) :

Sequenza X, pour trompette
Concerto pour deux pianos et orchestre
-
Sequenza VIIb pour saxophone soprano
Sinfonia pour orchestre et huit voix amplifiées.

Clément Saunier, trompette
Hideki Nagano et Julien Blanc, piano
Rui Ozawa, saxophone
Synergy Vocals

Orchestre du Conservatoire de Paris
Ensemble Intercontemporain

Direction : Matthias Pintscher

Paris, Cité de la Musique, 12 novembre 2019

Les concerts monographiques à l'EIC ne sont pas légion. L'Ensemble Intercontemporain fête ce soir l'une des grandes figures de l'avant-garde post-sérielle, Luciano Berio, dans un programme où deux des Sequenze pour instruments solistes du compositeur italien coudoient deux pièces orchestrales, dont la mythique Sinfonia.

Comme c'est le cas au moins une fois par saison, l'Orchestre du Conservatoire de Paris est venu grossir les rangs de l'Ensemble Intercontemporain sur le plateau de la Cité de la Musique. Voilà une belle promotion pour ces jeunes instrumentistes encore étudiants, à qui les musiciens de l'Ensemble ont laissé le devant de la scène, la jeune Rachel Buquet occupant la place du violon solo tandis que la saxophoniste Rui Ozawa, étudiante elle aussi, est seule en scène, au début de la seconde partie, pour interpréter la Sequenza VIIb. C'est Clément Saunier qui débute la soirée avec la redoutable Sequenza X pour trompette en ut et résonance de piano (1984), « la plus ambitieuse de toutes les Sequenze », faisait remarquer le compositeur. « Dans mes Sequenze », nous dit-il encore – elles sont au nombre de quatorze, toutes écrites pour un instrument solo – « j’ai essayé de commenter le rapport entre le virtuose et son instrument et j’ai souvent exploré certains aspects techniques spécifiques afin de défier la notion conventionnelle de l’instrument ».

Le trompettiste, face au public, va également jouer dans les cordes d'un piano placé à côté de lui, dont un « assistant » actionne la pédale de résonance. Berio mentionne la présence d'une légère amplification (un micro est placé ce soir sous la table du piano) pour mettre en valeur l'effet de résonance par sympathie et donner à entendre dans la salle la richesse du spectre obtenu. La virtuosité déployée est hallucinante, l'écriture, centrée autour d'une note axiale, étirant toujours davantage les registres en empruntant aux diverses techniques des musiques improvisées. L'agilité autant que la puissance du jeu de Clément Saunier sont phénoménales, le trompettiste décuplant son énergie pour projeter le son dans les cordes du piano. Ainsi mise en valeur, la pièce se révèle être une des plus belles explorations spectrales jamais envisagées sur un instrument monodique.

Face à face, les deux instruments solistes sont installés à cour et à jardin dans le Concerto pour deux pianos et orchestre (1972–1973) qui compte un troisième piano, placé en fond de scène. Berio n’entend pas écrire un concerto dans la tradition du genre qui, selon lui, ne fait plus sens au 20ème siècle. Ainsi définit-il de nouvelles relations concertantes, en ménageant des solos – flûte, violon, clarinette et troisième piano – au sein même du tutti.

Les vents vont par trois, avec deux saxophones, alto et ténor, en sus, des instruments dont Berio apprécie beaucoup la couleur : voilà une dimension importante dans cette pièce d'un seul tenant, qui débute par une longue « cadence » des deux pianos : du calme à l'agitation, bientôt amplifiée par les sonorités de l'orchestre dont le compositeur se plait à renverser les hiérarchies. Au sein d'une écriture foisonnante, où l'écoute tend à se perdre, Berio favorise l'hétérogénéité des matériaux, la surimpression, le brouillage volontaire, dans une recherche constante de surprises et d'alliages inouïs ; confiant cependant aux solistes – Hideki Nagano et Julien Blanc, jeune pianiste remarqué au Concours de Piano d'Orléans –  le soin de ramener une certaine stabilité et continuité du discours. C'est d'ailleurs eux qui terminent le concerto, dans la fluidité et l'aura poétique du début.

Rui Ozawa

Étrangement, Berio n'a pas écrit de Sequenza pour saxophone, mais a réalisé pour l'instrument deux transcriptions ; l'une pour saxophone alto, tirée de la Sequenza IX pour clarinette, l'autre, entendue ce soir, pour saxophone soprano, issue de la Sequenza VII pour hautbois, sur la suggestion de Claude Delangle qui l'enregistre en 1993. Comme pour la Sequenza pour trompette, Berio élabore l'écriture autour d'une note axiale, un si dans le médium aigu enregistré, qui résonne durant toute la pièce : jeu de registres, sons multiphoniques, flatterzunge (roulements de langue), semi-slap (claquement de langue contre l'anche) sont ici convoqués pour modeler la couleur, modifier le grain et chercher une certaine rugosité du son, autant de techniques qui magnifient les capacités de l'instrument tout en conférant une part de théâtralité. On est sidéré par l'aisance, la maîtrise du son et l'élégance du geste de la jeune Rui Ozawa, formée il est vrai, à bonne école, auprès du maître Delangle.

L'orchestre est pléthorique dans Sinfonia (1968–1969), bois par trois, cuivres par quatre, deux harpes, clavecin et orgue électrique. De manière très étrange, un groupe de huit cordes (est-il vraiment efficace?) est placé à jardin, derrière les vents. Micros en main, l'ensemble britannique Synergy vocals est assis en demi-cercle devant le chef. S'immerger dans un tel maelström sonore est un véritable défi pour nos jeunes musiciens, dûment encadrés par leurs aînés et dirigés de main de maître par Matthias Pintscher.

C'est la connexion subtile entre couleurs instrumentales et voix chantées qui fascine dans un premier mouvement où les voix parlées, quant à elles, manquent, à notre goût, d'un certain relief. Un meilleur équilibre s'instaure dans le deuxième mouvement, page très émouvante écrite par Berio à la mémoire de Martin Luther King (assassiné en avril 1968) dont les phonèmes du nom colorent l'aura résonnante des voix. Le troisième mouvement est enchaîné sans pause, comme les deux derniers d'ailleurs. Il est pris à vive allure par Matthias Pintscher qui souligne la virtuosité du « montage » : quelques cinquante citations, de Bach à Berio forgeant la texture polymorphe de cette page étonnante ; l'effervescence vocale et instrumentale qui s'instaure finit par occulter le fil rouge du mouvement, le thème mahlérien du scherzo de sa Symphonie n°2, qui n'en poursuit pas moins son cours souterrain. Le quatrième mouvement est saisissant, par l'étrangeté des images sonores qu'y projettent orchestre et voix, dans un bel équilibre des deux instances. Le cinquième mouvement, rajouté par Berio en 1969, relève également de la technique du montage, Berio jouant avec l'hétérogénéité des matériaux utilisés dans les parties précédentes. Sous le geste énergique du chef, dominent, dans cet espace foisonnant, les accentuations musclées (celle du second mouvement) où s'hybrident et fusionnent piano, cuivres, voix et caisse claire en sus, dans une alchimie des timbres propre à Berio, dont bon nombre de compositeurs feront par la suite leur miel.

Matthias Pintscher – Sinergy Vocals
Michèle Tosi
Après une Agrégation de musicologie à l'Université de Paris IV, Michèle Tosi poursuit ses études au Conservatoire National de Musique de Paris (Prix d'Analyse dans la classe de Claude Ballif) et dans la voie de la recherche (Maîtrise, DEA et Doctorat d'Université consacré à l'œuvre de Claude Ballif). Outre de nombreux articles sur la musique d'aujourd'hui, elle publie un ouvrage sur la Métatonalité aux Editions Durand (1992) et une monographie sur Claude Ballif chez P.O. Editions (1996). Elle est actuellement professeur d'Analyse et de Culture Musicale dans les Conservatoires du Xème et du XXème arrondissements et au CRR de Paris dans le cadre du département de Création musicale ; rédactrice du journal internet Resmusica, elle mène également une activité de journaliste dans l'univers de la musique contemporaine.

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