La première partie du concert, entièrement dédiée à Béla Bartók, rappelle évidemment de quel pays vient Iván Fischer, chez lui dans ce répertoire dont le programme extrait deux œuvres qui façonnent une image du compositeur hongrois, d’une part celle de l’ethnomusicologue qu’il fut dans sa collation de toutes les musiques populaires possibles, à commencer par celles de son pays, mais aussi de tous les Balkans. C’est dans cette recherche à la fois identitaire et musicologique que prennent place ces Chansons populaires hongroises Sz 100, en ouverture du concert donné au Festspielhaus de Baden-Baden le 31 mars dernier dans le cadre du Festival de Pâques de Baden-Baden.
Iván Fischer est un musicien qui garde une modestie marquée, aussi bien au niveau médiatique qu’au niveau musical. « Rien de trop » (le Μηδὲν ἄγαν delphique des grecs) pourrait être le motto de ce chef justement apollinien, qui fait entendre la musique sans jamais donner dans le sensationnel ou le démonstratif, ce qui pourrait quelquefois laisser croire en un manque d’énergie, voire une certaine platitude.
Il n’en est rien et le concert donné à Baden-Baden en est une preuve supplémentaire.
De ces chants populaires hongrois, Fischer propose une vision jamais contrastée, toujours élégante, et d’une rare transparence, grâce à la fabuleuse symphonie de couleurs de l’orchestre et grâce à ses bois exceptionnels emportés par des Ottensamer ou des Pahud. C’est qu’il est inutile d’en rajouter en « signification ». Ces courtes pièces mettent en valeur les qualités d’orchestration de Bartók, sans jamais surjouer une sorte de vision « brute » du chant paysan avec sa rudesse, même dans les parties plus « dansées ». C’est à la fois poétique, élégiaque, quelquefois aussi plus tendu (dernière partie) et profondément ressenti.
Le concerto pour violon n°1 Sz.36 n’a été créé qu’en 1958 par Paul Sacher à Bâle, cette création posthume de la pièce est due à ce que ni Bartók qui en a réutilisé des moments dans d’autres pièces, ni Stefi Geyer à qui il est dédié et pour qui il avait été composé n’en ont jamais révélé l’existence durant leur vie. C’est pendant la courte idylle de la violoniste virtuose et du compositeur et pour la célébrer (utilisation du fameux accord de Tristan) qu’il a été composé, mais leur relation s’interrompt en 1908, peu après la composition du concert. La violoniste norvégienne Vilde Frang en donne une interprétation d’une rare délicatesse, techniquement impeccable, très articulée souvent frémissante. La mélodie initiale de l’Andante sostenuto, sorte de mélodie sans fin marque une grande sensibilité où l’orchestre laisse la soliste mener le tempo et où il est un écrin particulièrement délicat, mais toujours en arrière-plan. Lui donne la réplique la clarinette d’Andreas Ottensamer et l’orchestre presque en sourdine, offrant une vision à la fois apaisée et élégiaque, d’un raffinement inouï et d’une clarté sans pareille. Un autre orchestre est-il capable de produire des sons d’une telle précision, d’une telle chaleur, et d’offrir une telle palette de couleurs ?
Le début de l’allegro étourdissant de virtuosité et le jeu avec l’orchestre ne sont pas sans rappeler certaines phrases de Tristan und Isolde, expressément citées et qui semble sanctionner le sentiment nostalgique de l’échec contenu dans la relation de Bartók à Stefi Geyer, la gaieté apparente de ces moments accompagnées par l’orchestre, renvoie même à cette musique populaire (les flûtes en fin de mouvement) tant célébrée par Bartók. Il reste que cette joie reste empreinte de mélancolie, on l’entend quelquefois à l’orchestre complètement en phase, qui accompagne le soliste avec attention, cherchant toujours une sorte d’osmose de couleur et de volume : l’entente avec le chef est visible, c’est ce qui s‘appelle faire de la musique ensemble.
Le miracle musical c’est peut-être dans la seconde partie du concert qu’il a eu lieu, avec une exécution étonnante des très fameuses musiques de scène de Ein Sommernachtstraum de Mendelssohn, dans un choix composé par Iván Fischer.
Ce n’est pas sans émotion que j’écoute cette œuvre, qui était la première partie du dernier concert de Claudio Abbado avec les Berliner, un des plus grands concerts de ma vie de mélomane, il y a exactement cinq ans.
Il ne s’agit pas de comparer, mais d’évoquer ce concert qui a lui aussi montré, sur une autre composition d’extraits, l’extraordinaire virtuosité des Berliner et leur capacité à rendre une couleur et une ambiance, à susciter l’émotion, voire la stupéfaction, même dans une oeuvre qu'ils ont exécutée des dizaines de fois avec tout autant de chefs différents.
Iván Fischer une fois encore ne surjoue jamais, et sait donner à la musique sa consistance et son esprit romantique par un jeu de contrastes qui ne sont pas accusés et garde une vraie fluidité (les dernières mesures de l’ouverture). Cette fluidité, cette légèreté suspendue vont être ce qui rend cette interprétation exceptionnelle, par sa retenue, par son équilibre.
Les moments chantés sont les plus surprenants parce que Fischer, comme dans sa Symphonie n°IX de Beethoven, fait descendre le chœur du podium. Dans sa Neuvième c’était parmi les spectateurs, dans le Songe d’une nuit d’été, c’est dans l’orchestre où il est d’abord invisible que le chœur de femmes magnifique du Philharmonia Chor de Vienne se lève et prend par surprise l’auditeur proposant un son où orchestre et chœur ne se superposent pas mais se mêlent savamment en un effet d’une indicible émotion, les solistes Mari Eriksmoen et Ingeborg Gillebo sont elles aussi douées, dans leurs brèves interventions d’une faculté d’émotion et d'engagement remarquables, par leur absence d’effet et leur recherche de la fusion musicale (étrangement, toutes les solistes du concert sont norvégiennes…).
Notons aussi le notturno au cor sublime de David Cooper, un des moments qui étreint l’âme par sa simplicité et son dépouillement.
Plus rarement donnée et succédant à la fameuse marche nuptiale en un contraste saisissant qui fait choc, la marche funèbre très brève qui suit, repose avant tout sur la clarinette (Andreas Ottensamer), aux limites de la tonalité, incroyablement virtuose, avec ses trilles et son amertume sarcastique : un des moments à la fois inoubliables et surprenants de cette soirée.
Cette interprétation par sa fluidité, par son engagement, par sa virtuosité et par l’ambiance qu’elle a su dessiner, qui allie pastel et forte coloration, qui allie pointes d’énergie et mélancolie, et dépouillement, laisse le spectateur en suspens et dans une émotion indicible. Quarante-cinq minutes de pure musique, miracle de poésie et d’absolu : Ein Sommernachtstraum devenu pour l'occasion ein Frühlingnachtstraum ((Songe d'une nuit de printemps)).
Cet article m'a éclairé sur Ivan Fischer juste après avoir assisté à un de ses concerts dans ce même Festspielhaus de Baden-Baden, mais avec le Budapest Festival Orchestra, et Andras Schiff dans le 1er concerto de Beethoven.
Assisté…le mot est bien faible : vécu intensément …
Concert extraordinaire, et concerto absolument prodigieux.
J'attends de trouver une critique de ce concert.
Merci pour votre travail, que je consulte parfois.