Programme

Tchaikovsky, Symphonie n°1 en sol mineur, op. 13
Rachmaninov, Kolokola (Les Cloches), op. 35

Evelina Dobračeva, soprano
Sergueï Radchenko, ténor
Dimitry Ivashchenko, basse

Orchestra e Coro dell'Accademia Nazionale di Santa Cecilia
Stanislav Kochanovsky, direction

Rome, Auditorium Parco della Musica, le 30 novembre 2017

Cette série de trois concerts à Santa Cecilia, rare occasion d’entendre le chef d’oeuvre qu’est Les Cloches, devait être dirigée par Semyon Bychkov. Lequel, suite à une blessure à l’épaule, déclarait forfait comme la semaine précédente à Radio-France pour les Danses Symphoniques. L’idée plaisante de comparer ses Rachmaninov avec le National de France et le “Nazionale” d’Italie à quelques jours d’intervalle n’a donc pu se concrétiser. Cette soirée plaisante aura en revanche permis de faire connaissance avec une étoile montante de la direction d’orchestre russe, dont le talent saute assez aux yeux.

 

Stanislav Kochanovsky, Pétersbourgeois de 36 ans formé au Conservatoire Rimski-Korsakov, voit sa carrière s’accélérer depuis peu, avec des invitations à l’Opéra de Zurich, à Verbier (Onéguine), au Mariinsky et avec le National de Russie, qu’il dirigera notamment juste avant Noël à Moscou avec Pletnev en soliste – cela ressemble beaucoup à un adoubement. Plus qu’aux monstres sacrés de cette génération russe ou de la précédente, sa direction évoque beaucoup celle d’un poids lourd plus proche de la sienne : Vladimir Jurowski (qui dirigeait justement le RNO dans Les Cloches l’an passé). Son minimalisme gestuel, frappant chez un chef aussi jeune et dirigeant le répertoire romantique tardif, sa volonté parfois un peu marquée de ne pas se laisser conduire par l’orchestre, de faire obstacle à un flux trop confortable, celle de dessiner un trait désépaissi et à l’occasion anguleux, de ne pas faire de la musique imagée et de refuser toute complaisance : voilà bien des traits communs avec le nouveau directeur du RSO Berlin.

Il a fait ses débuts avec Santa Cecilia il y a trois ans, avec un remarquable Shéhérazade dont la trace filmée est restée disponible, et c’est donc logiquement que l’orchestre a refait appel à lui pour reprendre au pied levé un programme peu évident. La 1ère de Tchaikovsky a certes quelques atours plus propres à charmer un auditoire que les deux symphonies suivantes, mal aimées. Elle pose néanmoins des problèmes d’arbitrage stylistique et, en quelque sorte, spirituel. Le premier mouvement, en particulier, oscille de façon troublante entre un ton occidental et un accent national, ce dernier n’ayant pas encore été passé au tamis d’abstraction de Tchaikovsky de maturité. Quand ce n’est pas le trait quasi-folklorique qui est mis en avant ici, la musique, dans son caractère à la fois élégiaque et pastoral, prend un tour étonnamment sibélien (on a pu dire que le jeune Sibelius ressemblait à Tchaikovsky : c’est vrai, mais au jeune Tchaikovsky !). Kochanovsky se situe assez nettement dans cette perspective plutôt raffinée, et peu extérieure. Sa direction vise à la douceur du jeu d’orchestre, et joue intelligemment de l’acoustique naturellement “décontractée” du Parco della Musica. Celui-ci, par ses vastes proportions et la forme de son plafond, laisse respirer les timbres et rend toutes les dynamiques confortables, mais par rapport à d’autres salles de dimensions comparables (Paris, Berlin), manque un peu de précision. Le temps de réverbération et le volume acoustique sont théoriquement les mêmes qu’à la Grande Salle Pierre Boulez, mais paraissent supérieurs, et légèrement excessifs.

Peut-être cet aspect gomme-t-il la véritable implication dynamique de l’orchestre ici ou dans le finale. Il n’empêche que la conception d’ensemble séduit par sa retenue, son refus de toute trivialité. Le discours est mené dans une cohérence serrée et un tempo toujours allant et évitant les emballements martiaux comme les alanguissements inutiles, avec l’appui d’un orchestre concentré et équilibré, avec une petite harmonie élégante. Seul le second des trois thèmes (dont la prégnance est modeste dans cette construction) manque un peu de plénitude. Ce n’est pas le cas du mouvement lent, remarquable de naturel et d’expressivité sans pour autant être étiré plus que de raison. Le hautbois de Paolo Pollastri livre une prestation de classe, digne de ses tous meilleurs collègues internationaux, et le quintette séduit par sa faculté de produire de l’intensité dans une dynamique toujours mesurée, l’accent étant mis sur la discipline et l’intonation, remarquables. Le scherzo bénéficie lui aussi de ces vertus de sobriété, de précision et de maîtrise des textures, même si le trio manque sans doute de spontanéité passionnée. L’introduction du finale pâtit, elle, d’une certaine gentillesse, et d’un défaut d’immédiateté de climat : c’est joliment fait et de peu de noirceur. La suite, enthousiaste sans vulgarité, fonctionne mieux. Les cuivres et percussions sont maintenus dans un fondu sonore appréciable, et la direction évite toute lourdeur rythmique, notamment dans la conduite des syncopations du thème principal. La coda offre intelligemment le panache qui avait été pour partie refusé au reste de la symphonie.

Les Cloches (texte composé à Rome sur le bureau qui fut celui de Tchaikovsky) ne sont sans doute pas si rares au concert par manque d’attrait pour les musiciens et pour le public. La difficulté de réunir un plateau soliste et choral au niveau technique et linguistique, et l’exigence générale d’une exécution propre et équilibrée sont des explications plus évidentes. Je n’avais eu qu’une occasion de rencontrer l’oeuvre en salle au jour de ce concert, en 2010 au TCE, avec l’ONF et le Choeur de Radio-France dirigés de manière très convaincante par Gianandrea Noseda. Le tour de force de ce concert unique avait été la préparation du choeur (par Michael Gläser) : le résultat était précis, intense sans agressivité sonore, une adaptation experte à l’acoustique délicate du lieu, et un travail circonstancié sur la prononciation, ainsi que sur les passages bouches fermées. Si le choeur de Sainte Cécile est sans doute une formation de qualité, on doute que le travail ait été poussé aussi loin cette fois, alors même qu’il s’agissait d’une série de trois concerts – à sa décharge et celle de Kochanovsky, précisons que c’était là le premier. L’exécution est régulièrement entachée de difficultés d’équilibre avec le choeur, le plus souvent dans les mouvements impairs. La violence générale du III le rend plus acceptable, encore qu’une telle saturation dynamique était sans doute évitable dans cette acoustique. Mais le problème semble aussi tenir à l’utilisation de l’immense scène de l’auditorium, qui accueille choeur et orchestre groupés dans un même espace : ce qui peut fonctionner dans une bonne boîte à chaussures, ou dans un théâtre circulaire, mais semble ici créer de la confusion. Quoi qu’il en soit, les qualités de l’interprétation, bien réelles, sont à chercher ailleurs que dans les grandes fresques et explosions chorales, imparfaitement intelligibles. C’est surtout frustrant dans le mouvement initial, à la sonorité trop émaciée pour son climat naturel. Dommage, car Sergueï Radchenko y fait une impression favorable, réussissant la si caractéristique et émouvante relance sur “Entendez les traîneaux et les cloches d’argent…”

Evelina Dobračeva s’acquitte aussi bien de ses cloches d’or, quoi qu’avec un soupçon de froideur. C’est ici l’orchestre et la direction qui brillent, hautbois et cor anglais au premier chef, et la direction ductile de Kochanovsky qui parvient à créer de l’impulsion rythmique en préservant la souplesse de balancier du mouvement. Dimitry Ivashchenko est peut-être une basse insuffisamment profonde pour les cloches de fer, mais sa force de conviction et l’intelligence d’usage de son timbre emportent l’adhésion et suscitent l’émotion, dans l’écrin de timbres doux-amers parfaitement calibré par Kochanovsky – idéale introduction. Les dernières pages sont comme il se doit d’une beauté poignante et cruelle, et superbement mises en valeur par tous les protagonistes, de l’angoissante glaciation en ut dièse mineur à la soudaine épiphanie orchestrale dans son relatif de bémol (le parcours des 24 préludes du compositeur), jouée avec une remarquable concentration par les cordes de Santa Cecilia. Une apothéose presque exagérée pour un concert qui, sans être mémorable, suffisait à démontrer les promesses de son principal artisan. Au passage, on a aussi redécouvert un orchestre que l’on ne connaissait qu’en tournée, ronflant avec une sonore et presque américaine assurance sous la baguette technique et généralement peu subtile de son directeur Antonio Pappano. Il était bon de le voir produire quelque chose de plus raffiné.

 

Avatar photo
Théo Bélaud
Né en 1984 dans le Pas-de-Calais, Théo Bélaud fait ses études de philosophie à Lille, et débute dans la critique musicale en 2007. Collaborateur à Classiqueinfo ou Actu-philosophia, il étudie notamment l’œuvre de Charles Rosen, dont il a traduit et présenté Musique et sentiment & autres essais (Contrechamps, 2020).
Crédits photo : © M. Borggreve (Portrait S. Kochanovsky) 
Photos du concert du 30 novembre Accademia Nazionale di Santa Cecilia
Article précédentPar le fer et par le feu
Article suivantTempête sous un crâne

Autres articles

LAISSER UN COMMENTAIRE

S'il vous plaît entrez votre commentaire !
S'il vous plaît entrez votre nom ici