Le quatuor français est passé par tous les états au cours de cette semaine donnant à entendre trois de ses représentants les plus en vue. Deux qui sont installés depuis plus d’une décennie au sommet de la hiérarchie nationale, et un qui s’y est hissé à toute vitesse au cours des deux dernières années. Les Modigliani, Ebène et Arod ont en commun ce bagage technique individuel et collectif qui les a sorti du lot face à une concurrence mondiale de plus en plus exigeante – du moins, sur un plan strictement matériel de la qualité technique. Pour autant, il n’est pas certain que leurs trajectoires et mérites respectifs apparaissent, avec le recul, aussi similaires. Les deux premiers nommés font partie des nombreuses grandes formations contraintes de gérer un départ au zénith de leur carrière, celui du fantastique premier violon Philippe Bernhard pour les Modigliani, celui de l’altiste fondateur Mathieu Herzog pour les Ebène. De façons sans doute dissemblables mais à divers degrés dommageables, ces départs se font sentir. Celui de Bernhard était probablement impossible à vraiment compenser. On dira que c’est le cas pour tout primarius et c’est assez vrai. Mais aussi excellent instrumentiste soit Amaury Coeytaux, ancien supersoliste du Philharmonique de Radio-France, l’ombre de la personnalité aussi élégante que fougueuse de son prédécesseur se révèle écrasante. Le quintette en sol mineur de Mozart figurait déjà au répertoire des Modigliani ces dernières années, et la comparaison est cruelle : non seulement la première voix de l’ensemble a perdu en éloquence (l’introduction du finale, lisse et scolaire…) et en force de conduite (le premier mouvement coule avec indifférence), mais l’étiolement paraît général. La force de ce quatuor était de proposer, un peu à la façon des plus grands Emerson, une rare fusion discursive de quatre voix à l’engagement puissamment individuel, d’éviter un style échevelé et de concentrer toute l’énergie du jeu à produire une pâte symphonique, sans rien céder à la clarté formelle. De cela, il ne reste guère qu’une appréciable précision d’intonation et un bon équilibre polyphonique. L’intensité romantique a baissé, et pire, la tension classique s’est volatilisée. L’assurance parfois cabotine (le mouvement lent) de Gérard Caussé ressort exagérément, ici comme dans une Nuit Transfigurée cependant de bien meilleure tenue. L’équilibre entre maîtrise polyphonique et engagement se trouve là plus à propos, le violon de Coeytaux se trouve infiniment mieux à son affaire, la coopération entre François Kieffer et Gary Hoffman est de belle facture. L’ensemble renoue, au moins jusqu’au basculement en ré majeur, avec sa manière classieuse et organique qui triomphait dans Mendelssohn ou Debussy. La seconde moitié de la partition est parfois un peu plus confuse mais se maintient à un excellent niveau – qui demeure en-deçà de l’impact émotionnel de l’interprétation des Prazak, pour les quasi-adieux de Vaclav Remec, et qui demeure un des souvenirs les plus forts de la jeune histoire de la Biennale (2010). Ce n’est pas faire insulte à l’ensemble, de toute façon en phase de transition, de dire que l’on retiendra surtout de ce concert la sobre mais impeccablement noble exécution des trop rares Chrysanthèmes de Puccini.
Ma dernière audition du Quatuor Ebène remontait à la Biennale 2012 (dans un programme Schubert-Tchaikovsky). La formation historique était alors toujours en place, et proposait un équilibre très assuré sans être démonstratif, et un indéniable fini instrumental. Un certain esprit bourgeois, très lisse dans le bien léché, composait la principale réserve d’ensemble, avec, pointant le bout de son nez, une propension du premier violon et de du violoncelle à jouer sucré. Il est tragique de voir que, de toute évidence (et de nombreuses captations récentes le confirment), ces défauts se sont aggravés en faisant des petits, tandis que les qualités certaines perceptibles il y a six ans se sont totalement évaporées dans l’ether. Dans ces Beethoven parfois méconnaissables, tout n’est que bousculades, coups de menton, accents et effets dynamiques d’une grossièreté parfois incroyable, et sans le moindre égard pour l’intelligibilité harmonique (ne parlons même pas de discours). La première phrase des Révérences rappelle la tendance de Pierre Colombet au phrasé salonard, voire minaudant. Le travail des voix intermédiaires, typiquement dans le premier mouvement des Harpes, est littéralement inaudible au milieu de ces foucades et effets de loupe. L’esprit d’intimité civilisée, la tension construite sur la patience et l’attente, tout cela semble appartenir à un monde qu’on ne saurait même soupçonner à cette écoute. Le climax du cauchemar est atteint dans les deux derniers mouvements de l’opus 74, surexcités, très approximatifs techniquement et joués parfois comme s’il s’agissait d’une sorte de gag (les variations impaires du finale, absurdement tapageuses). J’ai fui après cela ce qui restera comme une de mes plus épouvantables expériences chambristes en vingt ans, et à ce qu’il paraît, la suite (c’était aisément prévisible dans le second Razoumovsky) n’aura de toute façon été que surenchère dans cette veine délirante, apparentable à une protestation contre les oeuvres elles-mêmes, contre leur style esthétique et moral, contre leur vision du monde et de la culture. Les Ebène mettent parfois leurs capacités au service de transcription rock : on se demande sincèrement pourquoi ils ne font pas que cela, ou ne cherchent pas d’autres répertoires où un bon coup de pied d’excitation sur le temps fort entre deux accès de guimauve font l’affaire. Au lieu de cela, il semble que ce Beethoven soit en train d’être mis en boîte. Que n’aurait-on donné pour entendre plutôt en salle celui, extraordinaire, que vient d’enregistrer l’éternellement jeune Quatuor Mosaïques…
Avant-dernier concert de la Biennale, celui des Arod (qui y débutaient) était pris d’assaut, confiné dans l’amphithéâtre et ses 200 places. Une salle trop petite déjà pour leur public mais, en un sens, pour leurs moyens expressifs et instrumentaux. Qui sont grands (on l’a constaté lors de leurs impressionnants débuts aux Bouffes du Nord) et dont ils font, pour le moment, un usage remarquable. Certaines légères réserves que l’on appliquait à leur Mendelssohn se retrouvent dans leur ré mineur de Mozart, d’une flamboyance sophistiquée parfois troublante, là où le Graal de l’évidence, du phrasé simple et lumineux, semblent pourtant accessible aux capacités du primarius Jordan Victoria : le trio du menuet (menuet en lui-même d'une formidable grandeur) et le thème et variation final souffrent un peu de ce surinvestissement, mais l’on est là à mille lieux du saccage beethovénien déjà évoqué. Les deux premiers mouvements s’imposent, eux, de façon tout à fait irrésistibles, dans une gloire sonore épatante (d’autant que l’acoustique de l’amphithéâtre est aussi directe que sans pitié) et surtout une profondeur de respiration symphonique, donnant parfois l’impression d’entendre le pendant mineur (du fait de la carrure du thème principal) de… la Linz. Les Arod démontrent, comme dans leur Schubert et leur Mendelssohn, qu’au-delà de leur virtuosité individuelle (que la présence de l’alto remplaçat de Gabrielle Lafait n’entamait guère) qu’ils ont trouvé le secret du grand legato de quatuor, celui qui, à l’instar d’un orchestre de prestige, porte les longues tenues et les grandes phrases sans à‑coups et avec une pulsation intérieure. Le vertigineux 2e Quatuor de Zemlinsky est un morceau de bravoure qui depuis quelques années est un cheval de bataille apprécié des jeunes quatuors (on pense notamment à la formation éponyme, aux Hanson, et aux Diotima à leurs débuts). La partition, qui ne manque pas de charmes en théorie, peut se révéler d’une indigeste abstrusion sans, à la fois, une parfaite maîtrise des plans et du contrepoint, et surtout une idée intelligible de la forme, qui ressortit autant à la sonate-fantaisie lisztienne qu’au poème straussien, dans un langage qui présente la densité contrapuntique regerienne et à la prolifération motivique et chromatique du premier Schoenberg. Autrement dit, c’est assez difficile – d’impressionner, sans ennuyer. Les Arod font mieux : ils captivent et émeuvent, et parviennent à ménager le temps de construire dans le finale, en s'appuyant avec naturel sur les multiples relances, les faux-départs, en plaçant la tension où est figurée la détente. Nul ne peut savoir comment évoluera cette formation surdouée : elle refuse pour l’instant les facilités triviales qui lui sont matériellement permises, mais se laisse parfois porter par une forme d’ivresse expressive un peu univoque. En attendant que leur classicisme acquiert autant de naturel qu’il n’a de souffle, la partition de Zemlinsky, à la manière la sonate en mi mineur de Medtner ou de la 2e de Szymanovski (par exemple) pour un pianiste, constitue au moins un dérivatif idéal à ceux dont les moyens et ambitions sont si grands, mais l’énergie encore à canaliser.
Parmi les six autres quatuors – étrangers, donc – entendus, un surpasse tous les autres dans la quantité d’énergie dépensée, sans, du reste, en céder à la performance virtuose et à la précision : il s’agit du Quatuor David Oistrakh. Celui-ci présente un profil tout à fait atypique, pour un résultat qui ne l’est pas moins. Une jeune formation russe composée exclusivement de musiciens dont le parcours étaient celui de flamboyants solistes, tous bardés de prix individuels dans les plus grands concours de leurs instruments respectifs. Et qui plus est, dotés sans doute d’instruments, justement, parmi les plus beaux utilisés par un quatuor en activité. Quel son, dès le canon de lancement de leur Quartettsatz ! Tout sera à l’avenant : du son, et du gros. Voyez-vous poindre le problème ? Ce n’est pas nécessairement que l’intelligence de la forme (on sent qu’ils pourraient la mettre en exergue, s’ils voulaient vraiment, et de ce point de vue c’est encore leur Schubert qui est le plus intéressant, avec sa récapitulation bien négociée) ou le style soient spécialement maltraités, ou que la puissance l’emporte sur l’intelligibilité. C’est que cet hédonisme des biens matériels, à un point beaucoup plus problématique que celui des Arod, écrase toute autre dimension du jeu, qui pour faire forte impression ne ressemble en rien à un jeu de quatuor. La technique individuelle est somptueuse, celle de quatuor est clairement en défaut, et cette carence est masquée par une sorte d’intelligibilité alternative, qui consiste à traiter la plupart des parties comme des lignes concertantes, avec un panache et une performativité si constants qu’un genre de continuité peut incidemment en découler, comme dans l’orgie de canto calando e molto appassionnato proposée tout au long de leur Borodine : l’ennui est que, quoi qu’en dise un certain snobisme d’espèce, le ré majeur de Borodine est un chef d’oeuvre du répertoire, magnifiant tous les canons romantiques de l’écriture pour quatuor et qui n’a pas vocation, pour être défendu, à être transformé en concerto pour orchestre, ou en sérénade pour cordes. Cette façon de faire de la musique, qui certes n’empêche pas les musiciens de s’écouter (leur complicité et leur sincérité paraissent absolument inattaquables) a quelque chose de l’orchestre du festival de Lucerne, où les compères feraient d’excellentes recrues pour succéder aux membres des Hagen. Beaucoup d’intensité et de jouissance physiques pour une tension discursive qui s’effiloche très vite dans chaque oeuvre, sauf à ce qu’une voix maitresse (ou un chef) ne construise cette dernière, ne ménage les respirations, les détentes, les mises à distance, les ambiguïtés. Mais cette voix ne se montre pas ici.
Dès lors, faut-il encore expliquer pourquoi leur étourdissant 3e de Chostakovitch ne pouvaient pas une seconde convaincre de sa nécessité, en particulier dans les mouvements centraux ? On revoyait alors, un peu navrés, la leçon de maîtres donnée par les Borodine dans cette même salle il y a sept ans, dans la même oeuvre (et dans d’inoubliables 4e, 7e, et surtout 11e et 12e, lors des derniers concerts parisiens d’Abramenkov). Et si l’on ne manque pas aujourd’hui de quatuors excellents (à commencer par deux des plus grands absents de cette Biennale, les Jerusalem et les Pavel Haas) pour rendre justice stylistique et formelle à la plupart des répertoires tout en flattant la plastique et la puissance, on se demande parfois à quoi rime, dans ce genre-là, tant de débauche physique quand il en faut si peu pour créer la plus grande force musicale – comme leurs glorieux ainés l’avaient encore démontré l’avant-veille. Il est évident que le 15e est un tout autre monde que le 3e, mais, précisément lorsque l’on pense aux mouvements centraux de ce dernier, ce n’est jamais que le stade ultime d’un développement dont le principe remonte à la première maturité du compositeur – celle des quatre premiers quatuors. Un principe stylistique défendu et illustré par les pionniers, Beethoven et premiers Borodine, et lui-même poussé à son paroxysme par leurs héritiers. En un sens, le déploiement du projet formel et spirituel de Chostakovitch aura été comme répliqué dans l’histoire (la plus mémorable, du moins) de son interprétation. Et c’est peut-être qu’une telle destinée était inscrite dans ce style où les sempiternels tons douloureux ou satiriques n’ont au fond que peu de valeur psychologique, mais sont la trame sur laquelle se jouent des enjeux qui n’ont rien de psychologique, et ont tout à voir avec des enjeux de symbolisation gestuelle, de manières de faire coller une certaine manière d’écrire – la note longue, l’ostinato, la pédale, le staccato– et une certaine manière de jouer – le coup d’archet qui ne change pas de vitesse et est répliqué par l’instrument voisin, la non accentuation des entrées dans les passages canoniques, etc : qu’est-ce que l’importance, l’actualité, la profondeur de ces quatuors, si ce n’est cet enjeu transcendant de la relation du geste compositionnel au geste instrumental ? Sur ce plan, la filiation entre anciens et nouveaux Borodine est indiscutable, substantiellement, et qualitativement. Le malentendu entretenu tant par des interprètes romantisant naïvement cette musique et acteurs des avant-gardes continuant, de bonne ou mauvaise foi, de la tenir pour triviale et illustratives, persiste pourtant. Qu'importe si l'esprit de Chostakovitch continue de passer de mains en mains chez les Borodine : les plus anciens admirateurs diront que le seul véritable changement entre la formation historique et l'actuelle dans le 15e Quatuor est qu'à la fin, dans la salle entièrement obscurcie, les musiciens éteignent leurs lampes de pupitre au lieu de souffler leurs bougies. Unique concession au progrès.
Unique quatuor dans l’histoire, peut-être, à être demeuré à un même niveau après un renouvellement complet d’effectif, le Quatuor Borodine “génération Aharonian” n’en finit plus de surprendre par la permanence apparemment inentamable de la classe insolente qu’il promène dans le sillage de son désormais septuagénaire primarius. Il est indéniable que, pourtant (et en cela les inconsolables de la génération Kopelman-Berlinsky ont raison), la formation diffère sensiblement à plusieurs égards de celle qui a traversé tout le dernier tiers du siècle passé. En apparence au moins, le son et le style sont moins fusionnels, moins sauvages et moins tournés vers la spontanéité du chant. Et les changements graduels apportés avec Aharonian et l’alto de Naidin (recrutés en 1996) puis avec le violoncelle de Balshin (2007) et le violon de Lomovsky (2011) ont en un sens pris le tour d’une radicalisation. Plus qu’aux Borodine célébrés des années 70–80, le style de l’ensemble, atavismes mis à part, fait maintenant davantage songer aux Talich de ces mêmes années. Cet art incroyablement raffiné de l’understatement, de l’économie extrême des phrasés, cette quête de l’épure expressive, menée au moyen d’une discipline ascétique et d’une concentration hors-norme – celle des musiciens, et celle imposée à l’auditoire. De sorte que, au moins dans le répertoire classique, il y a de vraies raisons de trouver les Borodine plus forts que leurs prédécesseurs, plus assurés, voire démiurges dans le rapport à la grande forme. On se rappelle la tension indescriptible créée, à la Biennale 2012, dans leurs Razoumovsky (l’allegro de l’ut majeur : Mravinsky, à moins que ce en fût Böhm, dirigeant du quatuor de Beethoven) . Leurs Schubert enregistrés durant la période de transition du quatuor, dans les années 2000, donnaient déjà de ce ton, confirmé magistralement lors de la Biennale 2010 dans un Quartettsatz et un D.87 d’anthologie. Le retour au compositeur où leur apport est peut-être le plus spectaculaire est un triomphe. On craignait un début de déclin technique, notamment au premier violon, après la dernière venue de l’ensemble – le concert du 50e anniversaire, avec un somptueux 8e de Chostakovitch mais des quintettes de Mozart et Brahms décevants, en grande partie à cause de partenaires insipides. Dans le Quintette en ut, le roi Aharonian est de retour, plus souverain que jamais : aux commandes d’une interprétation troublante à force de tempérance, d’auguste stoïcisme. Le soin extrême apporté aux accords simplement posés, aux appogiatures décisives (préparant la coda du II, ou le retour du second thème du IV), le contrôle absolu de la dynamique, et la sobriété totale du phrasé individuel et collectif, voilà les moyens d’un parcours initiatique où l’angoisse, l’harassement, la sidération du voyageur sont toujours sous-jacents. Si les tempos sont généralement dans la moyenne, cette esthétique misant tout sur la force de caractère du texte mêmes, de sa puissance d’articulation à grande échelle, et sur l’infaillibilité d’une pulsation intérieure, est à l’oeuvre ce que furent les interprétation de Richter de la Reliquie : la manifestation d’une effrayante grandeur dans l’intimité. L’apport de luxe d’Alexander Ramm (au second violoncelle) est presque idéal. Presque, car il lui est parfois difficile de se fondre tout à fait dans le travail d’orfèvrerie dynamique, et qu’il ne peut parfois s’empêcher de grossir le son (mais que les arpèges superposés avec Balshin sont beaux, et que dire de leur duo élégiaque en tierces dans le finale !). Les voix intermédiaires, au sein de ce clair-obscur permanent, se meuvent avec l’élégance d’ombres chinoises, imposant une fabuleuse longueur de phrase – celle que recèle vraiment la musique, dans le contrepoint conduisant à son terme le développement du I, dans la deuxième partie de l’exposé puis dans l’épisode central du II (hallucinant de violence rentrée, ravalée). Et le charme, dira-t-on ? Il est intérieur, lui aussi : au sens où toute une culture est incorporée dans ce quant à soi. Dans un monde où tout concourt au meurtre de la vie intérieure, bien peu de choses ont autant de valeur que cette façon-là de faire de la musique.
Le Quatuor Artemis est une autre formation que l’on apprécie pour un raffinement qui, pour faire emprunter des chemins parfois contestables, n’a rien de factice et témoigne d’une vision creusée des répertoires les plus exigeants. De tous les programmes présentés au cours de la semaine, le leur était d’ailleurs sans doute le plus superbement austère, hautain, indisponible aux facilités et aux effets. A l’orée de sa quatrième décennie, le quatuor préserve un goût pour la complication, un certain esprit de finesse parfois un brin jésuite, mais dans une économie générale toujours soucieuse de la forme et de la juste mesure. Autrement dit, si les Artemis ont toujours un peu flirté avec le maniérisme, c’est d’une façon sans rapport avec la vulgarité. L’ensemble n’a pas été épargné, c’est le moins que l’on puisse dire, par les problèmes de stabilité, avec les départ des violons de Müller (en 2007) et de Prishepenko (en 2012), suivis de la disparition de l’altiste Friedemann Weigle (en 2015). Depuis dix ans au (second) violon, Gregor Sigl a basculé à l’alto, à la manière d’un Jan Talich. Il a été remplacé par la jeune américaine Anthea Kreston, rejoignant la récente primarius lettone Vineta Sareika – plus que jamais, le quatuor est désormais berlinois, c’est-à-dire international. Il est intéressant de noter que le jeu individuel et la relation au sein du nouvel attelage de violonistes se rapproche de ce à quoi Prischepenko et Sigl nous avaient habitués : une relation assez égalitaire et mimétique dans le son, mais hiérarchisée dans le discours, avec un second violon un peu trop effacé parfois, et un premier à la personnalité inventive et sophistiquée, en résonance avec l’âme du quatuor – le violoncelle à la fois mâle et subtil de Runge. Le nouveau mélange prend assez bien dans un KV590 que l’on est de toute façon ravi d’entendre – ce n’est pas si fréquent. Le premier mouvement manque certes de rondeur symphonique pour rendre justice à l’écriture si particulière de ce qui traite les relations instrumentales et thématiques à la manière concertante, en quasi-solos et ritornellos. Pour autant, cette dimension demeure perceptible grâce à la finesse de caractérisation, qui s’épanouit tout à fait dans de très beaux mouvements centraux. L’extraordinaire finale ne se voit pas tout à fait rendu à sa dimension jupitérienne, en ce qu’il manque d’une certaine carrure rythmique et sonore, et l’on y entend davantage l’ultime hommage à Haydn que celui à Bach : mais l’on pourrait presque s’en satisfaire, et ne garder que la poignante dentelle offerte sur les canons mineurs.
Jouer à la suite une deuxième oeuvre à l’extrême ambition technique et intellectuelle, était une gageure, mais leur 2e de Bartok se révèle encore plus gratifiant. En particulier dans les mouvements extrêmes, et surtout dans le finale, d’une admirable concentration asentimentale : la nudité désolée et tranquille du motif descendant de trois notes présente la poésie de celui des Cloches de Genève. A vrai dire, on ne s’y attendait pas vraiment, mais cette écriture leur va remarquablement, plus encore, peut-être, que celle de la 2e École de Vienne. On oublie un relatif manque d’assise rythmique dans le II, qui ne manque pas d’alacrité, mais plutôt d’une dimension supérieure d’intimidation, de minéralité, de rebond harmonique aussi. Comme parfois avec les Artemis, on aimerait entendre un peu plus l’orchestre du compositeur, mais comme souvent, on entend au moins la petite voix qui parle, dans cette musique où l’accès à la parole est le plus ardu, mais peut-être aussi le plus poignant, quand il apparaît. A l’instar du quatuor en fa majeur, les Dissonances, enfin, brille surtout dans ses mouvements intermédiaires, et surtout dans un andante cantabile de haute éloquence. La célèbre introduction déçoit dans sa tentative de froideur abstraite : la soudaineté vocale des entrées ne frappe guère, l’inquiétante pulsation obstinée ne trouble pas. L’allegro commence avec élégance mais peine à déployer son arche. Le finale est un peu sage, et pas assez magistral de ton pour justifier sa retenue : au moins l’absence de concession à l’effet est-elle maintenue jusqu’au bout. Mais l’on gardera le souvenir d’un concert sortant de l’ordinaire à bien des égards : son programme suprêmement difficile, le sérieux constant – sans l’esprit de sérieux – de son approche, et un profil sonore de quatuor toujours aussi singulier en dépit des remaniements successifs.
Le Quatuor Asasello proposait possiblement l’autre plus beau programme de la semaine – naturellement, ce genre d’observation est éminemment personnelle –, le troisième, avec ceux des Modigliani et des Artemis, à faire dialoguer Mozart avec un pilier du répertoire du XXe siècle. Hélas, on préfère ne pas s’attarder sur cette heure de grande frustration, aggravée par les conditions de l’amphithéâtre qui, on l’a dit, ne pardonne rien sur le plan matériel. Et à cet égard, les Asasello, constamment à la peine techniquement, sont assassinés par une acoustique qui ne permet pas d’entendre autre chose que leurs multiples approximations d’intonations (qui frisent souvent l’ordre du demi-ton), leurs hésitations rythmiques (en particulier du premier violon et du violoncelle, démontrant par ailleurs tous deux une envie et un amour évidents de la musique). Techniques individuelle et de quatuor défaillent tout ensemble. On aimerait, on ne peut rien sauver d’un Hoffmeister inaudible. Le premier mouvement du chef d’oeuvr de Schoenberg fait craindre le pire, si pire il pouvait y avoir, mais, si l’on mettait de côté une fois pour toute la justesse plus qu’aléatoire, le discours au moins se mettait quelque peu en ordre de marche ensuite et, à force de conviction et d’énergie, parvenait à une certaine continuité à partir de la Litanei, bien aidée par la prestation tout à fait remarquable et habitée d’Eva Resch. Mais ce n’est que plus tard dans la soirée, avec les Borodine, que l’on a respiré l’air d’une autre planète. La découverte de l’unique formation quadri-nationale (russo-helvético-polono-finlandaise) de cette édition reste bien décevante, et fait songer au passage que dans cette catégorie jeunesse cosmopolite, l’on aurait bien aimé entendre le magnifique Quatuor Chiaroscuro, jamais invité encore à la Biennale.
Eux sont habitués parmi les habitués : les Hagen clôturaient cette biennale, comme en 2010 et 2016. Le programme, constante au cours de cette édition où il semble qu’une liberté totale, et bienvenue, ait été laissée aux invités (et tant pis si l’on n’aura entendu ni Haydn, ni Brahms, ni musique tchèque…), est encore d’une rare densité. Les luxueux instruments de l’ensemble s’échauffent avec distinction dans un superbe 1905 de Webern (autre pièce que l’on aimerait voir programmer davantage) : la précision d’écoute, d’intonation, le travail d’orfèvre sur la continuité motivique, sans jamais hausser le ton, signent un ensemble qui se situe toujours dans le très haut du panier mondial. Ce qu’ils font de leur maîtrise supérieure dans le quintette de Mozart laisse plus perplexe, en dépit de quantité de superbes instants. C’est que la force des Hagen est d’abord, outre la beauté plastique, leur impeccable technique de quatuor, qui ne masque pas dans le répertoire classique le plus exposé une tendance à la neutralité – sans que celle-ci ne soit agrémentée d’un sens particulier de la grandeur ou d’une concentration particulièrement magnétique. A cela s’ajoute le problème récurrent des phrasés controuvés, voire exotiques du violon de Lukas Hagen. La prestation de classe de Jörg Widmann rehausse-t-elle cette potion un brin fade ? Plutôt : cette clarinette parvient à se démarquer de l’ordinaire souvent morne, voire salonard en nos contrées, de la pratique du chef d’oeuvre, sans du tout recourir à une exubérance de son, de phrasé ou d’ornementation de mauvais aloi : un classicisme qui est une voie étroite et que Paolo Malaspina avait déjà apprécié à Menton cet été. Au contraire, tout ici est simple, ample et naturel, respirant large et voyant loin. Sa musique voit-elle loin ? C’est possible, et on le pressent sans parvenir à en être sûr, au fur et à mesure que l’on observe l’évolution du Widman compositeur, à coup sûr intéressante, sinon structurante pour la création d’aujourd’hui et demain. Son postmodernisme mi-techicolor, mi-romantique des débuts, à la croisée improbable des styles d’un Adès, d’un Dusapin, d’un Mantovani, d’un Pintscher, donnait l’impression d’absorber (surtout dans le répertoire orchestral et concertant surtout) trop d’influences en une seule fois, avec un rendu virtuose, au brio quelque peu anonyme et international, adaptable à la plupart des salles symphoniques sans déranger personne. Si l’on regarde en revanche sa musique de chambre, on observe que le style plus singulier en train de s’affirmer aujourd’hui était en germe depuis longtemps, en particulier depuis le cycle de cinq quatuors à cordes composés au début des années 2000. On le voit aujourd’hui fleurir dans des genres aussi éloignées que sa Trauermarsch pour piano et orchestre, son Es war einmal pour trio avec clarinette ou le Into the Abyss pour piano seul que l’on a entendu magnifié par Leif Ove Andsnes il y a quelques semaines.
Le nouveau Quintette partage avec ces deux dernières pièces plus que la technique d’imbrication et alternance de réminiscences tonales sur trame de travail ultra-moderne (quoique strictement instrumental et acoustique) du son : on y retrouve un ton particulier produit par le développement à un niveau de maitrise supérieure de cette conception d’écriture, qui parvient à éviter l’anecdote du collage, et vise à une forme d’intégration sédimentaire des couches historiques – il y aurait sans doute à dire beaucoup, avec plus de recul, à propos de cette démarche et sur un plan plus philosophique. Ce ton est celui des Märchen, où, comme chez Schumann ou Korngold, la réminiscence est contenue, comme destinée, dans la part contemporaine du langage elle-même, par la subtilité du jeu sur le trait nostalgique, sur la façon de tourner l’aspect, de styliser la familiarité, de rendre une cadence allusive. Il correspond, dans son principe de superposition de couches plutôt que de juxtaposition (si l’on considère qu’une juxtaposition temporelle n’est pas forcément le seul plan formel à percevoir, et que l'organisation du temps musical est aussi celle de l'espace), à une vision de l’histoire de la musique. Un grand aîné de Widmann, Helmut Lachenmann, a remis avec fracas sur le devant de la scène la question du maniement de l’histoire par le créateur moderniste, en faisant jouer, le 1er janvier, sa Marche Fatale orchestrée pour les 425 ans du Staatsorchester Stuttgart : petit monstre sophistiqué (et magistral) à la manière conjointe de (Johann) Strauss, Mahler et Weill, que le compositeur refuse, à raison, d’assumer comme plaisanterie ou même comme pièce de circonstances, invoquant son rapport (ou plutôt son souci) constant d’une musique réfléchissant honnêtement son époque, d’une part, et sachant se situer dans l’histoire, d’autre part. Il s’agit, pour lui, de saisir la nature de la situation - musicale, politique, culturelle, en un mot historique, étant entendu . On a envie, même si l’on doute parfois que la substance musicale suffise cette fois à nourrir une pièce longue de quarante minutes, de faire ce crédit de lucidité et de responsabilité artistique à Widmann, qui au moins rend compte de façon satisfaisante de la nécessité d’échapper à l’académisme mou (et techno-béat) issu des avant-gardes d’il y a cinquante ans, autant qu’aux veines démagogies. Etant tout à fait en accord, comme souvent, avec le point de vue de Mark Berry sur cette création (ou sur Lachenmann), je renvoie à son compte rendu plus détaillé pour ne pas déséquilibrer trop celui-ci.
On a souhaité garder pour la fin le moment le plus fort, avec le concert des Borodine (mais qui était plus attendu), de la semaine, le concert du Quatuor Casals. Ambitieux, plantureux, les programmes précédents, notamment des Modigliani, Artemis, Asasello et Borodine ? Que dire alors de celui associant trois quatuors de Beethoven (dont la si délicate transcription de la sonate op. 14 n°1) et une première mondiale signée Aureliano Cattaneo – une représentant plus traditionnel, quoi qu’à l’évidence de grand talent, de l’avant-garde “traditionnalisée”, portée notamment par Klangoforum Wien, et des compositeurs comme Poppe, Fedele ou Neuwirth . Pour académique qu’elle soit, sa partition ne révèle pas moins une grande finesse d’invention dans le maniement des techniques les plus avancées, qui servent en permanence un discours austère assez éloigné de son écriture pour ensemble (MIDI) ou de sa Philosophie dans le labyrinthe : ici, foin d’effets sonores ou visuels, rien n’est décoratifs, et le profil sonore et rhétorique de la pièce se place davantage dans la filiation d’un… Lachenmann. La partition tient sa distance, et présente de saisissants instants d’épiphanies de timbre et de phrasé par la recherche sur les alliages de registres opposés enrichis de telle ou telle technique d’archet (on croit, par exemple, entendre soudain surgir l’arpège de clarinette de la 1ère Kammersinfonie de Schoenberg !). Cette bonne impression (avec une oeuvre, faut-il le préciser, bien trop complexe pour se contenter d’une audition) n’aurait été imaginable sans une première exécution de très haut vol, où l’alto et le violoncelle des Casals, déjà merveilleux dans le répertoire usuel, démontrent d’une autre façon leur niveau exceptionnel. Auparavant, la jauge était déjà haute, avec cet op. 18 n°1 d’une rare prestance, aussi tendre qu’aristocratique. Le joyau absolu du premier Beethoven ne se laisse pourtant pas si facilement apprivoiser, même par les meilleurs (on a des souvenirs mitigés de son interprétation par d’aussi bons ue les Artemis ou les Jerusalem). Ici, il n’y a rien à redire à cette manifestation si naturelle du miracle de la forme sauvage et de l’imaginaire dompté.
Même si les Casals ne sont jamais aussi inspirés et inspirants qu’avec la géniale Vera Martinez en primarius (poste qu’elle ne reprend que pour Neben puis pour l’opus 131) : mais la plus belle phrase de l’oeuvre, et peut-être de toute la littérature, ne fait-elle pas son apparition au second violon, dans l’adagio ? La sonate en mi majeur est tant un délice qu’une gageure pour un quatuor, car si les deux premiers mouvements conviennent remarquablement bien à la répartition naturelle des voix, ce n’est pas absolument le cas de son merveilleux finale, et en particulier de sa section centrale, pianistique au dernier degré, et que Beethoven a d’ailleurs renoncé à réellement transcrire. Qu’importe, les Casals s’en tirent avec grâce et une forme d’esprit de conversation admirablement civilisé. Quant à leur opus 131, il constitue une expérience inoubliable par sa stupéfiante hauteur de vue et le raffinement (autant que l’extrême solidité) de sa réalisation, de nature à éblouir le plus blasé des habitués de concours et festivals internationaux. Tout concourt à une démonstration ultime de ce qu’il s’agit là de la plus grande musique, écrite pour le genre le plus noble, dans la tradition la plus élevée, pour l’exercice des aspirations les plus pures et désintéressées – c’est une autre forme, bien connue, de réflexion sur l’historicité musicale – : l’équilibre souverain dans la construction de la fugue, le caractère suprêmement civilisé, ludique et par là sérieux, des mouvements intermédiaires (au sens de l’observation de Charles Rosen sur ceux de l’opus 130), la retenue de force terrible du finale, rare et exemplaire, et surtout, enfin, ce thème et variations grandiose d’un bout à l’autre, porté par un violoncelle d’une élégance infinie, autant souverain débonnaire que danseur sur sa corde, toujours économe, toujours équanime, toujours juste, dans toutes les acceptions possibles du terme, au diapason de ses partenaires, qui dans la adagio ma non troppo et semplice. Simplement grand.