Gigantisme. Voilà le mot.
À salle spectaculaire pièce spectaculaire. La mission était claire : il fallait ne rien économiser à cette salle et à ce moment solennel qui voyait le second orchestre en résidence à la Elbphilharmonie, le Philharmonisches Staastorchester, l’orchestre historique, s’installer officiellement après deux concerts inauguraux de l’autre formation, le NDR Elbphilharmonie. Trois chœurs, un chœur d’enfants, un orchestre énorme, instruments de tous ordres, qui vont des cordes traditionnelles en nombre au Glasharmonica, piano, celesta, orgue, pupitres de percussions multiples en ordre de marche, solistes, récitants, en tout plus de 300 participants étaient convoqués.
Faire impression, faire spectacle, frapper l’esprit tout aussi bien par la musique que par le contexte, et notamment par le spectacle des éclairages, par le chœur dans la nuit avec ses partitions éclairées de led, telles de petites lucioles perdues dans l’espace du néant, avant le « Fiat lux » initial, puis une lumière aux fréquentes variations d’intensité, voilà ce qui devait marquer le spectateur.
On l’avait remarqué la veille, dans cette salle, l’éclairage sera part du spectacle. Ce soir se note aussi son adéquation aux grosses machines. Qui ne connaissait pas le programme pouvait penser aux Gurrelieder ou à la Symphonie des Mille en voyant s’installer les musiciens et les choristes. Qu’on se rassure, ces œuvres sont inscrites au programme des prochains mois.
Le titre même de l’œuvre, Arche, par sa référence biblique à l’Arche de Noé, dans un bâtiment qui est lui-même une proue de navire, invitait au mythe, ainsi que le jeu sur le double sens du mot, qui signifie commencement (αρχή) en grec : quel signe plus symbolique qu'une œuvre sur les commencements en ces temps de commencement de la Elbphilharmonie.
Cinq moments, Fiat lux, le Déluge, l’Amour, Dies Irae, Dona nobis pacem ((Donne nous la paix)) sur des textes variés qui vont de la Bible à Michel-Ange en passant par Heine ou Schiller. Cette variété se retrouve dans une musique très ouverte, aux accents contemporains, mais aussi baroques ou romantiques, allant jusqu'au Musical de Broadway, pleine de citations, dont la plus évidente est celle de la Fantaisie pour piano chœur et orchestre op.80 de Beethoven, qui fait entrer assez facilement le public dans le système de Widmann. Ce concert étant le premier du Philharmonisches Staatsorchester Hamburg, il fallait frapper les esprits et les yeux et faire sonner dans toutes ses composantes, voix solistes, chœurs, orchestre et instruments multiples, mais aussi voix d’enfants, parlées ou chantées. Un authentique florilège, dans une salle toute neuve où l’on écoute la musique, mais aussi la salle, avec ses possibilités multiples, sonore et visuelles, parce qu’il y a une discrète mise en scène, où notamment les solistes circulent dans l’espace : la soprano Marlis Petersen circule dans tout l’espace, de haut en bas, ce qui est aussi une manière d’exalter les formes architectoniques tout en « jouant », Marlis Petersen se déplace en ondulant comme une meneuse de revue, s’arrête au bord d’une balustrade, interpelle les spectateurs, en désigne individuellement, provoquant les réactions amusées de toute la salle. Donner à voir, à entendre, à ressentir : voilà la mission.
Le baryton Thomas E.Bauer (qui chante notamment Noé et Adam) est lui aussi à mi-chemin entre le chant et le jeu. Très à l’aise dans les déplacements et le jeu, léger, aisé, souriant, très expressif mais la voix cependant ne passe pas toujours avec facilité, se fait couvrir par l’orchestre à cause d’une projection problématique et d’un timbre un peu mat.
Une note particulièrement élogieuse pour les enfants, qu’ils soient récitants (Jonna Plate et Anthony Hentschel remarquables de tenue) ou chanteurs de la Chorakademie Dortmund.
Quand l’orchestre est installé, la salle s’obscurcit et, plongée dans l’obscurité, la première parole « Fiat Lux » ((Que la lumière soit)) prend évidemment son sens avec une lumière qui peu à peu envahit tout l’espace. On comprend vite que cet oratorio sera un oratorio spectacle, comme on en vus récemment mis en espace par Sellars, et comme de loin en loin on en voit dans les salles de concert depuis une quinzaine d’années.
Les textes qui forment le tissu de l’œuvre sont à la foi des citations de la Bible, mais aussi des inserts souriants ou ironiques, qui utilisent la situation (les moments de la Création) pour la détourner de son sens religieux, notamment à la fin, où l’oratorio affirme une foi confiante en l’homme : les enfants disent fermement « Nein, nicht in Götter, in euch setzt selbst Hoffnung » ((Non, pas dans les dieux, l’espérance est en vous)) suivi de « Keine Götter… nur wir Menschen » ((Pas de dieux, mais seulement nous les hommes)), et même si les derniers mots chantés sont un appel final à Dieu.
La dernière partie est d’ailleurs un exposé très synthétique du paysage du monde, il commence par un abécédaire étrange du chœur d’enfants, commençant à A comme Apple et finissant par webcam, west et windows en passant par joystick, megabyte et quicktime, suivi d’une liste en désordre plus sarcastique ou inquiétante, s’ouvrant par Rangers, Navy, Marines, continuant par G7, G8, G20, Awacs, Pentagon, et finissant ironiquement par Trust se déclinant par In God we.. Repris par le baryton disant in te domine speravi…interrompu par un Nein ferme des enfants qui crient leur foi en l’homme évoquée plus haut. Cette fin un peu désordonnée opposant la situation mondiale, et les mots informatiques partagés par un monde global, et des enfants criant leur foi en l’homme et leur refus des dieux me paraît un peu attrape-tout et singulièrement facile, notamment après avoir parcouru les différentes étapes du mythe de la Création.
Ce parcours touffus créé expressément pour l’ouverture de cette salle s’appuie sur une musique vive, variée, jamais ennuyeuse mais jamais vraiment émouvante non plus, théâtrale peut-être en un sens négatif : théâtre c’est à dire quelque chose d’une grandiloquence excessive. Certes, cette musique est très bien construite, avec une orchestration fine qui dans cette salle si analytique ne manque pas d’atteindre son but. Cela confirme que Jörg Widmann – que je préfère dans des pièces plus intimistes- est l’un des plus intéressants des compositeurs d’aujourd’hui. Créé pour cette salle, cet oratorio en fait évidemment la citadelle érigée superbement contre la déshérence du monde, le lieu qui par son existence même affirme une foi en l’homme et ses possibles. En est-on pour cela ému ? Pas vraiment, pas suffisamment en tous cas pour que cette grosse machine extérieure traverse les méandres de l’âme. Tout au plus elle les écrase, pour ne pas dire qu’elle les étouffe.
Kent Nagano avait superbement préparé la partition – l'exécution fut simplement parfaite, sans scorie aucune et d'une clarté confondante – et a réussi au-delà de toute mesure à emporter la salle qui a fait un accueil triomphal à la nouvelle œuvre (plus de 15 minutes d'applaudissements frénétiques), une œuvre faite pour des salles mythiques et énormes , mais en particulier pour cette salle-là, bien sûr : avec une acoustique qui ne laisse rien échapper, où la moindre respiration s’entend, où l’analyse triomphe définitivement sur la synthèse et où la lumière est jetée sur tous les sons, sans possibilité de jeux subtils sur l’obscurité, ni de dissimulation, sans trop de possibilités de moirures, c’était l’œuvre idéale, offerte, ouverte, donnée et entendue telle que. Œuvre idéale aussi pour qu’un public a priori non averti puisse découvrir la musique d’aujourd’hui, une musique pleine de couleur et de variété, – un peu kitsch aussi – qu’on saisit dans l’ensemble de ses composantes. Œuvre idéale pour des reprises ici et ailleurs : il faudrait la réentendre dans une salle plus chatoyante, plus réverbérante (la Philharmonie de Paris ?).
