Giuditta. Franz Lehár.
L’Avant-Scène Opéra, n° 345, mars 2025, 180 pages,

Contributions et articles de :
Iseult Andreani, Louis Bilodeau, Aurianne Bec , Marie Theres Arnbom, Christophe Capacci, Didier Francfort, Hélène Cao

Prix : 28 €
978–2‑84385–697‑6

 

 

Parution du dernier numéro de l’Avant-Scène Opéra n° 345 (mars 2025 ) consacré à "Giuditta" (Franz Lehár)

Stupeur et tremblement : il n’y aura plus d’Avant-Scène Opéra. Les intérêts financiers en ont décidé ainsi, au mépris de tout le travail accompli depuis près de cinquante ans, pour une revue qui avait encore bien des belles années devant elle. Une époque prend fin, comme avec Giuditta s’acheva la carrière de Franz Lehár.

Ce n’était pas prévu ainsi. Ce numéro 345 de L’Avant-Scène Opéra ne devait en aucun cas être le dernier, il n’a pas été conçu comme un testament ou comme un adieu (le 346 est d’ailleurs annoncé au dos, il devait s’agir de David et Jonathas de Charpentier). La décision de mettre fin à la parution de la revue qui allait prochainement fêter ses cinquante années d’existence n’émane nullement de ses concepteurs ; c’est un oukase des actionnaires, qui ne tient aucun compte de la valeur mondialement reconnue – le mot n’est pas exagéré, les réactions à l’annonce de cette suppression l’ont prouvé – d’une publication qui n’a d’équivalent nulle part. Sauf miracle inattendu, L’Avant-Scène Opéra doit donc mourir, non parce qu’il n’y aurait plus d’œuvres à traiter, car le catalogue devait prochainement s’enrichir de titres qui n’ont rien de raretés confidentielles (on pense aux Mamelles de Tirésias, par exemple), et bien d’autres numéros étaient encore en attente d’une mise à jour ou d’une nouvelle version. Non, L’Avant-Scène Opéra va mourir à cause de l’indifférence de ceux qui possèdent les éditions Premières Loges : la revue n’est pas assez rentable, elle ne rapporte pas assez d’argent, donc elle doit disparaître, et tant pis pour tous les chanteurs, metteurs en scène, artistes de toutes sortes, musiciens et mélomanes pour qui elle constituait une référence indispensable.

Curieusement, ce numéro 345, dont nul ne prévoyait qu’il serait l’ultime, semble porter malgré lui le caractère crépusculaire qui convient à cette lugubre occasion. Et cela, dès sa couverture. Alors que la couleur est acquise depuis de nombreuses années, au moins en devanture, et depuis un peu moins longtemps à l’intérieur du volume, ce nouveau/dernier numéro opte pour le noir et blanc, ou plus précisément pour un sépia nostalgique. La photo est outrageusement belle : la grande soprano tchèque Jarmila Novotná, créatrice du rôle-titre de Giuditta de Franz Lehár, moulée dans une robe en lamé argent, devant un miroir qui triple son image. Cette image somptueuse, outre la charge nostalgique que d’aucuns pourront lui trouver, renvoie aussi, en quelque sorte, aux débuts de la revue, lorsque des couvertures en véritable noir et blanc érigeaient en idoles absolues les stars lyriques d’autrefois. La boucle est bouclée, ma fin est mon commencement.

Et puis, conclure avec Giuditta, ultime composition scénique de Lehár, créée à la Staatsoper de Vienne en 1934, c’est aussi, inévitablement, évoquer un temps où l’heure n’était déjà plus à la joie insouciante qu’on a coutume d’associer à l’opérette viennoise. Une décennie où tant de choses ont connu une fin tragique que ce volume ASO acquiert aussi une résonance grave : de fait, même Giuditta n’est pas une œuvre qui respire la franche gaieté d’un bout à l’autre. Pas de happy end pour l’héroïne et pour son amant, le bel officier Octavio, en lesquels il n’est pas interdit de reconnaître Marlene Dietrich et Gary Cooper dans Morocco de Josef von Sternberg, si ce n’est que cette « comédie en musique » (et non opérette) finit nettement moins bien. Une fin comme il y en a dans la vraie vie, où les occasions manquées ne se rattrapent jamais, où les destinées se séparent inexorablement après s’être croisées. Comme le disent les ultimes paroles du livret, « Es war ein Märchen », c’était un conte ou « C’était un rêve » selon l’adaptation française conçue dès 1935 par André Mauprey pour Bruxelles. Les contes ne sont pas la réalité, et l’on se réveille toujours des rêves, à moins qu’ils ne virent au cauchemar.

Quant à son contenu, ce numéro 345 inclut tout ce qu’on attend de l’ASO, Giuditta se prêtant parfaitement à l’analyse selon différents angles ou « regards ». Le Guide d’écoute confié à Hélène Cao prouve qu’après tant de volumes consacrés à explorer ce qu’il est convenu d’appeler la « défaite des femmes », l’étude de l’opéra permet aussi de célébrer « une femme moderne, libérée du patriarcat ». Barbara Denscher retrace le parcours des deux librettistes, juifs comme tous les collaborateurs de Lehár. Le scénario était dû à Paul Knepler, qui put fuir l’Autriche en 1938, et qui allait y revenir en 1955 pour mourir en 1967, ce qui lui laissa le temps de prononcer un discours lors de l’hommage rendu au compositeur en 1958 pour le dixième anniversaire de sa mort. Les paroles étaient de Fritz Löhner-Beda, également auteur du livret du Pays du sourire, parmi tant d’autres, mais qui fut déporté à Dachau le 1er avril 1938, puis mourut à Auschwitz en décembre 1942.

Christophe Capacci se penche sur les deux stars qui assurèrent les quarante-trois représentations de Giuditta à Vienne au cours des quatre saisons pendant lesquelles elles purent s’y produire. Jarmila Novotná, déjà mentionnée, qui quitta l’Europe alors que les nazis envahissaient son pays natal, et qui séduisit le public international autant par sa voix que son physique de cinéma (elle tourna dans plusieurs films) et pour qui « Kurt Weill avait écrit One Touch of Venus, Cole Porter, Kiss Me, Kate » sans qu’elle crée ces œuvres à Broadway, alors qu’elle ne négligeait pas l’opérette. Quant à Richard Tauber, devenu le ténor-Lehár par excellence, créateur de sept œuvres du compositeur hongrois devenu viennois qui lui réservait à chaque fois au moins un Tauber-Lied, qui passait allègrement de Don Ottavio, son personnage fétiche, à l’Octavio de Giuditta, et qui finit ses jours à Londres, l’Angleterre étant devenu sa patrie d’adoption en 1938. Novotná et Tauber auraient dû être les protagonistes du dernier opéra de Korngold, Die Kathrin, brusquement déprogrammé pour cause d’Anschluss.

Marie-Theres Arnbom retrace le parcours d’Hubert Marischka, homme de théâtre et frère d’Ernst, réalisateur de cinéma connu pour la série des Sissi. C’est lui qui mit en scène Giuditta, comme il avait mis en scène Das Land des Lächelns quelques années auparavant, avec un faste inspiré de la comédie musicale hollywoodienne, en particulier au quatrième acte, situé à Tanger, dans une boîte de nuit appelée l’Alcazar, où Giuditta chante le fameux « Meine lippen, sie küssen so heiss » que beaucoup ont découvert grâce à Schwazkopf et son disque d’opérette viennoise. L’article de Didier Francfort est consacré à cet événement planétaire que fut la diffusion de la première de Giuditta en direct et en simultané, dans cent-vingt pays, le 20 janvier 1934, par la radio autrichienne, comparable « aux débuts de la télévision internationale qui s’affirme au moment de la retransmission du couronnement d’Elisabeth II en juin 1953 ».

Louis Bilodeau conclut avec la discographie-vidéographie, paradoxalement assez pauvre, compte tenu des louanges unanimes adressées à la partition de Lehár : aucune version n’est tout à fait satisfaisante, surtout en ce qui concerne l’image où tout ou presque reste à faire.

Et puis après, plus rien. Ou plutôt, si, quelque chose tout de même : d'abord la production de Christoph Marthaler à la Bayerische Staatsoper en 2021, et cette année les représentations de Giuditta programmées par l’Opéra du Rhin en mai prochain, qui viendront rappeler pourquoi cet ultime numéro 345 de l’Avant-Scène Opéra fut consacré à l’ultime opéra de Lehár.

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Laurent Bury
Ancien élève de l’ENS de la rue d’Ulm, auteur d’une thèse consacrée au romancier britannique Anthony Trollope (1815–1882), Laurent Bury est Professeur de langue et littérature anglaise à l’université Lumière – Lyon 2. Depuis un quart de siècle, il a traduit de nombreux ouvrages de l’anglais vers le français (Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll, Orgueil et préjugés de Jane Austen, Voyage avec un âne dans les Cévennes de Stevenson, etc.) ; dans le domaine musical, on lui doit la version française du livre de Wayne Koestenbaum, The Queen’s Throat, publié en 2019 par les éditions de la Philharmonie de Paris sous le titre Anatomie de la folle lyrique. De 2011 à 2019, il fut rédacteur en chef adjoint du site forumopera.com, puis rédacteur en chef de novembre 2019 à avril 2020. Il écrit désormais des comptes rendus pour plusieurs sites spécialisés, dont Première Loge.

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