Un compositeur aussi fascinant de Wagner ne pouvait laisser indifférent une personnalité vocale aussi singulière que celle de Michael Spyrès. Artiste touche à tout, véritable caméléon, le ténor américain auto-proclamé « baritenore » occupe une place à part dans le monde musical actuel. Un jour ici, un jour ailleurs, l’amplitude de son registre, la richesse de ses moyens et son extrême curiosité lui permettent depuis ses débuts d’aborder les répertoires les plus opposés de Mozart à Rossini, en passant par Beethoven, Berlioz, Bizet ou Boieldieu, pulvérisant ainsi les frontières et repoussant toujours plus loin les limites. Après avoir étourdi le public par sa redoutable virtuosité, son goût du risque et son appétence pour tous les types de vocalita, il a démontré qu’une seule et même voix, au grain reconnaissable, appariée à une solide technique, pouvait servir toutes les partitions, du baroque à l’opera seria ou au grand opéra français et éviter surtout d’être catalogué ou étiqueté. Modèle de versatilité passé de Tamino à Mitridate, d’Alfredo à Enée, sans oublier l’Otello de Rossini, l’Arnold de Guillaume Tell ou le Pirro d’Ermione, il a interprété Il Pirata de Bellini, chanté L’Africaine de Meyerbeer, Carmen, mais également Le pré aux clercs, La Nonne sanglante et Le Postillon de Longjumeau, toujours prêt à aller où bon lui semble, son intuition et son inspiration le conduisant sans restriction vers toutes les musiques.
On aurait pu croire qu’il aborderait un jour Wagner avec Lohengrin ou Walther des Meistersinger, c’était mal le connaître ; il préféra en effet débuter avec Tristan und Isolde et chanter le second acte à Lyon en 2022 avec Ausrine Stundyté sous la direction de Daniele Rustioni, galop d’essai avant Erik (Der fliegende Holländer) testé à Hambourg un an plus tard. Bayreuth devait suivre, mais pour des raisons indépendantes de sa volonté, c’est finalement avec Lohengrin qu’il vient de faire ses premiers pas dans la dense forêt wagnérienne, une expérience qui sera suivie l’été prochain par une première apparition dans le saint des saints en Siegmund (Die Walküre). Il va sans dire que l’arrivée d’un tel artiste au Festspielhaus n’aurait pas été possible il y a trente ou quarante ans. Qui aurait imaginé qu’un rossinien émérite puisse prétendre chanter Wagner en son théâtre, réservé à des gosiers plus héroïques que le sien ? C’est pourtant ce qui va arriver et ce n’est pas un hasard si cette petite révolution de palais a donné à son auteur envie de rendre hommage à sa manière à Wagner, qui n’aurait pas été le génial compositeur qu’il fut, s’il n’avait pas hérité de la musique laissée avant lui par ses pairs.
Avec ce nouvel album mûrement réfléchi, Spyrès célèbre à la fois des auteurs importants en leur temps, oubliés parfois, mais dont l’inventeur de la Tétralogie a su reconnaitre l’apport en s’inspirant d’eux et en reconnaissant leurs influences. Le ténor remonte donc le temps jusqu’au florissant passage entre le XVIIIème et le XIXème siècle au cours duquel se sont croisés et concurrencés des personnalités aussi diverses que les italiens Rossini, Bellini et Spontini avec les allemands Beethoven, Weber ou Marschner et les français Méhul et Auber. L’écriture, le style et l’inspiration de ces grandes figures, permettent bien entendu à notre interprète de démontrer avec talent, son impressionnante adaptabilité et d’explorer la filiation qui relie Wagner à Méhul jusqu’à Marschner. Véritable explorateur, Spyrès prend tous les risques et prête sa diction parfaite – et ce dans toutes les langues – son legato soyeux et sa maitrise de la ligne vocale à ce florilège d’airs qui seraient impossibles à exécuter en dehors du studio. Il est évident que l’air emblématique de Florestan « Gott welch dunkel hier » extrait de l’éruptif unique opéra de Beethoven (Fidelio), aussi majestueux qu’escarpé, tendu, puissant, volcanique, servira plus tard à Wagner de maître étalon pour concevoir la figure du heldentenor, ce ténor dramatique qui lui sera si cher. Weber et sa façon d’intégrer le surnaturel au récit sera déterminant et Spyrès, superbement accompagné par les Talens lyriques de Rousset, traduit de sa voix souple aux accents incisifs toutes les facettes du caractère ombrageux et conquérant de Max dans Die Freischütz, alternant cantabile élégiaque et amples phrasés dramatiques. De Spontini dont nous connaissons surtout La Vestale, Spyrès, qui a déjà chanté Licinius à Berlin et doit le reprendra en juillet à l’Opéra Bastille, exécute ici pour la première fois dans l’original allemand le magnifique « Der Strom wältz ruhig seine dunklen Wogen » issu de l’opéra Agnes von Hohenstaufen, dont il sait parfaitement retranscrire l’éloquente déclamation et la douceur toute belcantiste, en allégeant son timbre et en soignant couleurs et ornementations. Qu’aurait été Wagner sans le bel canto romantique oscillant entre cantilène extatique et vertiges de virtuosité ? Si les vocalises ébouriffantes employées à l’envi par Rossini dans sa période napolitaine ne seront pas réemployées par Wagner, celui-ci exigera pourtant de ses interprètes souffle, endurance et nuances, éléments indispensables pour venir à bout de sa musique et surmonter le flot tempétueux de son orchestre. Spyrès nous rappelle par le vocabulaire utilisé par Rossini dans l’air « Della cieca fortuna un tristo esempio…Sposa amata » d’Elisabetta, regina d’Inghilterra, où Leicester lutte ardemment contre la fatigue et les visions, mais aussi par celui de Meyerbeer (sauts d’octaves, trilles, chromatismes, canto fiorito, ornements… qui parsèment la scène avec chœur issue d’Il crociato in Egitto « Suona funerea ») impeccablement restitué, que dramatisme et innovation seront des données et des apports repris plus tard par Wagner, qui se fera le garant de cet héritage. Aussi ample soit-elle, la voix du baritenore n’est pourtant pas aussi robuste que celle de Gregory Kunde, lui aussi à part dans l’histoire du chant en raison de sa longévité et de son extraordinaire élasticité, pour affronter notamment la tessiture hybride de Pollione dans Norma de Bellini où, obligé de déplacer son émission, il ne semble pas tout aussi à l’aise que son collègue, sauf dans la cabalette qu’il affronte avec un réel abattage.
L’air d’Arindald en revanche, issu des Fées, dans lequel Rousset prend plaisir à faire sonner son orchestre dirigé avec l’urgence nécessaire, reprend consciencieusement la forme chère à ses prédécesseurs (récitatif accompagné, aria et strette finale), une habitude que le jeune Wagner perdra cependant très vite. Le mélange cher à Spontini de fantastique et de religieux inspirera d’ailleurs à Wagner son premier opéra Rienzi : si le chanteur relève le défi que représente la prière de ce personnage dans le célèbre « Allmächt’ger Vater » attaquée d’une émission claire avant de gagner en opulence, il a raison d’aborder Lohengrin dont la filiation avec l’école de chant italienne est évidente, d’autant que la délicatesse arachnéenne de la toile orchestrale tissée par Rousset met en valeur sa recherche de clair-obscur. Pour autant son interprétation très étudiée, n’atteint pas, pour le moment du moins, la densité granitique et la couleur immatérielle d’un Jonas Kaufmann, plus proche de l’idéal, au moment des bouleversants adieux du héros qui révèle alors son identité avant de disparaitre pour toujours « Mein lieber Schwann », mais quel phrasé et quel soutien mélodique admirables. Le choix très judicieux de pages écrites par Méhul (Joseph) et Auber (La Muette de Portici) complète ce savant panorama qui, ce n’est pas si fréquent, sort des sentiers battus. Un disque à connaitre absolument.