Dans notre compte rendu de Heldenplatz au Burgtheater de Vienne dans la mise en scène de Frank Castorf, nous rappelions que « Ce n’est pas le souvenir du passé qui est ici marquant, mais sa présence dans le monde, une présence vivace et torturante, comme ces cris Heil Hitler que Madame Schuster, femme du professeur disparu, entend encore « en direct » dans la pièce, histoire immédiate indélébile ».
C’est aussi l’idée qui fonde la mise en scène de Tobias Kratzer, non pas la mémoire enfouie qui ressurgirait, mais son immédiate présence, qui transforme le monde qui vous entoure en menace permanente.
La scène et ses surprises
Tout le travail de Kratzer consiste à faire du lieu et des personnages un jeu de double, comme dans un palais de glace, où au lieu des reflets de soi, c’était celui du passé qu’on voyait en transparence, et quelquefois même pas en transparence, notamment quand au premier acte les croisiéristes en goguette sur le balcon de leur cabine deviennent des SS, des victimes, des gardiens de camp et où les serviettes et les chaises longues, rayées, évoquent les vêtements rayés de l’univers concentrationnaire, à l’exception facétieuse d’une serviette aux couleurs ukrainiennes séchant à la balustrade d’un balcon, incursion d’un présent sombre dans ce qui devait être « La croisière s’amuse ».
Le navire de croisière en effet, tout luxueux soit-il avec ses restaurants, ses cabines et son personnel aux petits soins, est tout de même un lieu clos qui peut devenir lieu de cauchemar. On l’a bien vu au moment du Covid avec ces navires remplis de passagers confinés et enfermés dans leur cabine, comme des nefs de pestiférés qui étaient rejetés de port en port. Sans être un « Lager » un navire de croisière est un « Lieu de concentration » pour réjouissances programmées et dûment payées et si vous y croisez un fantôme du passé, comme dans cet opéra, vous êtes condamné à le croiser au quotidien, vous n’y échappez pas.
C’est aussi cela qui fait du lieu l’endroit d’une oppression impossible à lever. Le présent d’un passé qui ne passe pas.
Le scénario de l’œuvre rappelle par certains côtés Portier de nuit, à peu d’années près contemporain (le film de Liliana Cavani remonte à 1974, six après la composition de l’œuvre de Weinberg) où une femme ex-prisonnière des camps rencontre un ex médecin SS du camp avec qui elle a eu une relation sado-masochiste, dans un quartier de Vienne rempli d’anciens nazis. Ici c’est Lisa, désormais femme de diplomate en route avec son mari vers le Brésil, ex-surveillante à Auschwitz qui repère une silhouette en qui elle croit reconnaître Marta, une prisonnière avec qui elle a entretenu une étrange relation que l’œuvre ne qualifie pas.
Jamais on n’arrivera à déterminer s’il s’agit réellement de Marta, ou d’un fantôme qui surgit du passé : de fait Marta vêtue de noir est entourée de plusieurs « ombres » noires, autant de Marta, chœur d’Érinyes qui envahissent la psyché de Lisa. Et c’est bien là une des clés de cette vision, de montrer qu’il a suffit d’une silhouette pour que la culpabilité dissimulée et longtemps tenue en laisse dans les apparences du bonheur bourgeois envahisse tout l’être et l’embrase, détruisant tout sur son passage.
L’œuvre dont l’original est en russe, est donnée en traduction allemande, évidemment directement parlante pour le public munichois, une ville de Munich à l’histoire lourde en la matière, qui a vu les premières manifestations d’Hitler à la Hofbräuhaus, à deux pas de l’Opéra, et où à portée de S‑Bahn (le RER local) se trouve le camp de Dachau.
Et Vladimir Jurowski, toujours attentif aux textes des livrets russes, s’est employé à couper tout ce qui dans le livret était plus ou moins une concession au régime de l’URSS d’alors , comme il l’avait fait pour Guerre et Paix la saison dernière débarrassant le texte de toute allusion à la victoire russe et au stalinisme triomphant. Weinberg en effet a vécu en URSS, a subi aussi les avanies du stalinisme, comme juif, et même si dans les années 1960 il est protégé par un Chostakovitch sorti des mailles du filet stalinien et reconnu désormais par le régime, il reste une pièce rapportée. L’œuvre était prévue pour être présentée au Bolchoï en 1968, où elle fut répétée, mais malgré l’insistance de Chostakovitch, ne fut pas représentée tant on craignait l’assimilation KZ/Goulag, et elle ne fut exécutée à Moscou qu’en 2006 en version semi-concertante, pour être créée en version scénique seulement en 2010 à Bregenz.
Avec ses coupures qu’on peut regretter pour une œuvre qui entre au répertoire, elle se présente en deux parties d’une heure chacune.
Dans la première partie, le décor de Rainer Sellmaier représente les cabines avec balcon d’un bateau de croisière d’aujourd’hui, sur trois niveaux, tout en verticalité, tel un mur, le décor impressionnant montre autant de cabines, c’est à dire autant de « cellules », où des personnages évoluent, comme des prisonniers de luxe d’un navire dont on ne s’échappe pas. L’idée du décor en verticalité, un mur, est en même temps étouffant, presque agressif, et marque aussi l’impossible échappatoire, même si la première image est un océan calme et serein (vidéos de Manuel Braun et Jonas Dahl), ce que sera aussi la dernière image du spectacle, comme si le choix était où la prison du navire, ou l’engloutissement.
La deuxième partie est au contraire un espace ouvert, horizontal, presque infini dans la nuit, avec au premier plan des tables dressées, comme pour une fête. Kratzer et son décorateur auraient-ils abandonné l’idée de navire ?
C’est là encore l’ambiguïté de leur jeu sur l’œuvre. Toute la deuxième partie est un jeu de visions cauchemardesques de Lisa interrompues par des inserts de la réalité (avec son mari etc…). On connaît les immenses salles de restaurant des navires de croisière, où tout le monde se retrouve, où le repas est quelquefois interrompu par des jeux, des petits spectacles, du fun en quelque sorte. La croisière s’amuse.
Mais le camp s’amuse aussi, comme l’a montré de manière assez forte le film La zone d’intérêt de Jonathan Glazer. On vit entre soi, on s’amuse aussi lors de ces repas de groupe, avec ses cortèges de carnaval, et on a envie aussi d’utiliser les détenus pour leurs dons, c’est ainsi que Tadeusz, l’amoureux de Marta, doit jouer une valse au violon, la valse qui conduit les condamnés à la mort, la valse préférée du chef du camp, et le jeune homme, résistant polonais, joue du Bach au lieu de la valse en question, et signe donc sa condamnation : il est fusillé.
Fête du camp ou fête de croisière, c’est pour Lisa une sorte de parfaite adéquation dans la mesure où pour elle, comme on l’a vu, passé et présent se superposent. Et la force de la mise en scène, c’est de ne rien dire, de ne rien montrer, de tout laisser supposer et de laisser l’imaginaire du spectateur voguer.
On sait que d’autres mises en scène ont montré des images d’Auschwitz, ces images mille fois vues, sans doute aussi parce que l’autrice du roman, Zofia Posmysz, assistait à chaque production, témoin survivant. Mais Kratzer sait bien que les spectateurs à la fois ont ces images en tête et les attendent, sorte de catharsis collective, ce qui ferait des images d’Auschwitz des composantes d’un spectacle, ce qui est proprement un contresens.
Les images d’Auschwitz appartiennent d’abord aux morts, elles appartiennent aux souffrances éprouvées devant lesquelles seul le silence prévaut. Et Kratzer, en refusant de spectaculariser le camp, fait œuvre d’humanisme d’abord, mais met chaque spectateur individuellement face à son imaginaire. Qui dans cette salle munichoise n’a pas eu de membres de sa famille jadis compromis, coupables, condamnés même ? Pour un public allemand, la présence du nazisme fait partie d’un contexte difficile à effacer de soi, même pour les jeunes générations. On l’a vu dans les réactions récentes contre les réunions de l’AFD. C’est la tache de Lady Macbeth.
Kratzer, metteur en scène profondément humaniste, profondément sensible, pense à ce poids collectif supporté par une Allemagne qui fut de Goethe et de Schiller, où les juifs se sentaient chez eux, sans autre identité qu’allemande, et qui brutalement et collectivement a versé dans la monstruosité et la barbarie.
La culpabilité de Lisa est donc en soi cathartique, au sens où elle est comprise sinon partagée de l’intérieur par un public allemand.
D’ailleurs, très subtilement, le livret montre que cette Lisa a quelque chose de décalé, elle fut un des rouages du système, au nom de l’Allemagne, des « idéaux » nazis, de la peur aussi sans doute, et de la supériorité que te donne celle du maître face aux esclaves, grandeur et petitesse. Mais le système concentrationnaire est un système d’abattoir administratif, où le juif notamment, n’est même pas animalisé, mais chosifié. Les choses, on en fait de la matière première pour des savons ou des abat-jours. Si vous reconnaissez dans un prisonniers quelque chose d’humain c’est fichu.
Et Lisa a sans doute reconnu en Marta une humaine. Fatale erreur.
Elle se culpabilise parce qu’elle a vu une humaine, une sœur en quelque sorte.
Mais il y a là une autre subtilité : l’œuvre parle de la culpabilité d’une ex-surveillante SS, mais sans jamais aborder du tout la question des juifs à Auschwitz. Kratzer qui soulève le problème évoque la raison suffisante : il n’y eut pas de survivants, ou un nombre infime. Mais pas la raison nécessaire, qui est que Weinberg juif certes, mais aussi polonais, s’appuie d’abord sur une histoire de résistants polonais.
Tout visiteur d‘Auschwitz sait combien dans le Musée-exposition est valorisée la résistance polonaise, au point qu’on a l’impression qu’il n’y a pas de juifs, tant on en parle peu (sinon sous forme de cheveux, de valises et de chaussures d’enfants). Par ailleurs la plupart des juifs étaient exterminés à Birkenau, la vraie machine à tuer, à trois kilomètres de là au point que le visiteur après avoir vu l’étendue sinistre de Birkenau, trouve à Auschwitz quelque chose d’un peu moins insupportable. Par ailleurs, il est évident que la résistance polonaise a payé lourdement son activisme dans les camps et que la géographie a fait de la Pologne le pays choisi par les nazis pour ses camps d’extermination, Sobibor, Treblinka, Auschwitz, Birkenau, les marches du Reich dans l’Est lointain.
Mais il reste que la relation de la Pologne aux juifs est trouble, dans un pays où ils représentaient avant la deuxième guerre environ 10% de la population et où régnait (et règne) un antisémitisme latent. Weinberg travaille sur un récit d’une résistante polonaise qui a survécu (Zofia Posmysz) et qui a écrit son aventure autobiographique sous forme de récit radiophonique puis de roman. Les résistants ont une relation aux camps de concentration qui n’est pas forcément celle des juifs toujours en filigrane, mais dont on ne parle pas. Peut-être aussi Weinberg juif lui-même qui a échappé à l’holocauste avait-il en soi une sorte de réserve, sinon de culpabilité par rapport à la situation.
Mais là encore, Kratzer en ne montrant rien laisse l’esprit du spectateur errer et forcément, le public allemand qui pense KZ pense juif et non résistant polonais. Là encore, c’est non l’enfouissement de la mémoire, mais son urgence qui surgit. Pas un spectateur de la salle qui ne soit rempli de l’holocauste juif, quand il voit Marta la polonaise résistante et son Tadeusz, non juifs.
C’est ce qui fait de la culpabilité de Lisa une culpabilité structurelle qui va au-delà de l’anecdote et de sa propre histoire et c’est ce qui fait la force de l’œuvre, qui se sert d’une histoire individuelle pour confiner à l’universel.
C’est un des caractères de l’histoire de l’holocauste que d’avoir fait de l’assassinat de millions de juifs, par son énormité une bannière universelle qui inclut aussi les tziganes, les homosexuels et toutes les catégories « administratives » de la casuistique nazie de l’élimination, y compris les résistants polonais et ceux d’autres nations et les prisonniers politiques.
C’est cette culpabilité globale que porte Lisa, malheureusement trop humaine pour s’en débarrasser. Un des caractères de ce livret, c’est justement de pointer le maillon faible, celle qui n’avait rien dit et enfoui tout sous sa nouvelle vie chic et choc et dont l’ancienne vie ressurgit hic et nunc. D’autres criminels (les Eichmann, Barbie et autres poussières) n’ont pas eu au moins le cran de se regarder dans une glace (ce que fait Lisa dans cette mise en scène) et ont préféré la lâcheté jusqu’au bout.
Mais c’est là la force du théâtre, et ce que Kratzer pointe : ce sont les faibles qui font les histoires fortes.
Ce qui fait de Lisa un vrai personnage de théâtre, c’est sa culpabilité avec laquelle d’abord elle joue, évitant de dire toute la vérité à son mari, cherchant à s’excuser, cherchant à contourner son histoire, puis peu à peu tout le passé qui est son présent l’envahit et tout est aveu, alors même qu’on ne saura jamais si Marta est vraiment Marta. Plusieurs fois Lisa affirme que Marta aurait dû mourir, qu’elle a été conduite là d’où on n’échappe pas, ce qui en fait un fantôme encore plus envahissant, empêchant toute rencontre, toute communication autre que fantasmatique. En quelque sorte, Lisa est acculée, sans échappatoire.
Enfin, pour appuyer l’idée d’une culpabilité en quelque sorte inscrite dans la vie de Lisa, Kratzer a imaginé une strate supplémentaire, celle d’une Lisa âgée, qui se retrouve sur un navire avec l’urne funéraire de son mari qu’elle doit ramener en Allemagne, et qui se revoit avec son époux découvrir la présence supposée de Marta sur le bateau. Elle revit en transparence ces moments, suit son « image » jeune. Cette Lisa vieille, c’est celle d’aujourd’hui, c’est notre contemporaine et celle de ce public qui regarde l’œuvre.
Elle est là, avec toutes les effluves de culpabilité qui ne remontent pas, mais qui évidemment ne l’ont plus jamais quittée.
Cette image se poursuit tout le premier acte, et se termine comme on le présuppose, elle accompagne l’urne de son mari et se jette dans les flots, engloutie par le poids insupportable.
Enfin, face à Lisa et ses fantômes, l’époux (Charles Workman) qui reste totalement extérieur à la question de la culpabilité qui écrase son épouse et qui ne pense qu’à la situation pratique dans laquelle cette présence supposée le met. Partant comme ambassadeur au Brésil, sa seule crainte est que le passé de son épouse ne soit découvert et que sa carrière soit ruinée : les nazis dissimulés et « noyés dans la foule » en 1968 encore nombreux étaient peu à peu découverts et pourchassés, et la situation du couple est menacée.
La nécessité est donc soit que Marta ne soit pas Marta, soit de l’acheter pour la faire taire. La réponse du mari n’est évidemment pas résolutive, ni même à la hauteur de l’angoisse de l’épouse, dans la mesure où quelle que soit la situation, le sentiment de culpabilité de Lisa ne peut disparaître : il était jusque-là recouvert et étouffé, il a explosé et ne s’éteindra plus, comme le montre la « vieille » Lisa. C’est un sentiment impossible à partager, il ne peut y avoir de compréhension, encore moins d’empathie, c’est un sentiment de soi à soi. Un KZ mental permanent.
Alors, Tobias Kratzer impose cette vision au total très épurée, qui fait de tous les personnages, même ceux qui sont en croisière avec Lisa, des surgissements présents du passé, comme si désormais tout le présent était effacé, annihilé par cette invasion d’un passé impossible.
Si la première partie avec son décor de « cellules » de luxe de ce mur infranchissable est une belle traduction de l’aporie mentale de Lisa, la deuxième partie visuellement plus ouverte sur le vaste plateau du Nationaltheater est peut-être encore plus cinglante.
Au premier plan les tables dressées, sont à la fois, nous l’avons dit, les tables du présent, le restaurant du bateau, les fêtes mondaines de ce camp fermé flottant qui ne peut désormais que renvoyer Lisa à ses fantômes familiers. La fête est insupportable sur le navire parce qu’elle y croisera Marta, la vraie, ou la fantasmée, mais à ce niveau, c’est exactement la même chose et n’a plus d’importance.
En même temps la fête rappelle aussi sans doute les fêtes collectives d’alors, sans doute nécessaire pour entretenir les troupes et les cadres, et la disposition des tables rappelle un peu un réfectoire, voire les brasseries bavaroises, avec ces longues tables pour que le groupe se retrouve, la fête collective pour les assassins collectifs.
En même temps, les tables rangées au premier plan sont comme une barre bien ordonnée, comme une construction qui fait obstacle à une vision plus lointaine, comme si voir loin était devenu impossible et le fond de scène s'enfonce dans le noir d’où surgissent les ombres désordonnées. Désordre devenu ordre : Lisa ne peut que voir le groupe ordonné, celui d’aujourd’hui ou d’hier, s’amusant de la même manière et un peu sur commande. Mais son désordre à elle va casser ce bel ordonnancement.
Voilà d’ailleurs comment Kratzer fort habilement introduit le récit de Marta et Tadeusz ; en gardant l’hier et l’aujourd’hui mêlés, en faisant de la fête d’hier l’occasion finale de l’arrivée de Tadeusz à qui l’on ordonne de jouer une valse et qui joue la chaconne de Bach, comme acte de résistance.
La relation de Lisa à Marta et Tadeusz est relation de fascination sans aucun doute, qui se traduit par une relation maître-esclave, plus simple à traiter pour éviter de fouiller les méandres de l’âme ; Lisa est-elle attirée par Marta ? Est-elle fascinée par des figures résistantes qui, devant inévitablement mourir, gagnent paradoxalement plus de liberté, et notamment plus de liberté que Lisa elle-même, engluée dans un système qui finit par la nier comme individu elle aussi.
Voilà toutes les strates abordées par cette production hors normes, qui montre la vérité de l’innommable, la vérité de l’invisible parce qu’impossible à voir ou se représenter.
La dernière image est peut-être encore plus terrible. Lisa affalée sur une des tables regarde sur un petit écran TV des images des camps. Le spectateur est trop éloigné pour le voir, mais peut aisément le deviner. Ces images qui dans le spectacle et sur grand écran vidéo auraient sans doute été un excès, un trouble, et créé un malaise d’être devenues spectacle, deviennent là, adressées exclusivement à Lisa, comme créatrices d’une sorte d’intimité, comme ces vieilles femmes qui regardent machinalement leur télé. Là Lisa est comme condamnée à ne voir dans la télé personnelle que les convois de déportés traités comme des troupeaux, et autres images insupportables qui dépassent l’idée de barbarie, parce qu’elles sont le produit d’une civilisation humaine. Dire barbarie serait externaliser, éloigner le concept de nous. Mais si les allemands ont pu élaborer un tel système, pourquoi pas d’autres ? Possible à Berlin, possible ailleurs parce qu’il est un produit d’humanité. C’est toute la vision d’Eichmann par Hannah Arendt… Il n’est pas lui, il est nous. Vertigineux et insupportable ?
La culpabilité de Lisa ne vient pas d’une culpabilité ordinaire d’un assassin ordinaire, mais de celle d’un système national qui décide d’éliminer scrupuleusement, administrativement et industriellement, une partie d’humanité en lui niant sa qualité humaine. C’est unique. Et c’est cette singularité qui fait le mur contre lequel butte Lisa.
La musique et ses surprises
L’œuvre n’est pas seulement singulière par la thématique qu’elle porte, mais par la surprise de cette musique qui pourtant a eu tant de mal à s’imposer, quasiment 40 ans après sa composition. Une musique complètement multipolaire, qui pratiquement va de Chostakovitch au jazz, sombre et tragique, quelquefois sarcastique ou faussement légère. Une fois encore, le Bayerisches Staatsorchester étincelle de tous ses feux. Il est en effet particulièrement sollicité par une partition qui fait la part belle aux cuivres, aux percussions, mais aussi guitare ou accordéon et à des cordes particulièrement tendues, dans une variété de styles presque juxtaposés qui impose à l’orchestre de s’adapter de manière virtuose.
Cet éclectisme surprend l’auditeur qui découvre une musique totalement originale, où sonne pratiquement tout le XXe siècle notamment russe (on a cité Chostakovitch, mais on pourrait citer aussi Prokofiev, voire Stravinsky), avec la richesse charnue d’une masse sonore totalement stupéfiante allant de l’explosif au mélancolique. Car les ambiances et les atmosphères changent brutalement, comme de brutales flaques de violence de sarcasme ou de tendresse, avec des moments particulièrement sombres, lourds (cloches, tambours initiaux assez terribles). Weinberg montre dans ce travail un sens du théâtre accompli, sans aucune longueur, sans laisser respirer, mais dans une musique toujours accessible à l’auditeur, toujours proche.
Jurowski rend compte avec une énergie, un sens de la nuance, une clarté qui montre combien. Il s’engage dans la défense de ce répertoire : c’est là le pivot de la soirée, tout comme l’an dernier dans Guerre et paix . Sa direction incisive, sa brutalité dans les changements de rythme, le passage des moments apparemment plus tranquilles à la plus extrême tension, la manière sardonique dont les « cortèges » loufoques de carnaval du deuxième acte sont accompagnés et provoquent des déchirures profondes chez l’auditeur. Dès la fin du premier acte, il y a une sorte d’épuisement nerveux qui assomme, d’effet physique qui bouleverse. Jurowski met en ondes musicales le tourbillon de l’horreur, mais aussi tous ses masques : simplement prodigieux.
Magnifique également le chœur préparé par Christoph Heil, qu’on entend en premier plan mais aussi en sourdine, comme venu du néant. Moins présent que dans Guerre et paix il est ici une sorte de puissance cachée, à la fois perceptible et pas toujours visible. Extraordinaire.
L’opéra n’est pas chanté en russe, mais dans les langues des protagonistes, en allemand bien sûr, mais aussi en polonais, en tchèque, en yiddish, en anglais en polonais, et (un peu) en français.
Ce n’est évidemment pas anecdotique. La langue de l’oppresseur face à toutes les autres, celles des opprimés, mais aussi celles de leur communication interne, que l’oppresseur ne peut percevoir, la langue c’est aussi l’exercice de la dernière des libertés. Mais en même temps cela donne à l’œuvre une sorte de multivocalité, d’universalité qui renforce aussi sa puissance.
C’est d’autant plus important que c’est la première production à laquelle Zofia Posmysz (1923–2022) n’assiste pas, elle qui a été présente à toutes les productions depuis 2006 et surtout 2010. Cette absence – elle venait saluer toujours à la fin – en fait aussi une sorte d’âme fantomatique, mais en même temps permet de prendre un peu de liberté dans les coupures et le rendu de l’œuvre, notamment dans l’évocation des camps. Ainsi c’est la multiplicité des langues face à l’allemand qui rend aussi tangible le rapport à l’oppresseur. Un des moments les plus terribles au premier acte est celui où les « touristes » inoffensifs sur leur balcon de navire se mettent à incarner des personnages du camp, avec une impression d’écrasement, d’invasion, de sauvagerie, ils deviennent des monstres pendant que Marta est seule, en noir tout en bas dans sa cabine n°45.
Comme je l’ai dit, on ne saura jamais si Marta est là ou pas, si Lisa vit le cauchemar ou la réalité, et l’apparition de plusieurs Marta en noir accentue évidemment l’oppression de Lisa par ses fantômes. En même temps, les superpositions, qui restent toujours lisibles au spectateur, tout comme la musique, n’atténuent jamais la violence mais la chargent au contraire, y compris vocalement.
Il faut souligner l’excellence d’une distribution nombreuse, très engagée, aussi bien les membres de la troupe (Bálint Szabó, Roman Chabaranok, les SS), Martin Snell (Un vieux passager) ou Daria Proszek (Très bonne Krystina), d’autres rôles de complément sont tenus par des chanteurs invités, comme la Vlasta de Lotte Betts Dean, spécialiste de musique contemporaine ou la Hannah de Noa Beinart, que nous connaissons de la troupe de Vienne, avec son très beau timbre sombre.
Nous connaissons aussi particulièrement Larissa Diadkova avec sa longue carrière internationale de mezzo, une référence, qui est ici une Bronka de luxe. Evgenya Sotnikova (Yvette) qui fut membre du studio de Munich puis de la troupe et qui continue d’y chanter régulièrement. Enfin, Gideon Poppe (le troisième SS), ténor, mais aussi enseignant qui débute sur la scène munichoise.
Enfin signalons aussi les acteurs, Sophie Wendt (la surveillante du camp) ou Lukhanyo Bele (le Stewart qui propose du Pepsi Cola à Lisa), sans oublier Sybille Maria Dordel la vieille Lisa si présente, si expressive, si déchirante dans ses gestes et mouvements malgré son rôle quasi muet.
Enfin, citons le violon superbe de Dimiter Ivanov premier violon du Museumorchester Frankfurt, l’orchestre de l’opéra de Francfort qui interprète sur scène la Chaconne de Bach fatale à Tadeusz,
Même s’il y a des protagonistes, il est difficile de mettre en avant de vrais « premiers » rôles tant l’ouvrage est finalement collectif, car les héros sont des anti-héros ou des fantomes. Ainsi notamment des trois rôles de Hannah (Noa Beinart), Vlasta (Lotte Betts Dean) et Daria Proszek (Krystina), les trois « fantomes » vêtus de noir quia accompagnent Marta, qui chantent avec une sorte d’engagement commun particulièrement fort. Elles entourent Elena Tsallagova, Marta, déchirante, à la voix forte, qui s‘impose tant par l’expressivité que par le timbre et en même temps qui réussit à exprimer quelque chose d’intime et de doux. C’est elle la plus émouvante, parce qu’elle réussit notamment en peu de gestes au premier acte à nous toucher. Encore plus au deuxième acte où elle est en butte aux traitements contradictoires et à la limite du sadisme de Lisa. Même soumise et torturée par Lisa, elle reste ce personnage digne et austère qui prononce les dernières paroles (en polonais) de l’opéra quand Lisa écroulée devant son écran TV laisse défiler les images des camps :
In mir sind eure Herzen, eure Tränen / und euer Lächeln, in mir ist eure Liebe. / Ich weiß ja, weiß es : Wenn eines Tages eure… / Stimmen verhallt sind, / dann gehen wir zugrunde. / Ich werde euch nie und nimmer vergessen…(“En moi, il y a vos cœurs, vos larmes / et vos sourires, en moi il y a votre amour. / Je sais, je le sais : si un jour vos… / voix s'éteignent, / alors nous périrons. / Je ne vous oublierai jamais, jamais…".)
Le Tadeusz de Jacques Imbrailo n’a pas beaucoup à chanter, lui qui fut un Pelléas magnifique à Zurich dans la mise en scène de Tcherniakov a cette voix jeune intense et claire, plein d’autorité qui confère au rôle une place plus forte que ce qu’il est réellement dans la partition, c’est un de ces rôles brefs mais particulièrement prenanst, d’autant qu’on sent, qu’on sait qu’il est condamné et qu’il est l’une des clefs de la culpabilité de Lisa qui a forcé le couple Marta/Tadeusz à copuler, dans une sorte de jeu à la fois ambigu et sadique. Bref mais fascinant.
Autre personnage magnifiquement campé, Charles Workman est Walter l’époux à la fois extérieur et lâche, qui comprend sans comprendre les mécanismes psychologiques de Lisa, le chant est suave, comme toujours, le timbre clair, l’émission et la diction parfaites. il réussit à donner cette double impression de sollicitude envers son épouse et en même temps de presque totale absence de véritable compréhension, un ton comme doux et neutre, réfugié dans ses propres craintes et découvrant comme stupéfait l’abîme qui s’ouvre sous lui et dans la mémoire de Lisa. Il est proprement magistral dans cette présence-absence, dans cette sorte de témoignage où même les plus proches ne peuvent que rester extérieurs aux flammes qui brûlent les coupables.
Enfin Sophie Koch est Lisa, très engagée elle aussi dans le jeu, mais un poil plus extérieure que le chant déchiré et déchirant de Tsallagova-Marta. Elle est différente dans la première et la deuxième partie. Mondaine et cherchant à atténuer ses fautes face à son mari, dans la semi-vérité, elle est à la fois effrayée et elle joue les apparences, suivie comme son ombre par sa projection âgée, la magnifique Sybille Maria Dordel. Son agitation est au premier acte un peu extérieure, malgré une voix forte, bien projetée, mais pas toujours aussi expressive qu’on souhaiterait.
La deuxième partie est une descente aux enfers, elle n’est plus la passagère, mais elle est la surveillante SS, en blouse, qui joue avec Marta, en un jeu trouble de séduction impossible un jeu de maître-esclave où elle la frappe avec un archet, scène terrible parce qu’elle signe l’aporie de toute communication et en même temps son désarroi de ne pas recevoir d’écho à son offre de la part de Marta : on est évidemment au seuil de Sade, et notamment des 120 journées de Sodome. Sophie Koch est plus convaincante dans cette partie que dans la première, mais le rôle est difficile, très syncopé, avec de nombreuses ruptures, elle passe du pitoyable à la cruauté et au seuil de la folie : « ils nous ont tous détestés » dit-elle, inconsciente de ce qu’elle profère dans le contexte où elle était (et où d’une certaine manière elle est encore).
La prestation de Sophie Koch est vocalement valeureuse, mais reste un peuen deçà de l’enjeu à mon avis. Il est vrai aussi que c’est un rôle qui ne doit pas émouvoir, mais nous laisser froid, peut-on entrer en empathie avec ce type de personnage ?
Toute l’ambiguïté et la force de l’œuvre tient à ce que le personnage principal représente à la fois le fond noir de l’humain, si le mot humain a encore un sens, et en même temps possède cette humanité qui tendrait non à nous identifier, mais au moins à nous « intéresser ». Comment sortir de ce tunnel totalement piégé, où les mécanismes du théâtre fonctionnent presque à l’inverse. Marta Lointaine et fantomatique nous touche par son chant mais, par son allure et sa présence, garde un éloignement que Lisa n’a pas. Elle fut horrible, elle est ravagée de culpabilité écrasante, elle est dérisoirement humaine et on en arriverait à la penser pitoyable, c’est à dire digne de pitié. Terrible dilemme et terrible mécanique du théâtre. Terrible pièce qu’il faut aller voir.
Munich, Nationaltheater, 22 et 25 mars ainsi que les 13 et 16 juillet, et les 15, 18, 21 novembre 2024. À ne pas manquer.