L’héroïne de l’avant-dernier opéra de Bellini entretient décidément une relation bien curieuse avec l’onomastique. Parce que prétendument née en 1372 dans le château de Tende, commune aujourd’hui située dans les Alpes-Maritimes, Beatrice est devenue di Tenda « même s’il a été démontré depuis longtemps qu’elle n’avait aucun lien de parenté avec le lignage ligure des comtes de Tende », nous dit Elisabeth Crouzet-Pavan dans l’un des articles du nouveau numéro de L’Avant-Scène Opéra. Vaut-il mieux l’appeler Lascaris ? Non plus, car ce nom d’origine grecque (les Laskaris ou Lascarides régnèrent sur l’Empire de Nicée) est devenu par alliance celui des seigneurs de Vintimille. Il semble bien plutôt que cette dame ait porté le nom bien moins romantique de « Cane », comme un chien. Elle a un premier mari dont on ignore tout, semble-t-il, et un deuxième qui s’appelle également Cane – bizarre, bizarre – et se prénomme Facino. Ah, Facino Cane, comme chez Balzac ? Oui, mais pas du tout, car la très courte nouvelle du père de la Comédie Humaine ne fait qu’emprunter ce nom pour le donner à un noble personnage né à Venise au XVIIIe siècle et qui finit clarinettiste aveugle dans le Paris de Louis-Philippe. Le mari de Beatrice, lui, est mort en 1412, et elle se remarie deux mois plus tard à un certain Filippo Maria Visconti. Visconti, comme Luchino ? Si on veut, mais en dehors de leur goût pour les beaux jeunes gens, les deux hommes n’eurent sans doute guère en commun. Toujours est-il que Beatrice Cane, épouse X en premières noces, Cane en deuxièmes, et Visconti en troisièmes, fut exécutée en 1418, son dernier époux l’ayant accusée d’adultère avec un certain Michele Orombello, qui fut également décapité. Une fois dépouillée de la fortune qu’elle apportait dans la corbeille de mariage, Dame Beatrice était sans doute devenue un peu encombrante, et mieux valait la faire disparaître.
De tout cela, Felice Romani – auteur de très nombreux livrets, dont certains furent mis en musique par une dizaine de compositeurs – sut tirer une intrigue suffisamment romanesque pour donner naissance à un opéra qui aurait pu ajouter au répertoire une infortunée de plus. « Qui aurait pu », car Beatrice di Tenda, créé à La Fenice le 16 mars 1833 et bientôt donné dans toute l’Europe (dont à Paris en 1840) et même aux Amériques (Mexico et La Havane en 1841, La Nouvelle-Orléans en 1842, New York en 1844, Buenos Aires en 1849), devait ensuite sombrer dans l’oubli, pour n’en sortir qu’en 1935 à Catane. En 1961, Milan ressuscite l’œuvre pour Joan Sutherland, puis trois ans après, Venise pour Leyla Gencer, mais cela n’a pas vraiment suffi à lui assurer une place solide à l’affiche. Dans la rubrique « L’œuvre à l’affiche », l’ASO ne mentionne que six productions notables depuis 2000, et encore, en incluant celle qui devrait être montée en février prochain à l’Opéra de Paris. En effet, très étonnamment, après l’avoir ignoré pendant un siècle et demi, la France s’apprête à redonner sa chance à ce Bellini-là. Et voilà pourquoi, plutôt que La straniera ou Il pirata, c’est Beatrice di Tenda qui vient rejoindre les quatre autres opéras de Bellini déjà intronisés par L’Avant-Scène Opéra, les quatre qu’on donne et redonne partout depuis trois quarts de siècle (Norma-Sonnambula-Puritani-Capuleti).
Sans rien savoir encore de ce que sera la production signée Peter Sellars pour l’Opéra Bastille, on peut néanmoins supposer qu’elle devrait être assez différente de celles dont l’iconographie est reproduite dans les pages de ce numéro 337, entièrement occupées par des spectacles représentatifs d’une certaine esthétique italienne : depuis la production milanaise de 1961 jusqu’à la reprise milanaise en 2004 de la mise en scène de Pier’Alli créée en 1993, costumes historiques et décors monumentaux sont de mise. Seule la vision de Francesca Zambello, conçue en 1987 pour Venise, semble avoir tenté de s’éloigner un peu de ce style (mais dans sa Vidéographie, Alfred Caron mentionne les spectacles signés par Daniel Schmid à Zurich en 2002, qui transposait l’action dans les années 1920, et par Henning Hermann Brockhaus à Catane en 2010, située dans un monde contemporain et « chargée de signes variés et de symboles parfois un peu abscons » : pas de photos, hélas, pour ces deux productions.
Outre les incontournables « Introduction et Guide d’écoute », cette fois rédigés par les plumes conjointes de Guillem Aubry et du rédacteur en chef de la revue, Jules Cavalié, on trouvera dans ce volume quatre « Regards sur l’œuvre ». D’abord, un texte historique sur le personnage de la duchesse Beatrice Visconti, qui souligne les lointains rapports que cette dame entretient avec l’héroïne bellinienne. On se rapproche bien davantage de l’opéra avec l’article d’Adèle Yvon, qui se penche sur les sources directes du livret de Romani, guidé par la vogue théâtrale que connurent les illustres décapitées et autres disprezzate regine, dans une Italie où dénoncer les plus injustes tyrans du Moyen Âge était un moyen de s’en prendre indirectement à l’occupant oppresseur autrichien. Au premier rang figure la Beatrice di Tenda de Carlo Tedaldi Fores, tragédie historique publiée en 1825, dont fut tiré un ballet donné à la Scala en 1832, que vit Bellini, c’est pourquoi il obligea Romani à renoncer à un projet cher au librettiste autour de Christine de Suède. De l’avis d’Adèle Yvon, l’adaptation chorégraphique aurait bien davantage influencé le compositeur, le poussant dans le sens d’une « dramaturgie bien plus conflictuelle que méditative ».
Lorsqu’il assista au ballet susdit, Bellini était accompagné par Giuditta Pasta, et c’est tout naturellement pour elle qu’il façonna sa Beatrice di Tenda. Jean Cabourg retrace le parcours de cette chanteuse qui eut l’art de se casser la voix en peu de temps, à force d’alterner les rôles les plus opposés entre eux, contralto un jour, soprano colorature le lendemain (toute ressemblance avec une certaine Maria C. un bon siècle plus tard n’aurait rien de fortuit, les mêmes causes débouchant sur les mêmes effets). Gilles Bertrand, enfin, se penche sur le carnaval de Venise, puisque Beatrice di Tenda fut créée en mars à La Fenice, mais son texte, au demeurant fort intéressant, ne peut que conclure en s’étonnant du non-dit opératique des témoignages contemporains, Vénitiens et visiteurs étrangers mentionnant très rarement l’opéra parmi les distractions offertes par le fameux carnaval de la ville.
La relative richesse de la discographie (presque exclusivement composée d’enregistrements sur le vif) rappelle que l’héroïne a pu attirer des gosiers aussi différents que ceux d’Edita Gruberová et de Mirella Freni. De quoi aiguiser notre appétit en attendant, outre les frères Pati en Orombello et Anichino, la Beatrice di Bastiglia que sera Tamara Wilson, Turandot sur cette même scène et, en décembre, Adriana Lecouvreur à Lyon et au TCE.