On n’aurait pu espérer, il y a quelques années encore, connaître un tel « Salieri revival » et que le compositeur susciterait un tel intérêt après des siècles non pas d’oubli, mais d’éternelle comparaison – à sa défaveur – avec Mozart.
Il y a bien eu quelques Danaïdes gravées au disque (notamment par Montserrat Caballe et Gianluigi Gelmetti, dès 1980) ; un Tarare mis en scène par Jean-Louis Martinoty et dont on trouve une trace en DVD, ainsi qu’un Falstaff ressuscité par Arnold Östmann et Michael Hampe, entre autres. S’ils ne sont pas tous impeccables stylistiquement, ces enregistrements ont déjà le grand mérite d’exister, même si leur retentissement était resté assez confidentiel.
C’est davantage l’album de Cecilia Bartoli consacré à Salieri en 2003 qui a jeté un éclairage un peu plus grand public – toutes proportions gardées – sur le compositeur, bientôt suivi de l’album « Arie di bravura » où Diana Damrau gravait quelques airs d’Europa riconosciuta, opéra qu’elle défendit aussi sur la scène de la Scala de Milan sous la direction de Riccardo Muti. Mais après toutes ces tentatives de réhabilitation, et après avoir attisé la curiosité d’un certain nombre d’amateurs, un grand coup a été frappé par Les Talens Lyriques lorsqu’ils ont enregistré coup sur coup et avec de remarquables distributions les trois opéras composés par Salieri pour le public français : Les Danaïdes, Les Horaces et Tarare. Enfin Salieri n’était plus le rival malheureux de Mozart, mais le digne successeur de Gluck.
Après s’être intéressé à ces œuvres passionnantes et où le compositeur était en pleine possession de ses moyens, le choix d’enregistrer Armida pourrait surprendre : il faut en effet faire un bond en arrière dans la carrière de Salieri et on ne peut espérer, a priori, que ce qui constitue sa première tentative dans le genre de l’opéra seria (et seulement quatrième tentative dans le genre lyrique) atteigne le niveau de maîtrise musicale et dramatique des œuvres précédemment citées. Mais alors qu’il se met au travail sur son Armide en 1771, à seulement vingt-et-un ans, Salieri a déjà trouvé en Gluck et Calzabigi des modèles – eux qui, avec Orfeo, Alceste etParide e Elena, avaient posé depuis plusieurs années déjà devant le public viennois les jalons d’une réforme profonde de l’art lyrique. Ainsi, dans leur lignée, Salieri propose une œuvre située au carrefour entre plusieurs influences : d’un côté la tragédie lyrique, de l’autre l’opéra italien. L’un soumet la voix aux passions, l’autre sacrifie parfois l’intensité dramatique à la vocalité, et Armida se situe dans un bel entre-deux : on n’y a pas un travail sur le texte aussi ciselé que dans Les Danaïdes, ni la pyrotechnie flamboyante d’Europa riconosciuta – son opéra seria suivant. Mais le livret signé Coltellini est efficace et condensé, évinçant l’anecdotique au profit d’une action resserrée et laissant la part belle à l’expression des passions des personnages.
On a pu reprocher à Salieri de ne pas être aussi fin dramaturge que Gluck ou Mozart. Mais il faut lui reconnaître certains choix et traitements très judicieux des sujets qu’il mettait en musique, en étroite collaboration avec ses librettistes : c’est le cas pour cette Armida, qui concentre son attention sur les derniers moments de Rinaldo sur l’île de la magicienne – ce sera le cas aussi, plus tard dans sa carrière, pour Les Horaces et Falstaff où le compositeur veillera à l’efficacité et à la rectitude des intrigues, alors que les pièces dont elles sont tirées regorgent de personnages et de situations. Armida ne comporte ainsi que quatre rôles solistes : la magicienne, Rinaldo, Ubaldo et Ismene (une suivante d’Armida). Un chœur est présent également, jouant tantôt les jeunes filles, tantôt les esprits infernaux, et Salieri introduit des ballets, brefs et qui ne viennent pas interrompre l’action. Surtout, le compositeur développe un discours musical extrêmement fluide entre récitatifs, chœurs et airs qui participe à la tension dramatique. Il use aussi à maintes reprises du récitatif accompagné et l’opéra se déploie ainsi avec un rythme bien soutenu. Mais la grande réussite d’Armida est sans conteste son ouverture : pas une sinfonia traditionnelle, tripartite, mais une ouverture qui dépeint ce qui précède l’action scénique, à savoir l’arrivée d’Ubaldo sur l’île. Une partition tout en contrastes, mystérieuse puis vigoureuse à l’évocation des monstres rencontrés par le chevalier, mais où les vents déploient finalement une élégante mélodie posant un décor enchanteur.
Le rideau s’ouvre alors sur un chœur de jeunes filles et sur le personnage d’Ismene, qui trouve en Teresa Iervolino une interprète de luxe pour ce petit rôle. Elle incarne une Ismene tantôt séductrice ou plus menaçante, et on regrette qu’elle ne chante pas davantage. La mezzo-soprano est bientôt rejointe par Ashley Riches dans le rôle d’Ubaldo, unique voix masculine parmi les solistes ; on apprécie que le baryton ne tombe pas dans le cliché du guerrier mais maintienne un beau legato dans « Finta larva, d’abisso fra l’ombra » comme dans « Torna schiavo infelice », qui sacrifie pourtant un peu à la démonstration vocale.
Florie Valiquette incarne un Rinaldo convaincant, qui ne manque ni de douceur ni de longueur de souffle dans cet air exigeant qu’est « Vieni a me sull’ali doro ». La soprano enthousiasme surtout dans un « Vedo l’abisso orrendo » propre, élégant, bien mené pour une partition brillante et relativement virtuose. Florie Valiquette convainc également grâce au beau duo qu’elle forme avec l’Armida de Lenneke Ruiten : le duo ouvrant le deuxième acte, plein d’homorythmie, montre deux voix qui se mêlent bien et une belle qualité d’écoute entre les deux chanteuses. Lenneke Ruiten possède en outre une voix corsée tout à fait bienvenue pour donner une épaisseur et un magnétisme à la magicienne. Elle démontre dans « Tremo bell’idol mio » des qualités évidentes dans la vocalisation et dans l’aigu mais elle fait preuve aussi, à plusieurs reprises, des qualités expressives nécessaires pour le rôle – notamment dans les dernières pages de l’œuvre.
Le chœur de chambre de Namur livre une prestation soignée, et les Talens Lyriques font particulièrement entendre la fluidité de la partition ainsi que les détails d’orchestration qui donnent à cet opéra différentes couleurs et atmosphères, de la tranquillité des jardins d’Armida aux scènes souterraines où la magicienne interpelle les esprits infernaux. L’orchestre sait aussi se faire éloquent lorsque les personnages se taisent, à l’image des adieux d’Armida et Rinaldo où la musique exprime ce que les mots renoncent à faire entendre. Une fin particulièrement réussie, qui aboutit comme il se doit sur la destruction de l’île. Salieri, pourtant particulièrement critique envers son propre travail, en fut même assez satisfait pour écrire : « C’est d’un effet diabolique, et le finale digne d’un opéra qui est presque tout à fait d’un genre diabolique »((Cité par Ignaz Franz von Mosel, Über das Leben und die Werke des Anton Salieri, I. F.. Bock Bad Honnef. 207p.)).
Pour son premier enregistrement mondial, Armida est donc bien chanceuse de voir réunie une distribution et un orchestre fidèles à la partition et au style de Salieri ; en espérant que d’autres découvertes suivent dans un avenir proche…