Tandis que Félicien David, Benjamin Godard et même Victorin Joncières connaissent grâce au Palazzetto Bru Zane une résurrection inespérée, un compositeur français de la fin du XIXe siècle peine à revenir à la surface, alors qu’il jouit lui aussi d’une réputation certaine en son temps. Alfred Bruneau (1857–1934) n’a plus été joué à Paris depuis bien des années, sans doute depuis la version du concert de son opéra Le Rêve, donnée à la Maison de la Radio en mars 2003 ; un disque aurait dû suivre, mais ce ne fut hélas pas le cas. Certaines maisons d’opéra allemandes, toujours plus friandes de raretés, ont fait l’effort de monter L’Attaque du moulin (Giessen, 2001), exceptionnellement monté à Metz en 2010, ou Messidor (Erfurt, 2005).
Pourtant, Bruneau fut un temps associé à l’un des grands de la littérature française, qui se fit pour lui librettiste : Emile Zola, rencontré en 1888. Sont ainsi nées deux partitions inspirées par deux volumes des Rougon-Macquart : Le Rêve mentionné plus haut, en 1891, et une musique de scène pour La Faute de l’abbé Mouret en 1907 (Bruneau aurait voulu en tirer un opéra mais les droits avaient déjà était cédés à Massenet, qui n’en fit rien). Le compositeur s’inspira de nouvelles de Zola pour trois opéras, L’Attaque du moulin (1893), Naïs Micoulin (1907) et Les Quatre Journées (1816), dont le livret fut élaboré par Louis Gallet pour le premier (comme pour Le Rêve), et par Bruneau lui-même pour les deux autres. Sur un livret original signé Zola, en revanche, Messidor fut créé à l’Opéra de Paris en 1897 ; même chose pour L’Ouragan, donné à l’Opéra-Comique en 1901, et L’Enfant-roi, en 1905 dans le même théâtre. Sans oublier l’oratorio Lazare, sur un texte écrit en 1893 mais mis en musique par Bruneau après la mort de Zola en 1902, partition qui ne fut exécutée qu’en 1957, pour le centenaire de la naissance du compositeur.
L’audacieux label Salamandre publie un double disque Alfred Bruneau, qui vient fort heureusement compléter une discographie plus que maigrelette : deux versions du Requiem, une de Lazare, des pages symphoniques, et pour les opéras, il faut se rabattre sur les concerts de la Radiodiffusion française, avec Messidor capté en 1948, L’Attaque du moulin en 1952 et L’Ouragan en 1957. Complément d’autant plus appréciable qu’il donne à entendre la musique écrite par Bruneau « sans Zola », en quelque sorte : à part le Prélude de L’Enfant-roi dans sa transcription pour piano par Alfredo Casella, les pièces réunies sur ces deux CD sont antérieures à la rencontre avec le romancier (1877–1886) ou postérieures à son décès (1927–1932), à l’exception d’une Fantaisie pour cor de 1901, et de deux mélodies de 1889 sur des poèmes de Jean Richepin, dont « Soirée », la seule pièce qui ne soit pas un « première mondiale au disque » (et ce n’est pas du tout le versant naturaliste de Richepin qui est ici représenté). Autre sujet de se réjouir : alors que la musique orchestrale et chorale de Bruneau est plutôt bien représentée au disque, et qu’il est possible de se faire une idée de ses opéras, on l’a dit, l’album Salamandre se concentre sur un aspect jusqu’ici négligé de sa production : la mélodie et la musique de chambre.
Les pièces de salon réunies ici, dont plusieurs proposées en transcription (si séduisante que soit l’interprétation de l’altiste Sylvain Séailles, on se demande quand même pourquoi une Romance pour cor est enregistrée dans sa version pour alto, alors qu’un corniste a été sollicité pour la Fantaisie), sont les premiers essais d’un compositeur de moins de 30 ans, lauréat du Second Prix de Rome en 1881. On y découvre des accents caressants et des phrases sinueuses proches de certaines œuvres de César Franck ou de Massenet, le maître de Bruneau au conservatoire. Un certain wagnérisme français se fait aussi entendre, notamment dans la Romance pour quatuor de clarinettes, formation originale où brille le Quatuor Anches Hantées. De la même année date la composition la plus ambitieuse est ici La Nuit de mai, qui donne son titre au disque : en 1886, Alfred Bruneau a déjà commencé à faire jouer ses pièces dans les concerts symphoniques, et il donnera l’année suivante son premier opéra, Kérim, au Théâtre du Château‑d’Eau. Lorsqu’il s’attaque au poème de Musset, il commence par glisser sous les vers confiés à un récitant des arpèges de harpe, évocation conventionnelle de la lyre, avant d’introduire le quatuor à cordes sur un mode bien plus fin-de-siècle, le Quatuor Varèse soutenant admirablement la quête d’idéal du texte. C’est l’occasion de saluer le travail effectué par Vincent Figuri qui, non content de déclamer le texte, a également effectué les recherches nécessaires et conçu tout le programme de ce disque. C’est lui qui avait assuré la création de cette œuvre en 2005 sur France Musique, et il a créé le label Salamandre en 2012. Récitant, tour à tour Muse et Poète, il a le bon goût de ne pas chercher à « naturaliser » le texte poétique, mais parvient à la théâtraliser autant qu’il est possible sans cesser d’en respecter l’artificialité.
L’une des raisons qui compromettent la recréation des opéras de Bruneau est peut-être la nécessité de disposer d’un ténor héroïque, catégorie qui se raréfiait déjà dans les années 1950 quand la RTF donna ses concerts (c’est souvent le point faible des distributions réunies alors). Heureusement, point n’est besoin du même format vocal pour redonner vie à ses mélodies. Depuis bientôt dix ans, Cyrille Dubois s’est imposé comme l’un des jeunes chanteurs français les plus à même de défendre un genre où, longtemps, les barytons ont dominé. Mais la mélodie n’est pas qu’une affaire de voix graves, et un ténor peut y proposer d’autres choses avec tout autant de légitimité. Cyrille Dubois a déjà eu l’occasion de prouver ses affinités avec un compositeur comme Britten, il a pris de manière éclatante la défense de Lili Boulanger, qui retrouve peu à peu la place qui lui revient, et l’on se réjouit de voir qu’il poursuit maintenant son exploration des musiciens français négligés avec Alfred Bruneau. Là encore, on pourrait dire que les pages retenues ici sont celles que Bruneau a composées loin de Zola. Les deux mélodies de 1889 sont certes contemporaines des premières discussions avec le romancier mais n’ont rien de bien zolesque ; quant aux deux cycles conçus dans la dernière décennie de la vie de Bruneau, elles s’inscrivent dans un courant qui n’a rien à partager avec le naturalisme. Les Chants antiques cherchent chez André Chénier cette inspiration antique qui fut en vogue des poèmes parnassiens jusqu’au « retour à l’ordre » de l’entre-deux-guerres, et le compositeur y montre une belle faculté de son renouveler. Autre preuve que son art n’était nullement épuisé, Plein air trouve en Théophile Gautier une source de textes assez divers, réunis sous un titre un peu vague (Bruneau s’offre même le luxe de mettre en musique « Dites, la jeune belle, où voulez-vous aller » inclus par Berlioz dans ses Nuis d’été).
Egalement au service de l’opéra français depuis ses débuts, Cyrille Dubois maîtrise désormais une véritable science de l’articulation de notre langue au service du chant : e muets tout à fait audibles mais jamais trop ouverts, r qu’on dirait finement vibrés et non caricaturalement roulés. L’interprétation se fait ici remarquer par sa délicatesse et sa ferveur, sans éclats gratuits, pour mieux donner à entendre le texte du poème, ingrédient essentiel du genre, avec un mélange de naturel et d’art qui dit toute la maturité déjà atteinte par cet artiste. Chez un pianiste aussi expérimenté que Jeff Cohen, on ne s’étonnera pas de trouver une maturité équivalente, qui contribue à la réussite de ce programme comme elle contribuait à celle de la récente intégrale des mélodies de Reynaldo Hahn.