Chaque nouvelle production signée Robert Wilson est un moment particulier, car si l’on sait à quoi s’attendre en termes de scénographie et de mise en scène, on se demande toujours si l’esthétique wilsonienne parviendra à tisser un lien avec l’œuvre, à ne pas apposer des images sur une partition mais à en exploiter le sens. Près de vingt-cinq ans après Madame Butterfly, c’est à un autre sommet du répertoire puccinien que le metteur en scène s’attaque.
Cette Turandot madrilène offre sans conteste de très belles images : l’empereur suspendu plusieurs mètres au-dessus du sol, la mort tout en poésie de Liù – un simple hochement de tête, puis une lente sortie de scène accompagnée de Timur –, ou encore ce fond ouvragé tout en entrelacement de lignes et des lumières remarquablement travaillées, le tout mêlant décors épurés et costumes sinisants ; Robert Wilson ne déçoit pas sur l’aspect visuel du spectacle. Si sa direction d’acteurs peut, comme toujours, susciter l’enthousiasme des uns et l’exaspération des autres, force est de constater qu’elle laisse par moments le spectateur sur sa faim. Les retrouvailles entre Calaf et son père, au début de l’ouvrage, sont ainsi d’une aridité déconcertante, la distance physique entre les deux personnages – aucun contact, aucun regard – coupant court à toute possibilité d’émotion. De même, si la mort de Liù et le départ de Timur sont très beaux esthétiquement parlant, il n’y a pas d’interaction possible avec Calaf qui, de fait, reste de glace et semble plus indifférent que jamais au suicide de la jeune femme.
En revanche, cette production offre un portrait très réussi de Turandot. La princesse, qui apparaît pour la première fois debout plusieurs mètres au-dessus du sol, surplombant la foule, descend progressivement d’une scène à l’autre pour se retrouver, à l’acte III, au niveau du sol. On voit donc l’héroïne s’incarner, s’humaniser en acceptant l’amour de Calaf. Ce cheminement visuel correspond à un cheminement émotionnel rendu très lisible par le metteur en scène : Robert Wilson clôt d’ailleurs l’opéra sur Turandot seule à l’avant-scène tandis que le chœur et Calaf restent dans l’obscurité. C’est l’histoire et l’évolution de l’héroïne qui priment dans cette production, à l’image de ce rai de lumière venant des cintres et descendant jusqu’à elle dans les dernières mesures de la partition, figurant la lente et difficile humanisation du personnage à laquelle le spectateur vient d’assister.
Le metteur en scène est parfaitement aidé dans cette entreprise par Irene Theorin qui, malgré le statisme de certaines scènes, rend palpable le trouble de la princesse, notamment lorsqu’elle comprend devoir épouser Calaf. La soprano allie une voix dense, parfois métallique, à l’aigu acéré, et un jeu sensible. Percutante vocalement mais flexible émotionnellement : la soprano possède des qualités précieuses pour interpréter un personnage d’une telle envergure. Face à elle, Gregory Kunde est un Calaf volontaire, déterminé. Le vibrato est un peu envahissant par moments, on souhaiterait parfois un chant un peu plus flexible, mais le ténor ne faiblit pas d’un bout à l’autre de l’ouvrage ; on regrette seulement que la mise en scène ne lui ait pas donné plus d’envergure ou de relief dramatique, ses attitudes étant particulièrement limitées : on comprend d’autant moins les motivations du personnage à risquer sa vie et à accepter le sacrifice de Liù.
Cette dernière, interprétée par Yolanda Auyanet, bénéficie d’une belle gestuelle et d’une interprète au visage très expressif. La voix est plus corsée que ce qu’on entend souvent ; et bien que le vibrato soit très marqué et qu’on ait pu espérer des aigus filés plus piano et suspendus, la soprano déploie une belle délicatesse dans « Tu che di gel » où la voix s’adoucit, où le medium se révèle davantage velouté, en plus d’un véritable engagement dramatique. Sa mort constitue l’un des moments les plus réussis de cette production, grâce également à la présence d’Andrea Mastroni en Timur, roi déchu qui ne manque pas d’autorité vocale.
Ping, Pang et Pong, interprétés respectivement par Joan Martin-Royo, Vivenç Esteve et Juan Antonio Sanabria apportent tout le comique attendu, moins hommes que figurines ou pantins bondissant et moqueurs, y compris aux moments les plus tragiques de l’ouvrage. Ces trois personnages sont les seuls véritablement en mouvement sur le plateau, et leur tonicité physique mérite d’être soulignée en plus de belles voix qui forment un trio très équilibré et homogène. En ce qui concerne l’engagement physique des interprètes, on peut également mentionner l’empereur de Raul Giménez chantant suspendu à plusieurs mètres du sol, ce qui ne l’empêche pas de faire entendre la voix claire qu’on lui connaît, et qui l’a rendu célèbre dans le répertoire belcantiste.
Le chef Nicola Luisotti retrouve l’orchestre du Teatro Real dont il est le principal chef invité et en exploite quantité de couleurs et de textures. Si le premier acte laisse émerger les solos qui parsèment la partition, Nicola Luisotti déploie ensuite un orchestre rutilant lors de la scène des énigmes, assumant les grands éclats pucciniens sans tomber dans une lourdeur excessive. Il semble parfaitement à son aise dans cette partition, soutenant l’action d’un bout à l’autre des scènes, pourtant longues, où l’énergie de l’orchestre pourrait parfois faiblir. Le chœur fait preuve lui aussi d’une belle homogénéité, d’un son plein, rond et se plie avec réussite aux exigences de la mise en scène, ce qui est loin d’être chose aisée.
Voilà une Turandot qui ne décevra pas les amateurs de Robert Wilson car le metteur en scène y réaffirme les qualités de scénographe qu’on lui connaît, tout en ombres et lumières, entre tradition et futurisme, dans un spectacle visuellement splendide.