En février, à l’Opéra de Montpellier, Thibault Noally remplaçait dans la fosse Nathalie Stutzmann, initialement prévue, pour une série de représentations du Trionfo del tempo e del disinganno (1707), le tout premier oratorio romain de Haendel, interprétation en tous points digne d’admiration. Six mois auparavant, au festival de La Chaise-Dieu, toujours à la tête de son ensemble Les Accents, le chef et violoniste dirigeait un oratorio italien antérieur de quelques décennies, dû à Alessandro Scarlatti, qui relate le martyre de sainte Théodosie de Tyr, vainement soumise à de multiples tortures avant d’être finalement décapitée à Césarée en l’an 307 de notre ère. Le label Aparté vient de publier ce Martirio di santa Teodosia, non pas l’écho direct du concert, mais un enregistrement de studio réalisé dans la foulée.
Cet oratorio romain se situe à mi-chemin entre les premières « histoires sacrées » et les grandes fresques avec chœur et nombreux solistes dont le susnommé Haendel deviendrait l’un des principaux maîtres dans les années 1730 à 1750. Ces partitions destinées aux périodes où les théâtres étaient fermés furent d’abord composées sur des textes en latin, souvent avec l’intervention d’un « Historicus » ou récitant : si les premiers exemples sont contemporains de la naissance du genre opéra (La rappresentazione di anima e di corpo de Cavalieri est créé en 1600), c’est encore le cas en 1649 dans la Jephte de Carissimi. La langue vernaculaire se substitua bientôt à celle de l’Eglise, et le livret prirent une dimension plus dramatique, l’un des exemples les plus éclatants étant le San Giovanni Battista (1675) d’Alessandro Stradella, compositeur que l’on commence à mieux connaître grâce aux efforts du label Arcana, qui a révélé son San Giovanni Crisostomo et s’est même récemment attaqué à ses œuvres profanes.
Stradella mourut en 1682, et c’est l’année suivante qu’aurait été donné Il Martirio di santa Teodosia, parmi les premières compositions de ce genre figurant au catalogue d’Alessandro Scarlatti, né en 1660. Paradoxalement, on connaît mieux aujourd’hui la musique sacrée de celui qui s’illustra principalement dans le domaine de l’opéra, avec une bonne centaine de titres (René Jacobs avait enregistré en 2002 sa Griselda mais n’a guère été imité). Et l’on ne parle même pas de la célébrité de Domenico, le claveciniste fils d’Alessandro, dont les pianistes ne cessent de s’emparer.
Jusqu’ici, la seule version disponible au disque était une « antiquité », reflet d’un concert donné par la Società Cameristica di Lugano, dirigée par son fondateur Ewin Löhrer, le 31 juillet 1965 ! Est-il nécessaire de rappeler qu’en un demi-siècle, notre approche de ce répertoire s’est radicalement transformée ? En 2012, Eduardo López Banzo dirigeait cette Santa Teodosia avec son orchestre Al Ayre Español, mais son interprétation n’avait pas débouché sur une sortie discographique. Cette lacune est aujourd’hui superbement comblée, et le disque Aparté confirme la stature de Scarlatti père en tant que compositeur pour le théâtre. Malgré leur sujet sacré, ces oratorios devaient plaire à un public habitué à l’opéra, et il n’y a donc rien d’étonnant à y retrouver les mêmes procédés que dans les œuvres scéniques profanes. Vierge et martyre, Teodosia n’en est pas moins une héroïne de chair et de sang, à laquelle Alessandro Scarlatti destine toute une gamme d’airs déclinant des affects variés, dont la longueur elle-même oscille du plus bref (cinquante secondes) au plus développé (près de huit minutes). De fait, le livret – anonyme – glisse opportunément sur les épreuves physiques de la jouvencelle torturée, jetée à la mer puis donnée en pâture aux fauves, pour se recentrer sur son parcours spirituel, non sans ajouter un ingrédient nouveau : l’amour que conçoit pour elle Arsenio, fils d’Urbano, gouverneur de Césarée. Toute la première partie de l’oratorio prend ainsi un tour galant, dépeignant les souffrances du malheureux Arsène face au « cœur de pierre » de la belle indifférente. Courtisée par le fils, menacée par le père, Teodosia trouve déjà la véhémence qu’aura un siècle plus tard Konstanze de Die Entführung aus dem Serail, dédaignant les « Martern aller Arten » qu’on lui promet (« Son pronta all’offese », certes beaucoup plus bref que l’air mozartien), pour ensuite exhaler sa « Traurigkeit » dans sa grande aria « Se il Cielo m’invita ». C’est par amour pour Dieu qu’elle se refuse à Arsenio, mais loin de lui inspirer un discours confit en dévotion, sa piété lui prête une appréciable vigueur et fait d’elle un personnage plein de relief. Les trois autres protagonistes sont plus limités : Arsenio n’est qu’amour, Urbano n’est que colère, et le serviteur Decio se contente de distiller de sages conseils.
Alors que l’œuvre dure un peu plus d’une heure, Thibault Noally a souhaité la faire précéder d’une ouverture un peu plus copieuse que celle initialement prévue, de moins d’une minute. Il ajoute donc en préambule une sonate à quatre en do mineur, dont les harmonies s’accordent parfaitement avec celles du début et de la fin du Martirio. Dans le jeu des instrumentistes des Accents, on retrouve cette netteté des contours, ce délié que l’on avait tant apprécié dans Haendel à Montpellier. Plus loin, on savoure le choix des timbres et des couleurs, comme cet orgue nasillard qui soutient les interventions du méchant gouverneur.