Alessandro Scarlatti (1660–1725)
Il martirio di santa Teodosia (1684)
Oratorio en deux parties.

Emmanuelle de Negri, soprano (Teodosia),
Emiliano Gonzalez Toro, ténor (Arsenio),
Renato Dolcini, basse (Urbano),
Anthéa Pichanick, mezzosoprano (Decio)

Les Accents 
Direction musicale : Thibault Noally

 

1 CD Aparté 74’57

Enregistré à Paris, Eglise allemande Protestante, du 9 au 12 septembre 2019

Trop longtemps occulté par la célébrité de son fils Domenico, Alessandro Scarlatti n’est plus un inconnu, mais son Martirio di santa Teodosia, oratorio de jeunesse, n’avait encore jamais été enregistré. Après l’avoir donné avec son orchestre Les Accents au festival de La Chaise-Dieu l’été dernier, Thibault Noally en a gravé pour le label Aparté une séduisante version, avec en tête de distribution Emmanuelle de Negri qui prouve une fois de plus qu’elle a tous les atouts pour aborder les plus grands rôles, haendéliens notamment ; espérons qu’il lui sera bientôt donné de les aborder.

 

En février, à l’Opéra de Montpellier, Thibault Noally remplaçait dans la fosse Nathalie Stutzmann, initialement prévue, pour une série de représentations du Trionfo del tempo e del disinganno (1707), le tout premier oratorio romain de Haendel, interprétation en tous points digne d’admiration. Six mois auparavant, au festival de La Chaise-Dieu, toujours à la tête de son ensemble Les Accents, le chef et violoniste dirigeait un oratorio italien antérieur de quelques décennies, dû à Alessandro Scarlatti, qui relate le martyre de sainte Théodosie de Tyr, vainement soumise à de multiples tortures avant d’être finalement décapitée à Césarée en l’an 307 de notre ère. Le label Aparté vient de publier ce Martirio di santa Teodosia, non pas l’écho direct du concert, mais un enregistrement de studio réalisé dans la foulée.

Cet oratorio romain se situe à mi-chemin entre les premières « histoires sacrées » et les grandes fresques avec chœur et nombreux solistes dont le susnommé Haendel deviendrait l’un des principaux maîtres dans les années 1730 à 1750. Ces partitions destinées aux périodes où les théâtres étaient fermés furent d’abord composées sur des textes en latin, souvent avec l’intervention d’un « Historicus » ou récitant : si les premiers exemples sont contemporains de la naissance du genre opéra (La rappresentazione di anima e di corpo de Cavalieri est créé en 1600), c’est encore le cas en 1649 dans la Jephte de Carissimi. La langue vernaculaire se substitua bientôt à celle de l’Eglise, et le livret prirent une dimension plus dramatique, l’un des exemples les plus éclatants étant le San Giovanni Battista (1675) d’Alessandro Stradella, compositeur que l’on commence à mieux connaître grâce aux efforts du label Arcana, qui a révélé son San Giovanni Crisostomo et s’est même récemment attaqué à ses œuvres profanes.

Stradella mourut en 1682, et c’est l’année suivante qu’aurait été donné Il Martirio di santa Teodosia, parmi les premières compositions de ce genre figurant au catalogue d’Alessandro Scarlatti, né en 1660. Paradoxalement, on connaît mieux aujourd’hui la musique sacrée de celui qui s’illustra principalement dans le domaine de l’opéra, avec une bonne centaine de titres (René Jacobs avait enregistré en 2002 sa Griselda mais n’a guère été imité). Et l’on ne parle même pas de la célébrité de Domenico, le claveciniste fils d’Alessandro, dont les pianistes ne cessent de s’emparer.

Jusqu’ici, la seule version disponible au disque était une « antiquité », reflet d’un concert donné par la Società Cameristica di Lugano, dirigée par son fondateur Ewin Löhrer, le 31 juillet 1965 ! Est-il nécessaire de rappeler qu’en un demi-siècle, notre approche de ce répertoire s’est radicalement transformée ? En 2012, Eduardo López Banzo dirigeait cette Santa Teodosia avec son orchestre Al Ayre Español, mais son interprétation n’avait pas débouché sur une sortie discographique. Cette lacune est aujourd’hui superbement comblée, et le disque Aparté confirme la stature de Scarlatti père en tant que compositeur pour le théâtre. Malgré leur sujet sacré, ces oratorios devaient plaire à un public habitué à l’opéra, et il n’y a donc rien d’étonnant à y retrouver les mêmes procédés que dans les œuvres scéniques profanes. Vierge et martyre, Teodosia n’en est pas moins une héroïne de chair et de sang, à laquelle Alessandro Scarlatti destine toute une gamme d’airs déclinant des affects variés, dont la longueur elle-même oscille du plus bref (cinquante secondes) au plus développé (près de huit minutes). De fait, le livret – anonyme – glisse opportunément sur les épreuves physiques de la jouvencelle torturée, jetée à la mer puis donnée en pâture aux fauves, pour se recentrer sur son parcours spirituel, non sans ajouter un ingrédient nouveau : l’amour que conçoit pour elle Arsenio, fils d’Urbano, gouverneur de Césarée. Toute la première partie de l’oratorio prend ainsi un tour galant, dépeignant les souffrances du malheureux Arsène face au « cœur de pierre » de la belle indifférente. Courtisée par le fils, menacée par le père, Teodosia trouve déjà la véhémence qu’aura un siècle plus tard Konstanze de Die Entführung aus dem Serail, dédaignant les « Martern aller Arten » qu’on lui promet (« Son pronta all’offese », certes beaucoup plus bref que l’air mozartien), pour ensuite exhaler sa « Traurigkeit » dans sa grande aria « Se il Cielo m’invita ». C’est par amour pour Dieu qu’elle se refuse à Arsenio, mais loin de lui inspirer un discours confit en dévotion, sa piété lui prête une appréciable vigueur et fait d’elle un personnage plein de relief. Les trois autres protagonistes sont plus limités : Arsenio n’est qu’amour, Urbano n’est que colère, et le serviteur Decio se contente de distiller de sages conseils.

Alors que l’œuvre dure un peu plus d’une heure, Thibault Noally a souhaité la faire précéder d’une ouverture un peu plus copieuse que celle initialement prévue, de moins d’une minute. Il ajoute donc en préambule une sonate à quatre en do mineur, dont les harmonies s’accordent parfaitement avec celles du début et de la fin du Martirio. Dans le jeu des instrumentistes des Accents, on retrouve cette netteté des contours, ce délié que l’on avait tant apprécié dans Haendel à Montpellier. Plus loin, on savoure le choix des timbres et des couleurs, comme cet orgue nasillard qui soutient les interventions du méchant gouverneur.

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Laurent Bury
Ancien élève de l’ENS de la rue d’Ulm, auteur d’une thèse consacrée au romancier britannique Anthony Trollope (1815–1882), Laurent Bury est Professeur de langue et littérature anglaise à l’université Lumière – Lyon 2. Depuis un quart de siècle, il a traduit de nombreux ouvrages de l’anglais vers le français (Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll, Orgueil et préjugés de Jane Austen, Voyage avec un âne dans les Cévennes de Stevenson, etc.) ; dans le domaine musical, on lui doit la version française du livre de Wayne Koestenbaum, The Queen’s Throat, publié en 2019 par les éditions de la Philharmonie de Paris sous le titre Anatomie de la folle lyrique. De 2011 à 2019, il fut rédacteur en chef adjoint du site forumopera.com, puis rédacteur en chef de novembre 2019 à avril 2020. Il écrit désormais des comptes rendus pour plusieurs sites spécialisés, dont Première Loge.

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