Comment appelle-t-on une institution qui n’a cessé de se renouveler tout au long de son histoire ? Du haut de son quasi demi-siècle d’existence – encore quatre ans attendre, tout de même – L’Avant-Scène Opéra est devenue une référence qu’utilisent amateurs et professionnels. Et cette nouvelle version du volume consacré à La Flûte enchantée n’est pas un numéro comme les autres puisque, comme le rappellent sans forfanterie les auteurs, il s’agit d’un « cas unique dans l’histoire de la revue ». Que cette chère Zauberflöte en arrive en 2022 à sa quatrième mouture, le fait est déjà notable, mais surtout, c’est avec elle que l’ASO est née ! En janvier 1976, une bande d’intrépides entraînée par Guy Samama créait une nouveauté absolue, en réponse à un besoin qui commençait à se faire sentir alors qu’une nouvelle génération de metteurs en scène dynamitait un genre resté trop longtemps ensommeillé. A l’époque des Chéreau et des Lavelli, il existait un lectorat désireux d’en savoir plus sur l’opéra, et c’est à eux que s’adressait ce numéro 1 de L’Avant-Scène Opéra. Refondu, transformé, le volume « Flûte » est devenu le n° 101 une dizaine d’années plus tard (avec la couleur en couverture, mais pas à l’intérieur), et le n° 196 en 2000. Le n° 329, de juillet août 2022, est tout nouveau, tout beau. Qu’y reste-t-il de l’Ur-Zauberflöte de 1976 ? Rien, à part évidemment le livret en allemand de Schikaneder, et peut-être, à la rigueur, une ou deux photos en noir et blanc de productions anciennes.
Ce volume est-il tout neuf pour autant ? Pas tout à fait, on s’en doute, car le renouvellement des volumes ASO est toujours progressif, et seul le passage des décennies finit par modifier intégralement un numéro, tout comme les cellules du cerveau humain se régénèrent peu à peu. La traduction de Françoise Ferlan avait remplacé dès 1987 celle de Jean-Jacques Becquet ; l’article de Jean-Michel Brèque sur le film de Bergman (« merveille absolue » dont Louis Bilodeau souligne qu’elle « ne saura toutefois combler les amateurs de grandes voix ») est l’autre rescapé du n° 101. De 2000 datent l’Introduction et Guide d’écoute du regretté Harry Halbreich, décédé en 2016 ; également du n° 196 proviennent les trois articles formant, avec le texte de Jean-Michel Brèque mentionné plus haut, les « Regards sur l’œuvre » : « Une œuvre collective », où Alain Patrick Olivier resitue Die Zauberflöte au sein d’une tétralogie inspirée des contes de fées de Christoph Martin Wieland, « Les créateurs de La Flûte », où Pierre Michot se penche sur les interprètes à qui Mozart destinait les cinq principaux rôles, et « Ce bois dont on fait les flûtes » par Alain Perroux. Sauf que, pour cette dernière étude, l’ouvrage a nécessairement été remis sur le métier, car pour parler de l’évolution de la mise en scène, et montrer comment le théâtre s’empare de la « matière à grumeaux » qu’est cette « Flûte à trous, Flûte à clefs », il fallait bien prendre en compte l’apport des vingt dernières années, qui ont vu plusieurs productions mémorables.
Le tout nouveau, donc, se trouve bien plutôt dans la rubrique « Ecouter, voir et lire », puisqu’en 2000, le chapitre « vidéographie » ne figurait même pas dans la table des matières… Après avoir recensé une quarantaine de versions en 2000, Christian Merlin propose cette fois d’« oubli[er] un instant le souci d’exchaustivité pour oser le choix, en en assumant le risque d’arbitraire ». La nouvelle Discographie prend donc la forme d’un « top ten » allant de 1937 à 1995, qui reflète bien l’impact de grandes personnalités devenues mythiques et le renouvellement de l’interprétation apporté par les baroqueux et les orchestres d’instruments anciens. Le tableau synoptique dénombre néanmoins quarante-sept versions à ce jour, dont sept plus récentes, trois de studios (Gardiner, Mackerras, Abbado) et quatre prises sur le vif (Davis, Kuijken, Jacobs, Nézet-Séguin), sans oublier. Christian Merlin évoque lui-même, en conclusion, les grands absents qu’il n’a pas retenus, Klemperer en tête, mais affirme que, parmi les dix heureux lauréats, « chacun devrait trouver sa Flûte ». Dix grands chefs et dix grandes distributions, où « personne ne tire la couverture » à soi (on pourrait même parler de onze équipes, puisque Furtwängler 1949 et 1951 sont comptabilisées comme une seule version alors qu’elles diffèrent par leur Tamino et leur Papageno et par quelques seconds rôles). Au détour de ces analyses aussi érudites qu’instructives, avec quelques coups de griffes ici et là, le non-spécialiste ne manquera pas de glaner des informations édifiantes : les dialogues parlés ne font leur apparition que bien tardivement au disque, mais Harnoncourt crut bon en 1987 de revenir à une récitante compassée ; plus étonnant encore, il fallut attendre 1969 pour que les trois Knaben soient enregistrés par d’authentiques enfants !
La vidéographie recense une trentaine de versions mais propose elle aussi « dix coups de coeur », formule que le Québécois Louis Bilodeau aura préféré ce terme à l’anglicisme top ten. Si l’auteur y déplore lui-même l’absence de « vision franchement décapante » de l’œuvre, il est également contraint d’avouer en conclusion qu’aucun DVD ne convainc sur tous les plans : quand le théâtre est là, ce sont les voix ou l’orchestre qui pèchent, et vice versa. C’est aussi l’occasion de remarquer la pluralité des opinions qui s’expriment dans le volume, car les jugements exprimés dans cette Vidéographie ne coïncident pas toujours avec ceux qu’énonce Alain Perroux qui, on l’a dit, évoque lui aussi les mises en scènes de l’œuvre. Ainsi de la fameuse production signée Simon McBurney, créée à Amsterdam en 2012, puis donnée notamment à Aix-en-Provence où elle fut encore reprise en 2018 : pour Alain Perroux, elle « atteint une forme d’idéal pour constituer une Flûte enchantée d’aujourd’hui », qui parle autant au connaisseur qu’au néophyte, qui « efface les saillies racistes du livret » et offre la vision « la plus complète de son époque » ; pour Louis Bilodeau, « Simon McBurney s’empêtre dans une scénographie massive et envahissante qui ne facilite en rien la compréhension de l’œuvre »…
Etabli par Jules Cavalié, le nouveau rédacteur en chef de l’ASO et également signataire de la Bibliographie, le chapitre « L’œuvre à l’affiche » se concentre désormais sur une sélection de spectacles donnés entre 2000 et 2022, en renvoyant vers le site www.asopera.com les lecteurs soucieux de connaître ce qui s’est fait auparavant ; ont néanmoins été conservés les informations concernant la distribution de la création viennoise en 1791, et le « Calendrier des premières représentations de l’œuvre », de 1792 à Prague jusqu’à 1941 à Buenos Aires, avec pas moins de cinq « premières » pour Paris, depuis Les Mystères d’Isis en 1801 jusqu’à la version donnée en 1912 à la Gaîté-Lyrique.