Un chef aussi radical que Teodor Currentzis connu pour ses lectures tranchées et ses partis pris musicaux provocants, peut tout aussi bien irriter que susciter l'admiration, au même titre qu'un metteur en scène novateur tel que Dmitri Tcherniakov, autre enfant terrible de la scène russe. Quelques années ont suffi au jeune maestro grec pour gravir les échelons, occuper le poste de directeur musical de l'Opéra de Perm, être repéré par une maison de disque et participer à de nombreuses productions scéniques remarquées de Macbeth à Wozzeck, en passant par Le Joueur, Lady Macbeth de Mzensk ou encore le diptyque Iolantha/Perséphone. Fougueux, déterminé, convaincu, il n'a peur de rien et brave les partitions les plus périlleuses tout en imposant son style de Purcell à Prokofiev, de Verdi à Mozart. Après avoir gravé Cosi fan tutte et Le nozze di Figaro, il nous propose enfin sa vision de Don Giovanni réalisée avec les forces de l'Orchestre de Perm. Avec un tempo d'une telle vivacité, des récitatifs menés à un tel train d'enfer, des scènes enchaînées à si vive allure, Currentzis ne craint pas de surprendre l'auditeur comme avant lui le tout jeune Daniel Harding à Aix en 1999. A la tête d'une formation dégraissée, qu'il tient fermement serrée, le chef privilégie l'action, la nervosité, préférant le muscle à la chair, le frottement à la caresse. Ce choix d'une course à l’abîme chargée d'électricité et de tension que vient renforcer l'absence de vibrato aux cordes apporte une certaine sécheresse à l'ensemble, qui convient à ce dramma giocoso et à laquelle nous ont habitué les baroqueux. Currentzis en laissant volontiers ses interprètes orner les reprises de leurs airs leur est d'ailleurs redevable. Nous sommes en revanche plus sceptiques face à la place qu'accorde le chef au continuo dont les interventions deviennent de plus en plus envahissantes à mesure que l'intrigue avance ; d'abord discret, le forte piano finit par s'imposer de manière si exagérée, au-delà des récitatifs qu'il est censé uniquement accompagner, les arpèges et autres commentaires volubiles finissant par se faire entendre aussi fort que l'orchestre, notamment au cours du finale du 1er acte. On cherche également à comprendre ce que peut justifier cette présence incongrue pendant l'air de Zerlina « Vedrai carino » ou pendant celui de Leporello « A pieta signori miei », la raison qui explique ces accents ouvertement klezmer placés en introduction du duo Zerlina/Leporello « Restati qua », ou encore l'intervention inopinée du violoncelle pour enchaîner « Ah ti ritrovo ancor » à « Non ti fidar » ? Ces afféteries mises à part, voici un Don Giovanni aussi singulier que personnel, qui va à l'encontre des habitudes et des conventions et renouvelle notre écoute. Dimitri Tiliakos – impressionnant Macbeth sur la scène de la Bastille en 2009 dans le spectacle signé Tcherniakov/Currentzis – et Vito Priante, tous deux acquis à la cause de leur directeur musical, réalisent un excellent duo maître/valet. Leurs voix de baryton-basse sont proches, comme leurs manières d'appréhender leurs personnages, avec une énergie et une voracité quasi animale. Le premier est un manipulateur né à qui il suffit de moduler son timbre pour se faire aimer, respecter ou haïr. Fin limier, il adapte son chant à ses interlocuteurs, changeant continuellement de visage ou d'état d'âme, distillant sa parole tel un mage, dans des récitatifs déclamés la plupart du temps sur un fil de voix, avec une étrange douceur. Le timbre légèrement nasal de Vito Priante, n'est pas un handicap tant celui-ci a de l'abattage et sait intelligemment faire rire et sourire quand cela est possible. Kenneth Tarver se voit une nouvelle fois confier le rôle d'Ottavio déjà gravé avec René Jacobs, qu'il interprète avec aisance, n'hésitant pas à ornementer le da capo du « Dalla sua pace », tandis que Mika Kares et Guido Loconsolo tirent le meilleur de leurs rôles respectifs, à savoir celui du Commendatore et de Masetto.
Des trois figures féminines, la soprano grecque Myrto Papatanasiu est sans surprise celle qui se détache et fait la différence. Son timbre n'est sans doute pas le plus rare du monde, mais la cantatrice grâce à sa technique accomplie, offre un portrait où l'expression et l’émotion surgissent à chaque instant. Sa rigueur stylistique et son maintien vocal lui permettent de faire fi des difficultés du rôle, que ce soit dans ses deux airs agrémentés d’aigus audacieux, ou dans chacune de ses interventions, touchées par une sincère mélancolie et de répondre aux exigences du chef qui lui demande le plus souvent de chanter pianissimo, comme sur la pointe des pieds. Karina Gauvin en Elvira est beaucoup moins intéressante, sa voix tendue, parfois stridente et proche de la saturation manque de nuance et de charme, son personnage de lionne prête à sortir les griffes s'avérant sur le long terme, trop uniforme. Ravissante en revanche la Zerlina de Christina Gansch prête à tomber dans les rets du séducteur, avant de s'affirmer et de prendre son envol.
A écouter sans limite.
à François Lesueur,
Félicitations pour votre article.
Si le "monde classique conventionnel" (avec tout le coté péjoratif qui sied à une telle définition) se doit d'être dépoussiéré ! c'est bien le dessein d'un personnage tel que Teodor Currentzis.
Mon entourage (une radio privée qui diffuse 1 heure de classique par jour) s'est ému (en mal !) de ces parutions (le triptyque Da Ponte/Mozart par Currentzis !). Ils me sont apparus datés du 20ème S.…avec la même poussière et les mêmes toiles d'araignées.….!! 😉
Ouf !!! respirons un bon coup !!!!
Merci Mrs Currentzis et Lesueur.
Trilogie à écouter jusqu'à plus soif !
daniel m.