Fremde Heimat.
Rafael Fingerlos, baryton ; Sascha El Mouissi, piano.

1 CD Oehms Classics, 53’31

Enregistré du 11 au 14 juin 2019 au Bayerischer Rundfunk, Studio 2

Un bouquet de Lieder (et quelques mélodies anglophones) sur le thème du voyage, voilà un sujet qui ne pouvait manquer d’intéresser Wanderersite.com. Ce disque Oehms Classics est l’occasion d’entendre un jeune baryton autrichien fort prometteur, Rafael Fingerlos, en troupe à la Staatsoper de Vienne, dans un répertoire allant de Schubert à nos jours, qui alterne judicieusement pages fort célèbres et partitions moins rebattues.

Le site Wanderer pouvait-il ne pas s’intéresser à un disque où tout n’est que Wanderlust ? Evidemment, des Lieder qui prennent pour thème le voyage, il semble qu’il n’y ait qu’à se baisser pour en ramasser. Si, comme le dit le premier poème de Die schöne Müllerin (La Belle Meunière), « Das Wandern ist der Müllers Lust », c’est un désir qui touche bien d’autres catégories socioprofessionnelles et qui s’exprime sous bien des formes, rarement aussi primesautières que la mise en musique des textes de Wilhelm Müller par Schubert, ce qui n’en rend pas l’exploration intéressante, bien au contraire.

Ce disque paru chez Oehms Classics se présente sous le titre oxymorique de Fremde Heimat, « patrie étrangère », comme pour annoncer que le dépaysement n’appelle par forcément des pérégrinations lointaines, mais que le voyage commence sur le pas de notre porte, sinon en notre for intérieur même.

Le programme balaye deux siècles entiers, et mélange les époques et les styles afin de composer une suite de mélodies variée mais cohérente et agréable à écouter. Pour un CD, il n’est pas très long, puisqu’il n’atteint même pas les 55 minutes. Qu’importe, après tout, qui trop embrasse mal étreint, et mieux vaut un parcours un peu moins long mais peut-être plus à même de flatter l’oreille et l’esprit.

Même si ne figurent ici ni le Winterreise ni la susmentionnée Schöne Müllerin, tout commence par Schubert, « naturellement », pourrait-on dire, tant le Viennois est le premier à véritablement donner ses lettres de noblesse au genre. Quatre Lieder représentent son art, des tubes comme l’énergique « Willkommen und Abschied », au piano aussi volubile que celui du«Erlkönig » (Le Roi des Aulnes), mais en majeur plutôt qu’en mineur, ou « Der Musensohn », parfaite illustration de cette veine guillerette évoquée plus haut, et – le moyen de faire autrement ? – le deuxième « Wandrers Nachtlied » (le premier date de 1815, celui-ci de 1823), tous trois sur des poèmes de Goethe, mais aussi une mélodie un rien moins fréquentée, « Die Stadt », sur un texte de Heinrich Heine, et son mystérieux accompagnement arpégé, presque schumannien.

Chronologiquement, viennent ensuite Mendelssohn, avec un « Reiselied » en plein dans le sujet, également sur un poème de Heine, où le piano babille comme dans un scherzo orchestral, puis Schumann avec deux lieder inévitablement consacrés au voyage (Eichendorff et, encore une fois, Heine), le résigné « In der Fremde » et l’hésitant « Mein Wagen rollet langsam ».

Changement de génération avec Brahms, sur qui s’ouvre le disque, avec le premier numéro de Die schöne Magelone (La Belle Maguelonne), qui affirme fièrement que jamais nul n’a regretté de prendre la route, après quoi l’on entend aussi, du même, « Es ritt in Ritter », voyage en forme de conte de fées, et « Wie rafft ich mich auf », éloge de l’errance nocturne.

On avance encore un peu plus dans le XIXe siècle avec Hugo Wolf et le vagabondage urbain et badin d’« Auf einer Wanderung ». Avec trois lieder, Richard Strauss est aussi bien traité que Brahms : si l’on ne s’explique pas très bien la présence du célébrissime « Zueignung », et si « Nachtgang » est plus une promenade d’amoureux qu’un véritable voyage, « Ach Lieb, ich muss nun scheiden » évoque bien la tristesse des départs – comme une voix discordante parmi tous ces éloges du mouvement qui entraîne vers l’inconnu.

Petit détour par le monde anglophone, britannique pour les deux songs de Peter Warlock (deux textes du XVIIe siècle, de forme pseudo-populaire, associés à de délicates modulations à la limite de la dissonance et en rien passéistes), américain pour le nostalgique et rêveur « My native land » de Charles Ives.

On aborde les rivages de la modernité avec Alma Mahler et « Der stille Stadt », paysage brumeux dont s’effraie d’abord un Wandrer inquiet. Le XXe siècle est défendu par Robert Fürstenthal et son « Reiselied » (sur un poème de Hofmannsthal, aucun rapport avec celui de Mendelssohn), mais un XXe siècle qui ressemble plus à un pastiche des époques précédentes. Pour le benjamin de tous ces compositeurs, Albin Fries, né en 1955, c’est une œuvre de 2012 qui a été retenue, « Über allen Gipfeln ist Ruh », qui reprend exactement le « Wandrers Nachtlied II » de Schubert, mais en le laissant flotter dans une totale liberté harmonique. Indatable, enfin, le chant alpin harmonisé par le chanteur et le pianiste, en guise de conclusion.

En 2017, déjà chez Oehms Classics, déjà avec pour accompagnateur l’excellent Sascha el Mouissi, le baryton autrichien Rafael Fingerlos avait proposé deux disques de Lieder, l’un entièrement consacré à Robert Fürstenthal (1920–2016), dont on retrouve ici une composition, on l’a dit, l’autre, thématique, Stille und Nacht, autour de la nuit et à partir du célébrissime chant de Noël Stille Nacht, conçu en 1818 par Franz Xaver Gruber.

En troupe à la Staatsoper de Vienne, Rafael Fingerlos y chante tous les rôles propres à un jeune baryton : Papageno, bien sûr, mais aussi Harlequin d’Ariadne auf Naxos et Figaro du Barbier, trois personnages qu’il a aussi incarnés à la Semperoper de Dresde, ou encore Belcore de L'Elisir d'amore ou Falke de Fledermaus . Bien sûr, il a aussi droit à son lot d’utilités : Elemer et Dominik dans Arabella, le chasseur dans Rusalka, le frère borgne de Barak dans Die Frau ohne Schatten…

Autrement dit, nous voilà rassurés : Rafael Fingerlos n’est pas de ces chanteurs que leur filet de voix prive de faire carrière sur les planches et qui se rabattent, faute de mieux, sur la discipline chambriste plus adaptée à leurs moyens. Ce disque n’est donc pas susurré à l’oreille de quelques auditeurs d’un salon mais bel et bien chanté, à pleine voix quand il le faut, comme il pourrait l’être sur la scène d’un Liederabend comme celui que le baryton doit donner en octobre prochain à la Felsenreitschule de Salzbourg.
Tant pis, d’ailleurs, si cette approche ne plaît pas à tout le monde, mais les Lieder se parent ici d’une vie hautement théâtrale, grâce au mordant du chanteur, grâce à son articulation toujours expressive (à peine en pinaillant trouvera-t-on quelques détails de prononciation à revoir pour les mélodies en anglais), grâce à la vaillance et au brillant d’une voix saine et colorée qui paraît à l’aise sur toute la tessiture. Un Liedersänger peut-il se permettre d’être extraverti ? Chacun est libre d’apporter sa réponse à cette question, mais il serait dommage de passer à côté d’un artiste capable d’un tel investissement dans son chant, d’autant qu’il est soutenu par une belle complicité avec un pianiste qui, sans le moins du monde tirer la couverture à soi, sait se montrer tout à fait à la hauteur des partitions ici rassemblées.

 

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Laurent Bury
Ancien élève de l’ENS de la rue d’Ulm, auteur d’une thèse consacrée au romancier britannique Anthony Trollope (1815–1882), Laurent Bury est Professeur de langue et littérature anglaise à l’université Lumière – Lyon 2. Depuis un quart de siècle, il a traduit de nombreux ouvrages de l’anglais vers le français (Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll, Orgueil et préjugés de Jane Austen, Voyage avec un âne dans les Cévennes de Stevenson, etc.) ; dans le domaine musical, on lui doit la version française du livre de Wayne Koestenbaum, The Queen’s Throat, publié en 2019 par les éditions de la Philharmonie de Paris sous le titre Anatomie de la folle lyrique. De 2011 à 2019, il fut rédacteur en chef adjoint du site forumopera.com, puis rédacteur en chef de novembre 2019 à avril 2020. Il écrit désormais des comptes rendus pour plusieurs sites spécialisés, dont Première Loge.
Crédits photo : © Oehms Classics

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