Si les symphonies de Brahms constituent le cœur du répertoire de tous les orchestres symphoniques, elles le sont sans doute encore davantage pour un orchestre typiquement viennois tel que les Wiener Symphoniker. La phalange s’offre même le luxe de présenter les quatre symphonies dans un même coffret, qui plus est enregistrées dans la Goldener Saal du Musikverein : lieu hautement symbolique de la vie musicale et auquel Brahms fut particulièrement attaché en tant que directeur artistique de la « Gesellschaft der Musikfreunde » qui y avait ses quartiers.
Après une intégrale remarquée des symphonies de Beethoven, Philippe Jordan retrouve l’orchestre dont il a été nommé chef principal en 2014 et dont il connaît, sans conteste à l’écoute, extrêmement bien les capacités : le sens de la mélodie, la clarté des pupitres de violon, l’intensité des cuivres et des timbales, mais aussi cette aptitude à jouer sur les timbres ; en deux mots, son Wiener Klangstil si caractéristique et qui a fait sa renommée. Philippe Jordan, qui prendra en septembre la tête du Staatsoper de Vienne après dix ans à l’Opéra de Paris, aura ainsi eu l’occasion de laisser son empreinte discographique hors du répertoire lyrique : après l’intégrale des symphonies de Beethoven, mais aussi les 7ème et 8ème de Schubert et la Pathétique de Tchaïkovski (entre autres), ce coffret consacré à Brahms lui permet d’asseoir sa renommée hors des scènes d’opéra et de présenter sa lecture des piliers du répertoire.
Dès les premières mesures de la Symphonie n°1 – créée en 1876 après une vingtaine d’années de gestation dans l’esprit du compositeur –, on devine que les choix d’interprétation ne nous emmèneront pas du côté des enregistrements considérés aujourd’hui comme de référence : tempos assez rapides, son relativement sec, très éloigné des débordements romantiques auxquels on associe souvent Brahms ; c’est un parti pris pleinement assumé par le chef et longuement justifié dans le livret (très intéressant) accompagnant l’album ; c’est surtout une lecture extrêmement fidèle aux indications de la partition et on se réjouit d’entendre Brahms ramené à sa dimension plus intimiste et débarrassé de certaines lourdeurs : que les forte ne soient jamais des fortissimo, et que les un poco, non troppo et poco meno prennent tout leur sens. Mais ces choix pourraient dérouter certains auditeurs, voire franchement déplaire : mieux vaut être prévenu avant de se lancer dans l’écoute de cette intégrale.
Les deux premiers mouvements de la Symphonie n°1 satisfont malgré quelques réserves : une introduction et une exposition un peu pesantes et rigides dans le premier mouvement (même si, heureusement, le son gagne progressivement en moelleux, notamment à la reprise, qui se pare de davantage de nuances), et une coda du deuxième mouvement qui aurait pu être aller plus loin dans le pianissimo. Mais les Wiener Symphoniker déploient un très beau troisième mouvement, où les couleurs de l’orchestre dépeignent remarquablement l’atmosphère pastorale et le gracieux de l’allegretto, et un quatrième mouvement parfaitement mené, lumineux, où chaque retour du thème principal – ce fameux thème qui rappelle la 9ème de Beethoven – est d’une incroyable tendresse. L’orchestre dévoile donc progressivement ses qualités pour cette première symphonie ; et chaque symphonie ira un pas plus loin.
On pourrait certes, pour des raisons de concision et de clarté, s’en tenir à une critique générale du coffret ; mais la variété des œuvres, et la manière dont Philippe Jordan parvient à rendre l’atmosphère propre à chacune, justifient une revue symphonie par symphonie. Variété qui fera écrire au critique musical (et ami du compositeur) Eduard Hanslick que « Brahms, qui avait accordé dans sa première symphonie une expression puissante au pathos des luttes spirituelles faustiennes, se retourne maintenant pour la deuxième vers le fleurissement de la terre au printemps » ((Concerts, compositeurs et virtuoses des quinze dernières années, 1870–1885, Eduard Hanslick)). Qu’on adhère ou non à la métaphore pastorale, il s’exhale de cette Symphonie n°2 par les Wiener Symphoniker un lyrisme et une élégance formidables : lyrisme dans le premier mouvement, où le second thème, avec ses allures de berceuse qui évoquent le Wiegenlied, op.49, est déployé par les cordes avec legato et phrasé, soutenant la mélodie sans faille tout au long de la phrase ; et élégance dans le 12/8 du second mouvement et dans le presto du troisième, aux sonorités très slaves, mais dont les accents ne sont jamais exagérément violents. Le tout se termine sur un Allegro triomphant, mais toujours avec cette clarté des vents jusque dans le fortissimo : une lecture homogène, sans lourdeur, et raffinée.
La Symphonie n°3 n’arrive certes pas d’emblée à accrocher l’attention de l’auditeur : il faut attendre la reprise au premier mouvement pour avoir vraiment de la texture, voire une forme de rugosité, et l’intérêt retombe un peu à la fin du deuxième mouvement dont on aurait aimé davantage de déploiement lyrique. Mais le troisième mouvement est une merveille dans sa retenue et l’intimité qu’il crée. Peu de pages symphoniques sont aussi célèbres que celles-ci, ou aussi souvent interprétées, qui plus est avec force débordements romantiques et excès de nuances ; mais ici le tempo est assez enlevé, avec peu de rubato, et les cordes se font plus feutrées, moins lumineuses. Le chef revient à l’essence de cette musique et fait confiance aux indications laissées par le compositeur sur la partition : la reprise du thème dans la partie A’ par les vents, les lignes délicatement sinueuses, les hésitations entre majeur et mineur et le crescendo final portent en eux-mêmes toute l’émotion nécessaire. Après ce moment suspendu, Philippe Jordan se révèle extrêmement inspiré pour le dernier mouvement, remarquablement mené, où les couleurs et les effets de matière sont plus variés que jamais et où l’on sent un engagement affectif profond de l’orchestre : beauté du son, structure, émotion, tout y est.
Difficile de faire mieux ; et pourtant on ne voit pas le moindre reproche à formuler devant l’interprétation de la Symphonie n°4. Le premier mouvement est efficace, puissant, avec une sensualité palpable à chaque mention du thème principal, comme entrecoupé de soupirs ; avec les effets de dialogue entre les voix également, rendus extrêmement clairs ; ou encore avec ce passage rayonnant de si mineur à si majeur au milieu de l’exposition. L’orchestre fait entendre dans le deuxième mouvement, avec ses sonorités qui évoquent le mode phrygien, aussi bien la solennité du premier motif (au cor et aux vents) que la douceur du second motif (aux violoncelles), tout comme le troisième mouvement alternant une musique presque populaire, de divertissement joyeux, et des accents majestueux. Tout est lisible, nuancé, conduit et contrasté. Enfin, la symphonie se clôt sur un des mouvements les plus ambitieux écrits par Brahms : une passacaille sur un motif de la cantate Nach dir, Herr, verlanget mich, BWV 150 de Bach. Plus de trente occurrences du thème, dont les variations sont rendues très distinctes les unes des autres par le compositeur comme par l’orchestre. Après une longue hésitation entre mineur et majeur et une coda qui brouille les pistes harmoniquement, la cadence finale affirme un mi mineur tragique, qui vient clore magistralement l’œuvre symphonique de Brahms.
C’est à une œuvre monumentale que se sont attelés les Wiener Symphoniker et Philippe Jordan, et c’est une interprétation pour le moins enthousiasmante, et par moment absolument splendide qu’ils nous livrent ici. En écoutant les symphonies dans le détail, on perçoit naturellement des défauts, ou des pages moins convaincantes que d’autres. Mais en se replaçant à un niveau plus global, on retient avant tout le travail sur les timbres et les couleurs, les contrastes d’un mouvement à l’autre, l’énergie, l’élégance, l’intensité déployées. Certains trouveront sans aucun doute l’interprétation sèche et beaucoup trop retenue, n’arrachant pas les larmes de l’auditeur avec des effets déchirants ; mais il y a ici une fidélité à la partition et un travail de précision qui rendent Brahms peut-être plus touchant encore, parce que plus intime, et tout simplement plus humain.