Longtemps considéré comme la référence indépassable, Lully sut régner en monarque absolu sur la musique française, même bien après sa mort en 1687. Pendant plusieurs décennies, toutes les œuvres créées à l’Académie royale de musique furent jugées à l’aune de sa production, fondatrice de l’opéra français, et il fallut bien Rameau pour secouer le joug que les lullistes fervents firent durablement peser sur les compositeurs postérieurs. Jusque dans les années 1770, ses œuvres furent régulièrement reprises, et applaudies par le public.
Lorsqu’une nouvelle révolution vint ébranler le théâtre lyrique français, avec l’arrivée de Gluck à Paris en 1774, les opéras de Lully avaient encore de solides partisans, qui comptaient bien voir encore ses tragédies sur scène, alors même que l’évolution du goût s’éloignait de plus en plus de leur modèle. Le crime de lèse-majesté suprême fut commis quand les livrets de Quinault écrits pour Lully furent réutilisés tels quels (ou révisés par Marmontel) par Gluck et ses émules pour en proposer de nouvelles versions, emblématiques d’une esthétique tout autres.
Remonter Lully pouvait donc sembler d’autant plus nécessaire, et le directeur de l’Académie royale n’aurait jamais laissé passer une telle occasion d’entretenir les querelles au sein du public. Encore fallait-il cependant que les œuvres du siècle précédent aient une chance de soutenir la comparaison avec les nouveautés. Depuis les années 1740, on avait pris l’habitude d’aménager quelque peu les partitions « anciennes », en modifiant notamment les danses, particulièrement sujettes à se démoder.
En 2016, le Centre de musique baroque de Versailles avait déjà proposé la version 1770 du Persée de Lully, concoctée à l’occasion des fêtes du dauphin, le futur Louis XVI, et l’année suivante le label Alpha avait publié l’enregistrement de cette résurrection. En 2019, le CMBV récidive avec une Armidedatée de 1778. Même combat ? Pas tout à fait. D’abord parce qu’il s’agit d’une partition qui n’eut jamais les honneurs de la scène, ni du concert. Pour une raison inconnue, le manuscrit conservé à la BnF ne débouche jamais sur un spectacle. Ensuite, les « arrangeurs » ne sont pas les mêmes. Perséeavait bénéficié du travail de Dauvergne, excellent compositeur qui mériterait une gloire plus grande que l’estime dont il ne jouit aujourd’hui qu’auprès des spécialistes. Armidea été révisée par Louis-Joseph Francœur, qui devait prendre la tête de l’Académie royale en 1779, et la commande émane de son prédécesseur, Devismes, peut-être pour répondre à l’Armidede Gluck créée en septembre 1777. Enfin, Armideservait au XVIIIesiècle d’étalon en matière de traduction des passions en musique : le monologue de l’héroïne, « Enfin, il est en ma puissance », faisait figure de réussite suprême, Lully étant censé avoir pris des leçons de déclamation auprès de la plus grande tragédienne de son temps, la Champmeslé.
Il y avait donc quelque audace à oser « toiletter » la partition de Lully, même près d’un siècle après sa création en 1686. D’autant plus que le toilettage s’apparente la plupart du temps à une réécriture pure et simple, à tel point qu’on n’y reconnaît plus guère la musique de départ. Si les passages obligés sont respectés (comme l’air de Renaud « Plus j’observe en ces lieux), il y a tout de même un certain culot à réduire à ses interventions chantées la célébrissime passacaille du dernier acte. Le premier acte est pratiquement méconnaissable, car le travail ne se borne pas à étoffer la basse continue : les lignes de chant elles-mêmes sont réinventées. Evidemment, il serait difficile de vendre au mélomane d’aujourd’hui une « Armidede Francœur » (neveu de l’un peu plus connu François Francœur, compositeur d’un certain nombre d’œuvres lyriques avec son ami François Rebel, et auteur de danses ajoutées à Armideen 1745), et l’on comprend qu’il vaille mieux mettre en avant le nom de Lully, même si le cher Baptiste disparaît souvent de ce que donne à entendre l’intégrale que propose cette rentrée le label Alpha (le manuscrit de Francœur ayant été laissé incomplet, la musicologie moderne s’est penché sur son cas ; Benoît Dratwicki et Julien Dubruque se sont livrés aux délices coupables du pastiche pour les trois ultimes scènes du dernier acte, soit une douzaine de minutes de musique).
Le livre-disque est fort joliment illustré, même s’il n’existe évidemment aucun document iconographique correspondant à cette Armidebien particulière, en l’absence de toute représentation. Les images vont donc de 1686, avec le frontispice de l’édition originale de l’opéra de Lully, à 1825, avec d’étonnantes esquisses de costumes Restauration pour les représentations de l’Armide de Gluck, en passant par 1761, date de la dernière reprise parisienne au XVIIIe siècle, pour laquelle on dispose notamment d’exquis dessins de costumes et de décors, sans oublier 1778, avec quelques pages du manuscrit de Francœur.
Comme pour le « Persée1770 », le maître d’œuvre est ici Hervé Niquetà la tête de son Concert Spirituel. Depuis une bonne dizaine d’années qu’il dirige ces œuvres oubliées des années 1780, depuis Andromaquede Grétry, ce répertoire français n’a plus de secret pour lui, et il sait en animer les lignes tout en en respectant les ambitions de grandeur. Du fait du remplacement de la basse continue, l’orchestre est soudain présent à chaque instant, et il faut bien reconnaître que Francœur n’a pas reculé devant la tâche, en inventant constamment un fond sonore sans rapport avec le dépouillement lulliste. De ce fait, les récitatifs perdent forcément un peu de cette relative souplesse d’interprétation qui caractérisait le siècle précédent, et l’auditeur aura la surprise, dans les quelques passages où Lully transparaît encore, de découvrir des tempos plus raides, ou plus lents, liés à la présence de l’orchestre. C’est là que l’exercice prend un caractère fascinant, lorsque l’on discerne comment la partition de 1686 devient post-ramiste, voir gluckiste.
Véronique Gens serait sans doute une admirable magicienne dans l’Armideoriginale ; la version de 1778 exige davantage du rôle-titre, mais il en faudrait plus pour décourager une artiste qui, grâce au CMBV et au Palazzetto Bru Zane, a désormais à son actif une liste impressionnante de résurrections lyriques, y compris dans un répertoire bien postérieur où on ne l’attendait pas a priori. Grande mozartienne, Véronique Gens sait donner à Armide la noblesse et l’éloquence qui conviennent, non sans en traduire la sauvagerie occasionnelle, caractéristiques qui ne sont pas sans rappeler la Phébé de Castor et Pollux, rôle dans lequel elle s’était jadis illustrée. Face à elle, Reinoud van Mechelenprouve une fois de plus qu’il possède un timbre tout à fait idoine pour la tragédie lyrique, avec la facilité nécessaire dans l’aigu ; on trouvera seulement à lui reprocher quelques petites bizarreries dans l’articulation du français, mais plutôt dans la première moitié de l’œuvre. Et sa participation au Richard Cœur de Lionde Grétry, quelques mois plus tard, avait montré une parfaite maîtrise des détails de notre langue. En Hidraot, Tassis Christoyannisparaît moins véhément qu’on ne l’a parfois entendu dans des œuvres de la même époque ; heureusement, le rôle de la Haine lui permet davantage de laisser éclater son tempérament dramatique.
Les quatre autres chanteurs de la distribution cumulent tous les petits rôles qui gravitent autour des trois personnages principaux. Sans faute pour Zachary Wilder, qui n’intervient qu’aux deux derniers actes dans le rôle très épisodique du Chevalier danois. Philippe-Nicolas Martinconfère un beau relief à ses incarnations, avec de belles couleurs claires et une diction d’une fermeté appréciable. Les deux compagnes d’Armide sont parfois plus nettement différenciées que ne le sont ici, au premier abord, la Phénice de Chantal Santon-Jefferyet la Sidonie de Katherine Watson ; on découvre bientôt ce qui distingue ces deux voix, la première plus virtuose dans l’aigu, la seconde plus centrale. Si Katherine Watson a le privilège de chanter les couplets de la Passacaille (que Lully destinait à une voix de haute-contre), Chantal Santon-Jeffery bénéficie des envoûtantes interventions de Lucinde au IVeacte, avec notamment un air plein de mystère où la flûte entoure le chant de ses volutes, « Les oiseaux dans ce bocage ».