Le spectacle lyrique le plus drôle de ces dix dernières années (au moins). On n’avait pas le souvenir d’avoir autant ri et aussi continuellement que lors de cette représentation de Coups de roulis donnée d’abord au théâtre de Tourcoing, avant la série prévue ensuite à Paris, à l’Athénée Théâtre Louis-Jouvet. Qui aurait cru que, d’une opérette française, sommet de la ringardise aux yeux de certains, il était possible de tirer un résultat suscitant une telle hilarité ? Si Laurent Pelly a depuis quelques décennies redoré le blason d’Offenbach (et même Barrie Kosky, pour ceux qui apprécient son approche), c’est bien plus récemment que le répertoire postérieur, celui de l’entre-deux-guerres, connaît un retour en grâce : il faut en remercier d’abord les Brigands, qui ont beaucoup œuvré pour la réhabilitation de Maurice Yvain, mais aussi Les Frivolités Parisiennes, depuis Yes ! jusqu’à Gosse de riche en passant par Le Testament de la tante Caroline. Et si les Brigands proposaient le plus souvent des arrangements pour petite formation, LFP ont le souci de renouer avec les orchestrations d’époque, ajoutant le scrupule musicologique à l’entreprise patrimoniale.
Mais surtout, les « Frivo » ont su très vite s’entourer de metteurs en scène capables de redonner vie à ces textes. L’exercice est délicat, et l’on avouera fuir autant les adeptes de la clownerie systématique, avec force hurlements et rires hystériques, que les tenants d’une tradition boulevardière qui englue ce théâtre-là dans une routine digne de certaine programmation télévisée du vendredi soir sur la première chaîne nationale, restée célèbre pour ses « décors de Roger Harth et costumes de Donald Cardwell ». Après les brillantes réussites signées Pascal Neyron, c’est cette fois à Sol Espeche qu’était confiée la mise en scène de Coups de roulis. Succès complet, avec cette transposition dans l’univers improbable de quelque soap opera des années 1980, avec ses brushings, ses conventions et ses personnages caricaturaux. Le tout avec un goût parfait, avec un second degré permanent, un art de renverser finement les stéréotypes sexistes, une inventivité transcendant des moyens matériels qu’on devinait limités.
Avant de parler des concepteurs de cette opérette créée en 1928, messieurs Willemetz et Messager, il convient de mentionner son « ancêtre » : avant Albert et André, il y eut d’abord un Maurice. L’officier de marine et romancier Maurice Larrouy (1882–1939) qui, parmi une trentaine d’ouvrages publiés, offrit en 1925 Coups de roulis. Quelques années plus tard, Albert Willemetz s’en empara pour en tirer le livret d’une opérette qui allait être la dernière composition d’André Messager, puisque celui-ci mourut six mois après la création en septembre 1928. L’intrigue reprend celle du roman, en l’élaguant pour la faire tenir en trois actes, triptyque dont le panneau central se situe au Caire, les deux volets latéraux ayant pour cadre le cuirassé Montesquieu. Sans que Messager se prenne pour Debussy ou pour Rimski-Korsakov, la mer est présente dans la partition, au moins par le fameux duo du roulis dont la musique crée une sensation de tangage. Quant au texte, il inclut un air de satire politique sans grande méchanceté et quelques couplets émaillés de jeux de mots. Sans être insensible à l’air du temps, le compositeur s’y montre attaché aux formes qui ont toujours fait son succès, et l’on entend surtout cette élégance mélancolique qui explique le succès dont jouit depuis quelques années Fortunio. Dirigée par Alexandra Cravero, à la tête d’effectifs permettant à l’orchestre LFP de renouer avec les pratiques des années 1920, la musique retrouvait toute son efficacité, Messager incluant même une sorte d’hommage à Offenbach avec le final du deuxième acte où la cheffe n’hésite pas à jouer à fond la carte de l’accelerando, tandis que tous les protagonistes répètent à l’envi « le tumulus de Ptolémée et le monument d’Amon-Ra ».
Coups de roulis sur scène en 2022–23, c’était donc formidable. A Paris, B Records avait posé ses micros dans la salle, pour en garder une trace au moins auditive, même si une préservation de l’aspect visuel aurait été hautement appréciée. D’autant que, pour une fois, le label a un peu triché par rapport à ses pratiques ordinaires. Publier une captation intégrale du spectacle aurait exigé un album de plusieurs CD, et il a donc été décidé de résumer l’action entre les passages chantés. L’unique intégrale existant jusqu’ici, réalisé en 1963 pour la radio française, dure environ une heure quarante (et on soupçonne que le texte y était déjà un peu élagué). Dialogues enregistrés en studio, donc en violation de la règle du « tout live » qui prévaut chez B Records, mais puisque la récitante en est Sol Espeche en personne, on y retrouve tout l’esprit pince-sans-rire du spectacle, et plusieurs des gags de sa mise en scène, notamment un certain nombre d’éléments très soap opera, notamment le résumé « Précédemment dans Coups de roulis » lors des entractes (et une présentation des interprètes pendant l’ouverture, ce qui est un peu dommage).
Pour le reste, la distribution se compose en partie de chanteurs qui jouent la comédie et d’acteurs qui savent donner de la voix. Si l’on compare avec la version de 1963, la différence la plus frappante concerne les personnages féminins. Si Clarisse Dalles n’a rien à envier à Lina Dachary en matière de diction – on ne perd pas un mot de ce qu’elle chante –, elle impose une Béatrice moins convenue, plus nuancée, de sa vigoureuse indignation du premier acte à son hésitation entre ses deux soupirants. Quant à Irina De Baghy, qu’on avait pu trouver un rien en deçà du personnage de Marquita Negri dans l’enregistrement de Yes !, l’expérience de la scène lui permet d’incarner une Sola Myrrhis grandiose sans jamais basculer dans l’outrance. Les pupitres féminins du chœur des Frivolités bénéficient, eux, d’un surcroît de présence grâce à un ensemble restitué au dernier acte. Parmi les messieurs, Jean-Baptiste Dumora a raison de ne pas vouloir donner à Puy-Pradal, créé par Raimu, un pseudo accent provençal ; Philippe Brocard est un Gerville plein de vaillance et Christophe Gay un séduisant Kermao, Guillaume Beaudoin prêtant à Pinson une véritable « trogne » vocale d’une truculence immédiatement reconnaissable. (Léger bémol concernant la pochette du disque et le texte d’accompagnement : par quel malencontreux hasard tous ces messieurs sont-ils devenus barytons, et les deux dames contraltos ?).
Un disque qui ne saurait remplacer le spectacle, évidemment (à quand une reprise ?), et où l’on aurait voulu entendre ces rires que le public ne pouvait réprimer pendant les dialogues, mais un beau témoignage tout de même, et qui laissera dans l’auditeur durablement hanté par les mélodies de Messager.