Into the Little Hill / Picture a Day Like This. George Benjamin.
L’Avant-Scène Opéra, n° 342, septembre-octobre 2024, 132 pages, 28 euros

Parution de l’Avant-Scène Opéra n° 342 (septembre-octobre 2024 ) consacré à "Picture A Day Like This et Into the Little Hill de George Benjamin

Les représentations Picture a Day Like This, données dans le cadre du festival Musica de Strasbourg, viennent de se terminer, mais la tournée du dernier opéra de George Benjamin, créée à Aix-en-Provence en 2023, connaît fin octobre une étape parisienne, Salle Favart. Le nouveau volume de l’Avant-Scène Opéra a donc encore bien des spectateurs à accompagner dans le cheminement qui leur permettra d’être fin prêts pour le lever du rideau (qui aura également lieu à Luxembourg et à Erl en 2025).

Rare honneur, pour un compositeur vivant, que de voir plusieurs de ses œuvres mériter un volume de L’Avant-Scène Opéra. Thomas Adès y a eu droit, pour deux de ses trois opéras ; depuis ce mois de septembre 2024, George Benjamin (né en 1960) a lui aussi droit à deux numéros, mais qui couvrent trois de ses quatre opus lyriques. En effet, si Written on Skin fut d’emblée consacré par le volume 276, à peine plus d’un an après sa création aixoise en juillet 2012, l’ASO fait cette fois se rejoindre deux œuvres éloignées dans le temps, Into the Little Hill, créé en 2006 dans le cadre du festival d’Automne parisien, et Picture a Day Like This, dont la première eut lieu, là encore, au festival d’Aix, en 2023. Certes, ces deux partitions courtes n’auraient peut-être pas « mérité » isolément chacun un numéro, mais ce n’est pas la seule logique commerciale qui justifie ce rapprochement. D’abord, le dramaturge Martin Crimp en est dans les deux cas le librettiste – pardon, le mot lui déplaît et il ne s’y reconnaît pas. De plus, la mise en scène fut confiée à la même équipe en 2006 et en 2023. Enfin et surtout, même si seule la première des deux s’intitule « Conte lyrique » (contre le sobre « Opéra » pour la seconde), toutes deux ont quelque chose du conte de fées, mais sans fées, du conte noir pour Into the Little Hill et du conte initiatique pour Picture a Day Like This. Entre 2006 et 2023, Martin Crimp semble s’être débarrassé de certaines affèteries qui caractérisaient son écriture, notamment l’insertion systématique d’incises comme « she said » que devait prononcer le personnage lui-même, sans doute pour ajouter un effet de distanciation. En 2023, si de brèves didascalies font encore partie de ce qui doit être chanté, la chose est mieux amenée : l’héroïne de l’opéra s’est vu remettre une sorte de feuille de route qui la guide dans son cheminement, et elle en prend connaissance à haute voix, décrivant presque malgré elle les différentes situations qu’elle rencontre.

Quant à George Benjamin, après avoir longtemps hésité à aborder le genre opéra faute de trouver le bon livret (qu’on nous pardonne, là encore, ce gros mot), il put enfin procéder à sa première tentative lorsqu’il eut rencontré Martin Crimp et que les deux hommes se furent mis d’accord pour traiter un des sujets jugés possibles par le compositeur : la légende du joueur de flûte de Hamelin, redoutable illustration du pouvoir de la musique. Mais le conte a pris une dimension politique plus affirmée, à travers le personnage du Ministre, les rats – des immigrés ? – devenant l’objet d’une manipulation électorale populiste que dénonce Into the Little Hill : le Ministre promet un paradis sans rats, mais ce sont finalement les enfants qui périssent. Et un peu moins de vingt ans après, c’est d’un conte, certes moins connu, que les deux compères se sont à nouveau inspirés, s’appuyant sur des sources remontant à l’antiquité bouddhiste (le Dhammapada), au Moyen Âge (le Roman d’Alexandre) et un conte populaire italien. Picture a Day Like This prend donc la forme d’une bildung, l’héroïne, bien qu’adulte, subissant un parcours au terme duquel elle termine munie d’un savoir dont elle était initialement dépourvue. La Femme, dont l’enfant vient de périr, se voit offrir une chance de le ressusciter si elle peut rapporter un bouton de vêtement donné par un être heureux ; bien entendu, tous les bonheurs qu’elle croise s’avèrent illusoires, jusqu’à celui de l’autre femme, Zabelle, dans son paradis apparent, mais la Femme obtient d’elle un bouton tout de même. Le miracle espéré aura-t-il lieu ? La fin ne le dit pas, ne pas confondre Picture a Day Like This avec Grisélidis de Massenet.

Le Guide d’écoute de Written on Skin était signé de Pierre Rigaudière, et c’est logiquement au même qu’a été demandé le double guide de ce nouveau numéro benjaminien. Son texte détaille de la manière la plus claire possible les différentes techniques de composition mises en œuvre dans les deux partitions, avec notamment une grande attention prêtée aux écarts entre le texte et sa mise en musique, les répétitions de mots, les choix par lesquels Benjamin privilégie certains passages. Pour des œuvres aussi récentes, on ne s’étonnera pas que la disco-vidéographie, du même Pierre Rigaudière, soit assez brève : deux disques pour Into the Little Hill, tous deux parus chez Nimbus Records, et pour Picture…, une captation vidéo disponible (jusque quand ?) qui reflète la création aixoise. Notons au passage qu’Into… compte déjà près d’une dizaine de productions différentes à travers l’Europe (l’Amérique l’ignore superbement, jusqu’ici).

Pour accompagner ces deux opéras, quatre « Regards sur l’œuvre ». Ce volume ASO pouvait-il se passer de la contribution d’une des premières, au sein de la communauté universitaire française, à s’être penchées sur la dramaturgie de Martin Crimp ? Elisabeth Angel-Pérez, spécialiste du théâtre britannique contemporain à la Sorbonne, relève les éléments de modernité qui démentent l’impression d’intemporalité que semble d’abord vouloir créer la prose poétique de Crimp, et renvoient donc à de sinistres réalités contemporaines ; elle montre comment la parole des femmes est mise en relief dans les deux textes (ainsi que dans les partitions : dans Into…, tous les rôles sont assumés par une soprano et une mezzo ; dans Picture…, la seule voix grave est celle du baryton, les quatre autres étant celles de deux soprano, d’une mezzo et d’un contre-ténor).

Exploitant les informations communiquées par George Benjamin au sujet de son travail préliminaire avec les interprètes de Picture…, Hélène Cao se livre à une passionnante étude sur les méthodes du compositeur, qui cherche à exploiter au mieux les ressources de chaque voix, mais sans perdre de vue les nécessités dramatiques liées au texte : Benjamin écrit pour des chanteurs bien spécifiques (c’était déjà vrai pour Into…, avec les suraigus d’Anu Komsi et les graves abyssaux de Hillary Summers). Raphaëlle Blin livre une réflexion approfondie sur les deux mises en scène dues au tandem Marie-Christine Soma et Daniel Jeanneteau, et notamment sur leur exploitation du décor, dans des univers caractérisés « par une certaine étrangeté et froideur ». Quant à Marianne Massin, elle questionne les notions d’échange et de réciprocité, d’ambivalence et de réversibilité, particulièrement prégnantes dans les mondes de Crimp et Benjamin.

A signaler, même s’il s’agit d’un à‑côté par rapport au sujet principal : un reportage sur Ludovic Tézier et son épouse, la soprano Cassandre Berthon, à l’occasion d’un film documentaire réalité par René-Paul Letzgus, prochainement sur les écrans, et tout simplement intitulé Ludovic.

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Laurent Bury
Ancien élève de l’ENS de la rue d’Ulm, auteur d’une thèse consacrée au romancier britannique Anthony Trollope (1815–1882), Laurent Bury est Professeur de langue et littérature anglaise à l’université Lumière – Lyon 2. Depuis un quart de siècle, il a traduit de nombreux ouvrages de l’anglais vers le français (Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll, Orgueil et préjugés de Jane Austen, Voyage avec un âne dans les Cévennes de Stevenson, etc.) ; dans le domaine musical, on lui doit la version française du livre de Wayne Koestenbaum, The Queen’s Throat, publié en 2019 par les éditions de la Philharmonie de Paris sous le titre Anatomie de la folle lyrique. De 2011 à 2019, il fut rédacteur en chef adjoint du site forumopera.com, puis rédacteur en chef de novembre 2019 à avril 2020. Il écrit désormais des comptes rendus pour plusieurs sites spécialisés, dont Première Loge.

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