Si au cours de sa carrière Rosina Storchio (1872–1945) eu la chance de créer de nombreux ouvrages appartenant au courant vériste tels que Zaza, Siberia et Lodoletta, cette soprano très recherchée pour sa versatilité et sa résistance vocale fut choisie par Puccini pour donner vie à sa Madama Butterfly à Milan en 1904. Maitresse de Toscanini dont elle eut un enfant illégitime et qui choisit de quitter l’Italie avant d’y revenir, Rosina Storchio ne s’est pourtant jamais enfermée dans un répertoire, sa voix légère ayant été très tôt sollicitée pour se plier aux règles du bel canto (Bellini, Rossini, Donizetti), tout en sachant s’adapter aux spécificités du chant français, abordant tout ensemble Micaela de Carmen, Sophie de Werther, Manon et Sapho de Massenet, tout en interprétant l’incontournable Violetta de Verdi. Les choix de cette artiste depuis longtemps oubliée ne pouvaient laisser Ermonela Jaho insensible, elle dont la voix longue et malléable aime à alterner ce type d’œuvres et de compositeurs.
Reconnue aujourd’hui pour être l’une des plus éminentes interprètes de Madama Butterfly, il n’est pas étonnant que Jaho ouvre et ferme ce programme avec les deux airs de cette héroïne puccinienne qu’elle connait sur le bout des doigts. Moins exaltée qu’à la scène où elle se laisse porter comme si des ailes imaginaires la soulevaient du sol, son interprétation d’« Un bel di vedremo » souffre de l’atmosphère du studio ; pour autant son chant est parfaitement conduit et l’engagement vocal demeure intact. L’intensité est sans doute l’élément qui caractérise le mieux l’art de Jaho, celle-ci n’ayant pas peur de prendre des risques et de se confronter à des partitions qui dépassent parfois ses moyens – on se souvient de sa Valentine des Huguenots donnée à Paris en 2018. Pas sûr que l’« Altra notte » soit dans ses meilleures notes, mais la soprano a du cran et ne se laisse pas impressionner par la couleur généralement sombre voulue par Boito dans son Mefistofele, concluant cette scène de folie par un beau grave qui ne passerait peut être pas en scène, mais qui sonne ici généreusement. Le grand air de Lodoletta « Flammen perdonami », comme celui d’Iris « Un di ero piccina » où résonne encore le souvenir de l’indétrônable Magda Olivero, championne toute catégorie du répertoire vériste, montrent une cantatrice très investie, même si la prononciation manque parfois de netteté, comme dans le célèbre air de La Wally « Ebben ne andro lontana » dont elle domine aisément les effets de forge. Enregistré sous un mauvais jour, l’extrait de Siberia de Giordano met en difficulté la chanteuse qui doit d’abord lutter contre une voix trémmulante, avant de devoir reprendre bruyamment son souffle pour parvenir à sa conclusion. Si les deux charmantes interventions de Musette ne peuvent rien contre l’indigence musicale de cette Bohème de Leoncavallo, on préfère de loin celui tiré de L’amico Fritz « Son pochi fioiri », chanté par la soprano avec délicatesse et simplicité et plus encore l’opéra français. Avec Manon et cette « Petite table » d’une touchante sincérité, puis la trop rare Sapho, Jaho retrouve avec le vibrant « Pendant un an je fus sa femme » et le douloureux « Demain je partirai », ce qui avait rendu sa Thaïs ardente et fiévreuse malgré sa large tessiture, à savoir cette faculté de colorer les mots de cette langue pourtant difficile, d’empoigner la musique et de serrer le cœur comme si nous étions au théâtre, théâtre qui fait curieusement défaut à sa Traviata ; chanté sur un fil de voix et sans reprise de souffle, le sublime « Addio del passato », pour raffiné et techniquement irréprochable qu’il soit, n’est pourtant pas celui d’une mourante, mais plutôt d’une musicienne attentive et quelque peu extérieur, ce qui n’est pas le cas à la scène !
Fidèlement accompagnée par le chef italien Andrea Battistoni qui sait tirer de l’Orquestra de la Comunitat Valenciana de belles sonorités soyeuses et rendre justice aux orchestrations enflammées de la période vériste (très beau prélude de l’acte V de Sapho), Ermonela Jaho nous livre avec cet album soigné, un bel éventail de ses possibilités vocales et expressives, tout en nous montrant de réelles affinités avec cette lointaine aïeule, dont elle se plaît à raviver la mémoire.