Les éditions Chandos et Alpha proposent simultanément de partir à la découverte d'Antoine Reicha, figure éminente de la composition et de la théorie musicale du XIX ème siècle, longtemps oubliée. De nombreux inédits pour piano joués par Ivan Ilic pour le premier, de la musique de chambre et quelques pages pianistiques pour le second, interprétées par les Solistes de la Chapelle musicale Reine Elisabeth, permettent de faire revivre ce grand compositeur contemporain de Beethoven, admiré par Berlioz qui fut son élève.
Bien que né à Prague en 1770, Antoine Reicha a passé une longue partie de sa vie à Paris où il a été naturalisé français et est mort en 1836. Compositeur prolifique, théoricien et pédagogue, il a terminé sa vie auréolé, reconnu comme une figure éminente en intégrant L'Institut de France, lui musicien iconoclaste, autorisé à pénétrer dans un lieu si conservateur. Longtemps oublié, Reicha connait depuis une dizaine d'années un regain d'intérêt, de nombreux musiciens se passionnant pour son vaste corpus, tandis que disques, concerts et cycle, comme celui proposé cette année à Venise par le Palazzetto Bru Zane, permettent de découvrir la musique de ce compositeur.
Eduqué par son oncle, violoncelliste virtuose et compositeur à ses heures perdues, Antoine Reicha devient rapidement violoniste et flûtiste ce qui lui permet d’intégrer l'Orchestre de Bonn, enseigne le piano à Hambourg, se forme à Vienne où il devient l'ami de Haydn, avant de s'établir à Paris où il donne des cours particuliers. Nommé professeur de contrepoint et de fugue au Conservatoire, sa renommée grandit, les jeunes Berlioz, Franck et Gounod cherchant à ses côtés à parfaire leurs connaissances théoriques auprès de cette sommité dont les traités sont traduits dans toute l'Europe. Auteur de musique symphonique, Reicha ne parvient pas à s'imposer à l'opéra, mais devient un maître de la musique de chambre. Bien que son savoir ait été loué pour son académisme et sa rigueur, Reicha se distinguera toute sa carrière par les aspects expérimentaux et novateurs de sa musique.
C'est ce qu'ont d'ailleurs voulu montrer les Solistes de la Chapelle musicale Reine Elisabeth en puisant dans le vaste corpus laissé par ce musicien. Si le Trio avec piano en ré mineur interprété avec beaucoup de style et d'allure par les Medici n'est pas une forme très originale, cette pièce proche de l'opus 1 de Beethoven possède une verve toute romantique traduite avec finesse par chaque instrumentiste, dont on admire la capacité à fusionner leurs timbres. Plus rare, le Quintette avec deux altos en fa majeur proposé par les Girard et l'altiste Tanguy Parisot, montre de quelle manière Reicha se plaît à bifurquer brusquement vers des tonalités ou des accords inattendus au regard du langage musical de son temps. Les superbes effets de grincements du 1er mouvement magnifiquement restitués par les musiciens qui apportent une note de suspense éloquente au discours, donnent une dimension rhapsodique à cette musique qui devient fiévreuse dans le menuet, puis d'une profonde mélancolie (3ème mouvement), avant de se clore sur un pétillant allegro vivace.
Le Quatuor à cordes en mi majeur op.95 N°1 n'a sans doute pas la modernité du Trio pour trois violoncelles dans lequel Reicha confie successivement tous les rôles (basse-accompagnement-soliste) à chaque instrumentiste, stimulé par une écriture d'une exubérante virtuosité (Han Bin Yoon, Kacper Novak et Justine Metral), mais il marque cependant une étape cruciale dans l'histoire de la musique : celle du passage de la sphère privée, intime du salon où l'on jouait à l'abri du monde, à celui du concert public qui s'opère en France dans les années 1820. Avec cette œuvre de belle facture classique où les références à Mozart et à Haydn sont explicites, Reicha franchit un cap en confiant l'exécution de son quatuor à de grands violonistes de son époque, capables de résoudre sans faiblir les difficultés techniques qui émaillent la partition, ce que les membres du Quatuor Girard réalisent eux aussi avec brio.