Un octobre « falstaffien »
Le mois d’octobre a été pour moi un mois dédié à Falstaff, puisque j’en ai vu trois productions. La première à Hambourg, signé Calixto Bieito, production de répertoire assez passe-partout dans un décor très « british » de maison de poupée (décor de Susanne Gschwender), dont l’image qui reste est celle de Nannetta faisant un test de grossesse et dominée par la belle incarnation de Wolfgang Koch en Falstaff, notamment au troisième acte où brille son sens du phrasé et son intelligence au milieu d’une distribution de bon niveau qui garantissait à la représentation un niveau vocal enviable avec un excellent Andrei Kymach dans Ford, et Granit Musliu dans Fenton où il se montre vraiment prometteur. J’ai ensuite vu la production Michieletto à Dresde sous la direction de Daniele Gatti avec un époustouflant Nicola Alaimo, dont il a été rendu compte.
À Parme enfin, c’est un Falstaff à la fois déjà vu puisque c’est une reprise, avec le même qui reprend le rôle de ses débuts et qui sans doute va devenir un des grands Falstaff des prochaines années parce qu’il est déjà vraiment exceptionnel, avec en fosse un chef qui a le trempe d’un grand verdeien, Michele Spotti que nous suivons depuis longtemps.
La production de Jacopo Spirei
Jacopo Spirei, élève de Graham Vick dont nous avons rendu compte de plusieurs spectacles, Rinaldo à Cremona en 2018, Ermione à Naples en 2019, Ballo in maschera à Parme en 2021 (reprise du initié par Graham Vick décédé pendant la préparation) et Lucie de Lammermoor (version française) à Bergamo en 2024, signe là une mise en scène à la fois « sans prétention » dans la mesure où elle suit le livret avec juste ce qu’il faut de distance pour nous faire sourire, légère sans être vulgaire et surtout très efficace.

Alors que Michieletto rendait hommage aux années 60 de l’Italie des nuits de la riviera adriatique, Spirei nous fait repartir de l’autre côté du channel, dans une Angleterre d’un XXème siècle un peu cliché, bonne bourgeoisie industrieuse de la maison Ford, chapeaux melons et Union-Jack, avec un vague aspect « maison(s) de poupée » comme chez Bieito (voir plus haut), mais plus illustratif que structurel (décor de Nikolaus Webern) et une Tamise qu’on devine, disposée comme dans l’acte II de Strehler… Mais tous ces signes sont aussi fatigués (l’Union-Jack qui s’affiche fièrement à l’entrée du spectateur dans la salle est un peu fripé… C’est que le Brexit est passé et que tout n’est pas rose dans ce Royaume un peu désuni…),

Fenton porte un kilt en cuir d’une manière pas si traditionnelle, et c’est pourquoi sans doute Ford lui préfère le bien plus conformiste et vieillot Dr Caïus.

Tout est là, avec les accessoires indispensables (panier à linge géant aux armes de la maison Ford « property of the Ford estate » qui nous indique que Ford est sans doute à la tête d’une PME ou paravent), mais aussi avec certains détails initiaux qui montrent le monde un peu instable de Falstaff et un peu rabougri.

Dans l’auberge où il vit il occupe un espace plutôt étroit et sombre, la vaisselles ‘accumule sans avoir été lavée, le sol s’écroule, marquant qu’il est gros et lourd (çà, pour la signification directe), mais aussi qu’il vit dans un monde qui n’est pas si stable, un peu décalé par rapport au réel ou simplement un monde fragilisé pour tous (pour la signification indirecte…).

En revanche, l’espace « Ford » est aéré, agréablement ouvert, et fait évidemment contraste. Avec un bon nombre de petits détails amusants (les costumes pas outrageusement contemporains (Silvia Aymonino), les téléphones portables etc…) et un bon nombre de petits clins d’œil, ce qui nous est proposé est dans l’ensemble une vision traditionnelle, mais sans le poids de la routine, qui passe bien la rampe par son élégance, son rythme, un vrai travail sur les mouvements scéniques et sur les mouvements d’acteurs avec juste ce qu’il faut de fantasmagorie (la maison de Ford dans les arbres au troisième acte, l’usage du lustre du théâtre comme chêne de l’Herne), et juste ce qu’il faut de réalisme, et juste ce qu’il faut de sourire, faisant de cette production de Falstaff une production idéale pour un théâtre de répertoire, actuelle et inactuelle, qui aura le même effet agréable dans dix ans.
C’est d’ailleurs un peu le cas puisque c’est la reprise de la production du Festival 2017 : en huit ans, pas une ride et toujours la même fraîcheur, et on peut sans doute parier de même sur son futur.
Qu’on ne se méprenne pas, de toutes les productions de Jacopo Spirei vues par ailleurs, celle-ci est sans doute la plus aboutie et la plus réussie par sa fluidité, son rythme et son vrai sens de la comédie, sans surcharge « signifiante », sans arrière-pensée : elle cueille l’histoire et la livre, dans l’ambiance joyeuse d’un Windsor de bandes dessinées. Et ma foi, on en sort plutôt satisfait, convaincu d’avoir vu un Falstaff digne, solide, qui rend heureux sans prise de tête.
Les aspects musicaux
L’intérêt de cette représentation, c’est aussi son extraordinaire homogénéité musicale, représentation alerte, musicalement vive, et vocalement sans faille et sans grande star, mais avec des voix d’aujourd’hui, parmi les plus solides, toutes totalement leur place qui font de cette représentation l’un des plus remarquables Falstaff que nous ayons vu ces dernières années.
Dans cet ensemble, le chœur du Teatro Regio de Parme, préparé par Martino Faggiani est sympathiquement très présent lors du troisième acte, sans jamais manquer de relief.

À tout seigneur tout honneur, les femmes étant le moteur de l’action, c’est leur groupe très alerte, très pétillant et très acidulé qu’il faut d’abord souligner ;
La Meg Page de Caterina PIva est fort à l’aise scéniquement, et la voix sonne et donne un vrai relief au personnage qui dans la quatuor féminin est le moins bien servi vocalement.
Remarquable Teresa Iervolino en Quickly, qui affirme le personnage avec une voix très présente, très bien projetée, très expressive mais sans jamais être caricaturale comme dans les « reverenza ». Il y a toujours dans ce chant une véritable élégance du phrasé et un sens de la couleur affirmé. L’expérience de Teresa Iervolino notamment dans les répertoires rossinien et belcantiste, sert son interprétation qui garde toujours un vrai caractère.
Giuliana Gianfaldoni qui a été souffrante lors de la première représentation est ici complètement rétablie et remporte un éclatant succès dans une Nannetta au timbre à la fois diaphane quand il faut et charnu notamment au deuxième acte. Le phrasé est impeccable, le contrôle sur le souffle est permanent et elle est une des Nannetta les plus accomplies aujourd’hui. Magnifique prestation d’une grande poésie et aussi plutôt moderne ce qui n’est pas contradictoire…
Roberta Mantegna est une Alice Ford accomplie, alerte, dynamique, mais surtout au chant maîtrisé, parfaitement en place et très naturel sans rien d’apprêté, avec une rare justesse dans les accents et une sûreté à toute épreuve, c’est un de ses meilleurs rôles, y compris scéniquement où elle rentre parfaitement dans le personnage voulu, à la fois roué et flatté. Une incarnation vraiment remarquable.

Du côté des hommes, la paire Bardolfo/Pistola est très assortie, en baroudeurs comiques de faubourgs londoniens, Bardolfo (Roberto Cavatta) cheveux longs et barbe hirsute, sorte de marginal, et Pistola (Eugenio Di Lieto) en tifoso d’un vague club de foot (Thames, la Tamise) au maillot voyant… Les deux sont impeccables au niveau vocal, particulièrement expressifs, très engagés dans le jeu et la mise en scène, sorte de compagnons d’errance d’un Falstaff négligé et au bord de la misère.
Le Dr.Caïus tiré à quatre épingles est Gregory Bonfatti, très familier du personnage qui promène sa voix un peu nasale, un peu maniérée et bien projetée, lui donnant cet aspect un tantinet ridicule et suranné qui évidemment tranche avec le Fenton qui lui préfère Nannetta.

Dave Monaco est un Fenton un peu inhabituel, plus « mâle » et affirmé, dans son Kilt de cuir, il se montre un représentant de la jeune génération qui fait peur à Ford… la voix est contrôlée, la projection et le phrasé impeccables, l’élégance du chant affirmée et les aigus francs et sans failles…C’est sans nul doute un Fenton « nouveau genre » avec lequel il faudra compter.
C’est le cas du Ford très affirmé et très bien défendu par Alessandro Luongo, particulièrement expressif sans avoir une voix tonitruante. Il est un Ford soucieux du texte, des inflexions de chaque mot, qui dessine le personnage avec intelligence tant il sait user de la couleur et de l’expression avec un beau timbre velouté et une élégance marquée. De plus il est très à l’aise en scène et très engagé. Là encore, un Ford qu’il faudra suivre et un artiste qui fait partie des barytons particulièrement dignes d’intérêt de la nouvelle génération.

Reste le Falstaff de Misha Kiria, baryton géorgien que nous avons déjà plusieurs fois remarqué notamment dans de belles prestations dans Rossini ou Donizetti. Nous l’avions particulièrement apprécié en Sulpice de La fille du Régiment à Munich où nous disions de lui :
« Misha Kiria est en train de s’affirmer comme l’un des barytons de référence dans le répertoire belcantiste, de Rossini à Donizetti. Il a la surface vocale qui lui permet d’aborder aussi Falstaff, et il montre en scène présence et agilité. »
Le timbre est chaud, le phrasé modèle et le chant toujours attentif aux mots, aux variations de couleur et à l’expression. Il fait montre aussi bien d’une grande délicatesse que de moments plus bruts, passant de l’un à l’autre avec ductilité, dominant toutes les difficultés vocales, travaillant sur la caricature sans jamais surjouer ni exagérer. C’est désormais un très grand Falstaff, qui pose le personnage et qui le dessine avec une vraie personnalité. Il était déjà le Falstaff de 2017 sur cette scène, il est désormais affirmé, avec une assise et une puissance vocale impressionnantes.
La direction musicale
À la tête de l’excellente Filarmonica Arturo Toscanini, Michele Spotti confirme qu’il est à 32 ans désormais l’un des chefs italiens avec lesquels il va falloir sérieusement compter. Nous le suivons avec attention depuis ses premières prestations lyonnaises dans le Barbe-Bleue d’Offenbach (2019) qu’il avait dirigé avec une vraie verve rossinienne. Dans la même veine, il nous avait aussi impressionné à la Komische Oper dans une Belle Hélène (très) déjantée signée Barrie Kosky, mais c’est à Bâle, dans Don Carlos de Verdi où il nous a frappés par sa sûreté si bien que nous avions intitulé notre article « Un grand chef est né ». Il nous avait d’ailleurs accordé une interview qu’on peut lire ci-dessous en complément de cet article.
Il aborde Falstaff, un opéra parmi les plus complexes de Verdi, justement sans complexes (et sans jeu de mot intempestif), de front, avec une sorte de gourmandise qui en exalte à la fois la vivacité et les rythmes, mais aussi cette affirmation d’éternelle jeunesse que l’œuvre souligne. Il y a derrière cette direction tout l’enseignement de Rossini, obligatoire en l’occurrence à mon avis, parce que le texte est sans cesse mis en valeur, sans jamais couvrir le plateau, mais surtout une volonté affirmée de travailler la couleur, les multiples couleurs de la partition, comme une sorte de boule à facettes multicolores qui ferait de chaque moment une fête permanente au sourire éternel, à la bonne humeur communicative, avec un son jamais appuyé, un rendu d’une rare fluidité et en même temps une vraie profondeur. Jamais l’orchestre ne perd sa clarté, sa limpidité, parce qu’on entend chaque phrase, chaque instrument avec une netteté et une précision qui étonne. Et le résultat en est incroyablement convaincant.
Là où une Staatskapelle de Dresde avec Gatti soulignait les ombres portées d’une partition qui peut être lue aussi comme crépusculaire, Spotti en souligne ici intuitivement le soleil, dans une lecture aux reflets italiens, aux couleurs parmesanes, marquée par le soleil de l’Emilie-Romagne.
Et c’est merveilleux, parce que c’est rendre grâce au chef d’œuvre que de souligner qu’il est et l’un et l’autre. Qu’il soit ainsi embrassé par un tout jeune chef montre aussi l’incroyable audace de Verdi et sa stupéfiante jeunesse. On sort de ce Falstaff avec la conviction que cet opéra est totalement inépuisable, qu’il peut sans cesse nous raconter l’histoire sous les couleurs les plus diverses mais qu’elle restera toujours la véritable histoire de Falstaff. Mais on sort aussi avec la conviction (renouvelée dans mon cas) que Michele Spotti est désormais dans la génération qui monte l’un des plus doués, parce qu’outre sa maîtrise technique, son geste précis, son audace, ses intuitions il sait donner du sens à la musique, ce que d’autres jeunes anges de la baguette plus au nord de l’Europe semblent encore ignorer…
Au total une production âgée de huit ans, qui a repris un sacré coup de jeune et emporte la totale conviction au niveau musical, avec une vision scénique sans accrocs mais sans génie.

