
Donner carte blanche à un artiste pour qu’il vienne créer Aida à l’Opéra national de Paris était trop risqué. Pour faire oublier les délires d’Olivier Py et de Lotte de Beer, Alexander Neef a donc préféré inviter la metteuse en scène Shirit Neshat à reprendre le spectacle qu’elle avait conçu en 2017 pour le Festival de Salzbourg et repris en 2022. L’artiste d’origine iranienne qui vit à New York est venue tardivement à l’opéra, plus connue pour son travail de plasticienne, de photographe ou de cinéaste. Contrainte à fuir son pays à l’heure de la révolution islamique, exilée comme Aida, elle est une ardente défenseuse des droits des femmes et questionne dans chacune de ses œuvres les problématiques liées au pouvoir, à la religion et aux relations passé/présent, Orient et Occident. Ainsi a‑t‑elle trouvé avec Aida matière à s’interroger sur les guerres et la souffrance des vaincus au point d’en faire le thème principal de sa lecture modifiée et enrichit depuis 2017.

Si le très beau décor n’a pas changé, un cube immense qui tourne sur lui-même, se divise en deux selon les besoins, de nouvelles vidéos de plages, de mer, de désert, de cortèges d’exilés, de femmes voilées et d’exactions physiques de vainqueurs sur leurs prisonniers, projetées sur ses faces, ont été ajoutées. Au hiératisme de la mise en scène où chaque déplacement devient procession, où les ballets sont remplacés par des scènes de sacrifice quasi rituelles, répond un cadre scénographique à l’esthétique très affirmée où costumes, couleurs et lumières sont extrêmement maitrisés.

La tenue et les bijoux trop voyants portés avec ostentation par Anna Netrebko en 2017 ont été remplacés par une unique robe noire plus appropriée à l’esclave qu’est devenue Aida, arrachée à sa terre natale. Amneris a perdu ses larges colliers, Radamès ressemble davantage à Mao Zedong qu’à un soldat égyptien et l’on ne s’attendait pas ce que les prisonniers éthiopiens soient exécutés sans sommation à la fin du Triomphe, scène glaçante choisie pour Paris. Sans doute plus libre qu’à Salzbourg ou Riccardo Muti tenait les rênes de l’orchestre et devait avoir son mot à dire sur la production, Shirin Neshat peut donc souligner plus ouvertement l’orgueil nationaliste des Égyptiens sur les Ethiopiens et montrer la force de l’oppression exercée par les vainqueurs sur les vaincus. Dans ce contexte, Aida soumise aux Égyptiens n’en est que plus désemparée lorsqu’elle doit choisir entre son amant et sa patrie ; Amneris bien que du côté des plus forts souffre en tant que femme de ne pas être aimée par celui qu’on lui destine et sa révolte contre l’oppression religieuse n’en sera que plus douloureuse lorsque Radamès reconnu coupable de trahison est condamné à mort. Des éléments dramatiques et psychologiques que révèle avec finesse la direction engagée de Dmitry Matvienko, jeune chef de talent qui succède en fosse à Michele Mariotti. Jouée sans lourdeur, de façon harmonieuse et rigoureuse, la partition respire jusqu’en dans ses moindres détails, magnifiée par l’intervention de somptueuses parties chorales.

Ewa Płonka a les moyens d’Aida, sa longue et régulière voix, homogène sur toute la tessiture suivant plutôt bien les sinuosités d’un rôle où la nuance est de mise. Les amateurs de timbre rare et de personnalité vocale plus franche, comme celle d’une Sondra Radvanovsky magistrale à Paris chez Py et de Beer, resteront cependant sur leur faim. Julia Kutasi est une bien décevante Amneris, comédienne banale et musicienne insuffisante, qui chante faux jusqu’au 4ème acte où elle se décide enfin à rétablir le diapason mais en se satisfaisant d’un trop plein de décibels. Le temps n’a pas de prise sur le chant glorieux de Gregory Kunde, Radamès à l’émission ardente, à l’aigu puissant et aux sfumature inaltérées qui font tout le sel de ce personnage. Roman Burdenko est tout à fait convenable en Amonasro chef de guerre intraitable, sans toutefois rivaliser avec les fastes d’un Ludovic Tézier. Krzysztof Baczyk est un noble Roi, Alexander Köpeczi un honorable Ramfis, Margarita Polonskaya une bonne Grande Prêtresse et Mabase Latu en Messager, tient son rang avec dignité.

NdR : Ci-dessous les compte-rendus des productions précédentes de Aida (Salzbourg 2017, Paris 2021) qui reflètent d’autres regards…
