Richard Wagner (1813–1883)
Lohengrin (1850)
Opéra romantique en trois actes
Livret du compositeur
Créé au le 28 août 1850 au Hoftheater de Weimar, sous la direction de Franz Liszt

Direction musicale : Christian Thielemann
Mise en scène : Yuval Sharon

Décors et costumes : Rosa Loy, Neo Rauch
Lumières : Reinhard Traub

Heinrich der Vogler : Andreas Bauer Kanabas
Lohengrin : Piotr Beczala
Elsa von Brabant : Elza van der Heever
Friedrich von Telramund : Olafur Sigurdarson
Ortrud : Miina-Liisa Värelä
Der Heerufer des Königs : Michael Kupfer-Radecky
1.Edler : Martin Koch
2.Edler : Gideon Poppe
3.Edler : Felix Pacher
4.Edler : Markus Suihkonen

Der Festspielchor
Chef de chœur : Thomas Eitler de Lint

Das Festspielorchester

Bayreuth, Festspielhaus, vendredi 1er août 2025, 16h

Cette production de Lohengrin qui date de 2018 n’a pas été reprise depuis 2022, les distributions ont beaucoup varié, mais ce qui n’a pas changé, c’est la direction musicale confiée à Christian Thielemann. C’est sur son nom qu’ont fleuri sur la Colline cette année les « Suche Karte ». il signe cette année un retour très attendu, qui se prolongera l’an prochain par le Ring des 150 ans.
Quelques rappels pour souligner que la production est miraculée. Le concept et la décoration ont été confiés aux plasticiens très fameux en Allemagne Rosa Loy et Neo Rauch qui signent un décor et des costumes particulièrement originaux, et assez forts, même si on peut ne pas aimer ce style. La mise en scène a été confiée par raccroc à Yuval Sharon, qui s’est trouvé embarqué avec des décors déjà faits pour un autre metteur en scène (Alvis Hermanis, écarté pour propos très discutables) et a dû s’adapter. Enfin, c’était le couple Anna Netrebko-Roberto Alagna qui était prévu. Et la première fut confiée à Anja Harteros et Piotr Beczala, pendant que Waltraud Meier chantait sa dernière Ortrud.

Cette année, pour la reprise de la production, si l’on excepte Piotr Beczala, c’est à un cast presque entièrement renouvelé qu’on a confié les aventures du cygne, avec notamment deux voix « nouvelles », et surtout nouvelles sur la Colline, Elza van der Heever en Elsa et Miina-Liisa Värelä en Ortrud.
Le Festival se cherche de futures voix de référence, car nous sommes à un basculement de générations, et il est légitime qu’à l’occasion de cette reprise, et avec un chef rompu à la production et à ce répertoire, on puisse explorer les offres actuelles du marché.
Ce fut, comme attendu, le triomphe de Christian Thielemann, au rendez-vous de l’histoire.

 

 

Quand le rideau s’ouvre sur le décor de Rosa Loy et Neo Rauch, irrésistiblement remontent en moi, toute honte bue, les souvenirs d’enfance de mon premier pas au théâtre musical, au Châtelet pour « L’Auberge du Cheval blanc » et le duo célèbre « Tout bleu, tout bleu », (Die ganze Welt ist himmelblau dans la version originale). Je n’y peux rien, pour cette troisième vision de la production, de nouveau fonctionne le très doux souvenir de Benatzki et dans les années 1960 du Châtelet…

Michael Kupfer-Radecky (Der Heerrufer des Königs), 

Bleu, c’est la couleur dominante de ce décor impressionnant, fait de ciel, de nuages, de poteaux électriques et de transformateur géant qui ne peut que désarçonner un spectateur s’attendant aux rives plus grises de l’Escaut et se trouvant devant le bleu de Delft…
Lohengrin a bénéficié à Bayreuth de production « littérales » qui racontent l’œuvre, et en font un tremplin pour le rêve, c’est le cas de Werner Herzog (1987), voire vingt ans auparavant de Wolfgang Wagner (1967), de visions plus épico-politiques (Götz Friedrich 1979, et plus épique encore Keith Warner en 1999), et puis est arrivé Neuenfels, qui a introduit une lecture didactique, distanciée, brechtienne, avec la fameuse production dite « des rats ».
Neuenfels pose la question centrale de la signification : la question du sauveur, la question du peuple en déshérence, questions politiques que l’œuvre pose effectivement, dès sa création en 1850. Quand l’œuvre est créée, l’Europe se sort des révolutions de 1848 et la question des identités, des revendications nationales, des « sauveurs » potentiels (voir Louis Napoléon Bonaparte en France) se pose. Lohengrin n’est pas un conte de fées et l’expression Romantische Oper est un piège. Après tout, c’est l’histoire d’un échec : le sauveur s’y est mal pris, et la croyance en une adhésion automatique à un beau chevalier blanc, Wagner n’y croit pas plus qu’Ortrud.
La question très nettement politique (mais aussi religieuse) que pose Lohengrin est « peut-on adhérer aveuglément sans se poser de questions à quelqu’un qui se donne comme un sauveur ? ».

Les évolutions politiques que nous constatons actuellement montrent combien la question est brûlante.

Dans ce Brabant en capilotade, même le roi, l’autorité en place, est incapable de trouver une solution. Le pouvoir en place a lui aussi besoin d’un sauveur… C’est dire aussi que les institutions sont au bord du gouffre.
Mais les ambiguïtés vont bien au-delà. Le personnage d’Elsa, la pure innocente (le cygne blanc transpercé de flèches selon Neuenfels) n’est pas exempt de zones d’ombres notamment au début où rien ne prouve son innocence sinon la foi en sa parole (comme plus tard la foi en la parole de Lohengrin…). En réalité, Telramund (qui passe pour le méchant) défend des raisons défendables et seule Ortrud, représentante des religions païennes supplantées désormais a de vraies raisons de profiter de la situation pour reconquérir le terrain perdu.

Olafur Sigurdarson (Friedrich von Telramund), Miina-Liisa Värelä (Ortrud),

On le voit, l’apparente simplicité gentils contre méchants, cygne blanc contre cygne noir (telle était Ortrud chez Neuenfels) cache une vraie complexité. « Là où c’est trop simple, dirait l’autre, c’est qu’il y a un loup…».
Alors, l’idée allégorique d’Hermanis (qui avait créé le concept initial) était vaguement inspirée par les idées de flux énergétique et de surhomme inspirées par Nietzsche : tout flux énergétique avait disparu dans un Brabant en panne. Panne de courant sur l’Escaut. Les peuples sans énergie, cela rappelle aussi quelque chose dans un passé pas si lointain, la mollesse, les élites perdues par les plaisirs et la corruption… Le parfum de la chemise brune n'est pas si loin.
Le réveil énergétique rêvé par Hermanis a finalement été confié à Yuval Sharon, qui a sensiblement fait évoluer le concept.

Dans le Brabant en panne d’énergie, un isolateur haute tension est à terre, devenu ruine inopérante, Lohengrin sort du transformateur vêtu en réparateur : il vient allumer le courant dans ce peuple du Brabant, où sont bien séparés les aristocrates vêtus comme des personnages des tableaux de Van Dyck, munis d’ailes d’insectes nocturnes attirés par la lumière et le peuple sans ailes. Mais sans lumière, les insectes disparaissent (Chez Neuenfels, le peuple était des rats de laboratoire, ici des insectes en voie d’extinction). Lohengrin a besoin de montrer sa puissance et sa nouveauté, il arrive avec un cygne qui ressemble singulièrement à un drone, et tel Zeus portant la foudre, sa seule arme est le courant électrique (symbolisé par son épée en forme d’éclair) avec lequel il va combattre Telramund qui a une lourde épée « d’avant ».
Dans ce monde allégorique, le combat ne peut être terrestre, il est aérien (Telramund a ses ailes d’insecte puissant), c’est l’occasion d’une scène théâtralement spectaculaire, une scène de dessin animé. Et, comme vainqueur, il redonne courant et foi aux brabançons, et souhaite évidemment que le courant passe entre Elsa et lui.

Elsa ne peut qu’accepter la main de ce chevalier sans nom : il a gagné en son nom à elle, elle doit en échange lui donner sa main : do ut des, c’est le deal, assorti de la condition fatale : tu ne dois jamais poser la question de mon nom :

Nie sollst du mich befragen,
noch Wissens Sorge tragen,
woher ich kam der Fahrt,
noch wie mein Nam' und Art !
Tu ne dois jamais m'interroger,
ni te soucier de savoir
d'où je viens,
ni comment je m'appelle, ni qui je suis !

La dramaturgie wagnérienne étant ce qu’elle est, poser cette condition au premier acte laisse penser que c’est par là que viendra la crise, et le schéma dramatique de l’œuvre est clair
1. L’acceptation
2. Le doute
3. La crise

Ensemble, le peuple, sans ailes…

La mise en scène de Yuval Sharon va mettre en valeur d’une part :

  • La sécurité totale d’un Lohengrin qui ne connaît pas le doute, profitant d’avoir sous la main un interprète aussi monolithique que Piotr Beczala (déjà en 2018).
  • La réaction des femmes : 
    • La fragilité d’Elsa, qui déjà au premier acte, s’est laissé faire plus qu’elle n’a pris l’initiative.
    • L’autorité d’Ortrud, sur un Telramund désespéré d’abord, et puis sur une Elsa encore indécise et qui finit par croire en sa parole. Elsa croit dans les mots, dans le discours, elle croit aux apparences, ce qui laisse aussi deviner qu’elle est sensible au discours de Lohengrin au premier acte puis à celui d’Ortrud au deuxième, elle ne sait distinguer les valeurs, le vrai du faux, l’être de l’apparence… Une Elsa sans certitudes, tel est le personnage qui apparaît au deuxième acte, mais qui va mûrir au fur et à mesure sa décision. Elle finit par savoir aussi ce qu’elle veut pour elle-même.

 

Le deuxième acte justement est à la fois scéniquement plutôt traditionnel, et esthétiquement assez réussi, notamment la scène nocturne entre Elsa et Ortrud, qui est justement un « nocturne » au sens musical du terme, où la vision d’Elsa à sa fenêtre illuminée et une Ortrud au sol ne manque pas de réelle poésie. C’est aussi le moment où Ortrud montre que son Telramund, totalement désespéré, lui est aussi totalement soumis…  Le rôle des femmes dans cette vision est nettement plus élaboré que dans d’autres mises en scène.
En revanche, la grande scène du mariage (dont la cathédrale est le transformateur) est traitée de la manière la plus plate et traditionnelle qui soit, notamment ces jets de pétales de fleurs à répétition, devant le cortège. Visiblement, ou bien l’inspiration se tarit, ou bien l’intérêt du metteur en scène se concentre sur les premier et troisième actes, puisqu’il ne fait rien d’autre que ce qu’on voit partout ailleurs, sinon quelques signes à peine perceptibles qui marquent la joie très mesurée d’Elsa à épouser son beau chevalier-réparateur.

 

Justement, le troisième acte est sans doute le plus intéressant visuellement et théâtralement. Il est celui qui dit le plus de choses.
D’abord, après les péripéties d’un mariage où ceux qui posent les vraies questions sont Ortrud et Telramund, le nid d’amour de Lohengrin est celui d’un courant vivifié, souligné par la couleur orange vif qui inonde la chambre nuptiale. Dans cette intimité nouvelle (et pas « retrouvée », comme on dit souvent) Lohengrin s’est débarrassé de ses élytres toutes neuves, comme ces insectes qui les perdent – mais après l'accouplement‑, le lit trône, et avant « la chose » il y a les mots car les deux promis ne se sont pas dit grand-chose jusque-là.

-Elza van den Heever (Elsa von Brabant), Piotr Beczała (Lohengrin).

Mais justement, la vision de l’intime pousse Elsa à se mettre à distance, à refuser de se donner aveuglément : l’amour n’est pas aveugle, il est connaissance de l’un et de l’autre. Et elle est en position de soumission. La morale dépourvue de tout doute de Lohengrin est qu’on ne peut qu’adhérer aveuglément à sa personne, tout simplement parce qu’il sait qui il est et d’où il vient. Mais, fils de Parsifal, il vient de celui qui avant de régner sur autrui, avant qu’on adhère au jeune inconnu meurtrier de cygne, a dû à la fois traverser l’épreuve de Klingsor où il a su et a compris. Durch Mitleid wissend… Le savoir détermine l’action. Lohengrin exige de l’autre de ne pas savoir…
Bien sûr, Parsifal sera écrit et composé une trentaine d’années plus tard, mais Wagner connaît son histoire, et Lohengrin est un fils maladroit…
Personne en doute que Lohengrin soit un καλὸς κἀγαθός, bel et bon. Mais de là à adhérer aveuglément, il y a un fossé infranchissable qu’Elsa ne peut franchir, dans sa conception simple et naturelle de l’amour. Déjà elle a été mariée quasiment de force, et en plus à un inconnu… il y a de quoi fuir bien vite le foyer conjugal.

Lohengrin devant ces doutes qui se lèvent ne trouve qu’une solution, l’attacher à l’isolateur en continuant à lui dire son amour, comme une sorte de victime promise, Jeanne d’Arc au bûcher électrique mariée de force. Et alors c’est tout le rapport faussé qui se révèle, l’inégalité structurelle, l’impossible construction d’une relation entre deux inconnus. On est loin du conte de fées.

La question posée, Telramund prêt à bondir s’écroule tel un château de cartes, et le joli nid d’amour orange s’éteint… on va retourner aux insectes, au roi, au hérault dans un cérémonial d’adieu sans rémission, où tout le peuple craint de nouveau l’abandon dans une configuration traditionnelle où Elsa arrive munie d’une sorte de panier d'osier au dos qui contient peut-être une batterie, viatique personnel. Ortrud s’époumonne et voue tout ce beau monde aux gémonies, et puis devant le désordre et le désarroi général surgit Gottfried, le frère disparu, sous les traits du petit homme vert (« der Ampelmann ») des feux tricolores berlinois, que tous les allemands connaissent, créé à Berlin-Est et devenu un des symboles de la ville qu’on maintint après la « Wende » à la demande expresse des populations.

La signification en est claire ici et elle est double :

  • Un symbole historique de réconciliation, ici des deux Allemagne. C’est d’autant plus sensible que Rosa Loy (originaire de Zwickau) et Neo Rauch (né à Leipzig) sont tous deux issus de l’ex-RDA . Le parcours du petit homme vert né en RDA les concerne.
  • Un symbole par sa couleur (le vert) : une autre énergie est possible.

C’est évidemment parce que le vert apparaît ici comme couleur du futur, couleur de l’autonomie, couleur de la solution écologique des énergies vertes renouvelables et couleur de l’unité retrouvée que Gottfried apparaît sous ces traits de libérateur-réconciliateur.
Voilà désormais le Brabant prémuni. Plus besoin d’un Lohengrin.

Elza van den Heever (Elsa von Brabant), Figurant (Ampelmann)

Une fin évidemment assez ironique autant que symbolique d’un projet éminemment allégorique, commencé sous les auspices moins avouables (la crise d’énergie d’un peuple), qui se termine par l’énergie retrouvée des femmes et de leur autonomie (Ortrud-Elsa) et par l’autonomie éternelle des peuples grâce à une énergie naturelle et renouvelable.
Il y a là de la philosophie de bande-dessinée, mais cela passe assez bien esthétiquement pour ceux qui aiment ce style, encore mieux symboliquement pour les raisons exposées ci-dessus.

Mais c’est surtout une production qui marque le spectateur au-delà du bleu-orange et vert par l’abîme mystique de la fosse, d’où émerge un son magique.

 

La direction musicale

Contrairement à d’autres titres Lohengrin n’a pas toujours bénéficié de chefs mémorables en fosse à Bayreuth, et la liste des chefs est très diversifiée quand on la consulte : elle va de chefs de légende comme Joseph Keilberth ou Rudolf Kempe en passant par André Cluytens, jusqu’à Alberto Erede ou Peter Schneider.  Au-delà de la qualité d’ailleurs, c’est la durée des chefs au pupitre des productions qui surprend, souvent un an ou deux. Ainsi mon premier Lohengrin local était-il dirigé par Edo de Waart, resté pour la seule édition 1979, mais on remarque aussi que Sawallisch, Jochum, Cluytens, Kempe, et Altinoglu plus récemment n’en ont dirigé qu’une seule édition. C’est un titre qui favorisait la mobilité des chefs, qui s’est stabilisée les dernières années avec Schneider (six éditions successives de la production Herzog), puis Antonio Pappano (trois éditions de la production Keith Warner, dirigée ensuite par Sir Andrew Davis et de nouveau, par Peter Schneider de retour pour un an), ce fut ensuite le tour d’Andris Nelsons (cinq éditions successives de la production Neuenfels) dont l’on pensait qu’il deviendrait un habitué de Bayreuth, mais on sait que ce ne fut pas le cas après la crise par laquelle il renonça à la direction de Parsifal (prod. Laufenberg) en 2016. Enfin, depuis 2018, c’est Christian Thielemann qui a assuré la direction de la production actuelle de manière continue.
Le statut de Christian Thielemann à Bayreuth est particulier, tant auprès du public qu’auprès de l’orchestre. Il a régné en référence incontestée depuis le début des années 2000, succédant à Daniel Barenboim qui avait ce rôle depuis les années 1980 (qu’il partagea partiellement avec James Levine qu’on vit diriger deux éditions de Parsifal (Götz Friedrich et Wolfgang Wagner) et le Ring Kirchner – Rosalie pendant toute la série entre 1994 et 1998.
Christian Thielemann a aussi été un temps conseiller musical, a pris un peu de champ sans jamais partir tout à fait : depuis 2000, il a dirigé chaque année, sauf en 2011, et de 2022 à 2024.
Ainsi son retour en 2025 semble être un prélude à un plus important retour en 2026 où il dirigera le Ring et la IXe symphonie inaugurale. Il reste le grand emblème musical de Bayreuth des vingt-cinq dernières années, peut-être discuté dans ses interprétations et son approche, mais jamais contesté dans sa connaissance profonde du répertoire wagnérien et des traditions et habitudes du festival, mais aussi en l’absence d’alternative.  On cherche des chefs nouveaux des horizons nouveaux, mais personne ne lui dispute la première place.

Et évidemment, ce Lohengrin affichait complet et les « Suche Karte » fleurissaient.
De fait, la direction musicale de Thielemann constitue un sommet actuellement difficilement discutable. Depuis quelques années, son approche des opéras de Wagner a d’ailleurs évolué, moins complaisante, moins soucieuse de faire du beau son, plus sensible, plus vibrante, plus présente et ce que nous avons entendu est un grand chef d’œuvre de maîtrise de toutes les possibilités sonores de la fosse, avec des raffinements très rarement atteints dans la maîtrise des volumes, dans le dosage instrumental, dans la recherche de la précision des détails et le souci d’accompagner et de soutenir les chanteurs d’une manière plus résolue et nette que jamais.
Certes, c’est une fête du son, et du beau son, qui laisse entendre ce qu’un chef qui connaît le lieu comme personne peut tirer de la fosse de Bayreuth, mais contrairement à ce qu’on lui a souvent reproché (et moi-même assez souvent) la recherche de l’ivresse sonore n’est jamais ici autiste ou gratuite. Le prélude sonne avec des détails inouïs, comme une musique qui entre dans le Festspielhaus presque par effraction et diffuse immédiatement des effluves d’une incomparable poésie. Thielemann travaille le lyrisme dans les moments les plus « rebattus » comme un prélude du troisième acte époustouflant de dynamique et pourtant jamais tonitruant suivi du chœur fameux Treulich geführt ziehet dahin, accompagné en fosse avec une subtilité inouïe qui se poursuivra dans le duo Elsa-Lohengrin où les respirations et les accents sont marqués à l’orchestre comme rarement.
Les grands moments orchestraux, comme ceux du deuxième acte et du troisième avec les cuivres incroyablement maîtrisés, d’une précision totalement éberluante, montre aussi avec quelle attention l’orchestre suit son chef, mais aussi des sons charnus, d’autres plus imperceptibles ou effilés, où l’orchestre ne joue pas, mais nous parle. Il y a à la fois une direction rigoureuse et soucieuse des architectures, magnifiquement mises en lumières, mais aussi un recul, une vision, un horizon d’une incroyable largeur. C’est un Thielemann sensible qu’il nous est donné d’entendre. Et c’est assez nouveau.
Il y a dans cette approche comme une sorte de livraison définitive, « Voilà mon Lohengrin, tel que je l’entends, tel que je le conçois » qui est aussi une signature de celui qui reste encore volens nolens, in pectore ou non comme un maître musical des lieux, au sens où lorsqu’il s’empare de l’orchestre et de la fosse, quelque chose se passe qui communique à tous un frisson général. Une interprétation historique, sans aucun doute possible.

 

Les aspects vocaux

Le chœur et les nobles

Thielemann ici soutient une équipe de chanteurs entièrement renouvelée par rapport à la dernière, celle de 2022, même si elle est marquée par le retour de Piotr Beczala en Lohengrin, dont la dernière apparition remontait à 2019.

Même le chœur est presque complètement renouvelé et le chef de chœur Thomas Eitler de Lint nouveau, le nombre de membres est réduit de 137 à 100 participants avec une nouvelle organisation. Précision, engagement, volume ont marqué la prestation, et on remarque que de jour en jour chaque apparition du chœur est plus assurée depuis sa première apparition dans Meistersinger. Mais je reste au-delà de la qualité artistique persuadé que si économies à faire il y a, elles ne doivent en aucun cas toucher des symboles aussi forts que chœur et orchestre.

Les quatre nobles, les deux ténors Martin Koch, Gideon Poppe, les deux basses Felix Pacher et Markus Suihkonen, tous jeunes chanteurs à l’orée de la carrière forment un ensemble impeccable, très en place qui sont parfaitement soutenus par la fosse.

Michael Kupfer-Radecky (Der Heerrufer des Königs), 

Dans les Heerrufer qui firent date au Festival de Bayreuth, et qui ensuite firent une belle carrière, on relève les noms de Dietrich Fischer Dieskau en 1954, plus tard d’Eberhard Waechter, de Thomas Stewart, d’Ingvar Wixell. Lors de mon premier Lohengrin dans ces lieux en 1979, le Heerrufer était rien moins que Bernd Weikl. Ensuite le rôle fut distribué à de bons chanteurs, mais moins significatifs (Eike Wilm Schulte, Roman Trekel, Samuel Youn ou Egils Silins). Souvent on entend dans ce rôle de futurs grands comme Andrè Schuen à Munich… J’entendis moi-même à Budapest à ses débuts un Michael Nagy qui m’avait beaucoup frappé.
Michael Kupfer-Radecky qu’on connaît bien désormais pour son Günther très déglingué de Götterdämmerung version Schwarz est une voix limpide, plutôt expressive avec une excellente diction et particulièrement sonore. Belle prestation.


Andreas Bauer-Kanabas succède à Georg Zeppenfeld dans le rôle de Heinrich der Vogler, ce seul soir, en remplacement de Mika Kares et c’est une excellente surprise. Dans la grande tradition des belles basses puissantes qui ont marqué ce rôle (sur cette scène entre autres Theo Adam, Ludwig Weber, Karl Ridderbusch, Hans Sotin ou Manfred Schenk…) il obtient un énorme succès, grâce à une belle incarnation, avec une personnalité vocale marquée, un phrasé impeccable, une projection enviable et surtout une expressivité qui en fait un vrai personnage. Remarquable.

Olafur Sigurdarson (Friedrich von Telramund), Miina-Liisa Värelä (Ortrud), 

Olafur Sigurdarson est Telramund : distribué depuis qu’il est l’Alberich à succès du Ring Schwarz dans d’autres rôles (Kurwenal l’an dernier), son Telramund déçoit par la manière assez univoque (le méchant) dont il traite le personnage. Or, on le sait c’est un personnage complexe, et des chanteurs aussi raffinés et soucieux du dire que Donald McIntyre, Tomás Tomásson, et plus en arrière le magnifique Ernest Blanc (ou même un Martin Gantner encore récemment) l’ont interprété à Bayreuth où un Tomasz Koniecny en a fait un rôle fétiche, particulièrement convaincant.
Olafur Sigurdarson affiche une voix un peu brutale sinon brute, sans élégance, sans vraie profondeur psychologique, une sorte d’Alberich un peu plus éduqué. La voix a des qualités de présence et de projection mais le style gagnerait à être nettement mieux travaillé .

Après que se soient succédé sur cette scène en Ortrud des Astrid Varnay ou Rita Gorr, des Elisabeth Connell ou Evelyn Herlitzius – une fois, en 2010- et d’autres moins remarquables aussi, et que Waltraud Meier y ait fait ses adieux au rôle et à Bayreuth dans cette même production, voilà Miina-Liisa Värelä la nouvelle coqueluche des agents qui essaient de nous la faire passer pour la Brünnhilde du futur (qu’elle va chanter dans la Walkyrie munichoise en juin 2026). Diction pâteuse, assez inexpressive, elle n’avait pas convaincu dans la Färberin de Frau ohne Schatten avec Petrenko à Baden-Baden, elle ne convainc toujours pas. La voix est large, particulièrement dans le registre central, les aigus importants restent cependant courts, ce qui dans la scène finale est assez frustrant et le personnage qui en plus dans cette mise en scène devrait avoir certaines couleurs, certains raffinements dans la voix (elle doit convaincre une Elsa hésitante) n’a que du son à offrir. Si c’est notre future grande wagnérienne, pauvre Wagner.

Elza van den Heever (Elsa von Brabant), 

Le cas d’Elza van der Heever est différent. On essaie elle-aussi de la faire passer pour une des divas du futur, et elle en a les bases et les qualités, de diction, d’organe vocal qu’elle sait moduler, avec des aigus larges (elle m’avait éberlué à Baden-Baden dans Kaiserin dans le troisième acte – seulement le troisième- de Frau ohne Schatten dont il était question plus haut. Pour un rôle comme Elsa, qui demande plus de couleur et de chatoiement, elle diffuse une certaine émotion, plus parce qu’on la sent tendue pour sa première apparition sur la scène de Bayreuth que par la manière dont elle fait sentir le texte et tous ses raffinements. Le timbre reste assez froid, là où une Nylund savait donner de la rondeur en 2022. Il est vrai que sur la scène de Bayreuth depuis 1979 les Elsa de légende sont rares, voire inexistantes (on a cru en Cheryl Studer l’espace d’un court instant). Il est loin le temps des Elisabeth Grümmer, des Birgit Nilsson, des Leonie Rysanek ou des Eleanor Steber… Je reste donc très réservé sur Elza van der Heever qu’on va voir en Sieglinde l’an prochain, qui me semble une vraie voix, mais eine Stimme ohne Schatten, une voix sans ombre. Or à l’opéra, c’est l’ombre qui fait la voix.

Piotr Beczała (Lohengrin),

Piotr Beczala est Lohengrin et c’est un de ces artistes immuables, tels qu’en eux-mêmes, soucieux de bien faire, magnifiquement préparés, jamais pris de court qu’il chante Lohengrin comme cette année à Bayreuth, ou Andrea Chénier comme cette année à Salzbourg. C’est une voix sûre, un Riccardo magnifique de Ballo in maschera, il fut même un malheureux Alfredo à la Scala à cause de légumes à éplucher que le public supporta mal. Il chante tout et tout avec un égal bonheur, une égale ligne, un timbre aussi lumineux. Bref, c’est une très belle voix.
Il est un Lohengrin juste, avec une diction exemplaire, un phrasé qui frise la perfection, une projection marquée qui rend la voix suffisamment forte et jamais tonitruante. Il reçoit une ovation océanique, pas à l’égal de Vogt en 2022, mais qui fait entendre un Lohengrin de référence.
Mais comme dans tous les rôles qu’il interprète, il est dans la musique, dans la voix, dans le chant, mais jamais dans l’incarnation. Il a une sorte de permanence vocale qui lui fait chanter parfaitement tous les rôles sans jamais vraiment les incarner ou les faire vibrer de l’intérieur ; quand un Vogt chante Lohengrin, c’est comme un Lied qui se déroule où s’ouvrent un univers, un horizon, un espace : ici on reste émerveillé par la performance par les sons, par la perfection du style, mais sans cet au-delà que certains chanteurs nous offrent. C’est une minuscule réserve parce qu’il se range dans les grands Lohengrin de la Colline qui ont nom Sandor Konya, René Kollo, Peter Hofmann, évidemment Klaus Florian Vogt ou même Jonas Kaufmann qui le chanta une saison (2010) puis considéra que cela suffisait.

Au total, la production continue de tenir la route (si on aime cette esthétique) malgré les accidents qu’elle a connus, surtout grâce à Christian Thielemann qui tient l’ensemble et en fait un des grands moments de Bayreuth 2025, soutenant un cast très honorable et émerveillant un public prêt à tout pour l’entendre. Il reste que mes plus grands Lohengrin, je les ai entendus hors Bayreuth, et notamment à la Scala (Abbado, Strehler, Kollo puis Hofmann, Tomowa-Sintow) pour l’île déserte.

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Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.

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