Georg Philipp Telemann (1681–1767)
Die wunderbare Beständigkeit der Liebe oder ORPHEUS (1726)
Opéra en trois actes créé à Hambourg en 1726
Libretto d’après Orphée de Michel Du Boullay (1600)

Additions :

Ouverture du Ludovicus Pius – G.C. Schürmann
Musique des Ouverture-Suites (TWV 55:D23,55:G3,55:G9,55:C3) – G. Ph. Telemann
Ballo di Larve tiré d’Admeto, re di Tessaglia – G. F. Händel

Direction Francesco Corti
Mise en scène Elena Barbalich
Scénographie Christer Nilsson
Lumières Morgan Brown
Costumes Anna Kjellsdotter

ORASIA Florie Valiquette
ORPHEUS Yannick Debus
EURYDICE / EINE PRIESTERIN Lauren Lodge-Campbell
ISMENE Hasnaa Bennani
EURIMEDES Rodrigo Carreto
CEPHISA Josefine Mindus
PLUTO Lisandro Abadie
ASCALAX Rémy Brès-Feuillet
ECHO Gustav Ekmark

Drottningholmsteaterns kör / Chœur de Drottningholm
Drottningholmsteaterns orkestern, orchestre de Drottningholm

SOPRANO :  Lisa Carlioth, Emma Fagerström, Clara Hallenberg, Helena Magnusson
ALTO : Fanny Kempe, Maria Nordstedt, Ingrid Rädholm Konvicka, Mathilda Sidén Silfver
TENOR : Patrik Kesselmark, Fredrik Mattsson, Szymon Rudzki BAS / BAss Erik Arnelöf, Arash Azarbad, Gustav Ekmark

 Figurants : Miranda Benramdane Fält, Annika Gardeskog, Maja Ohlmann, Maia Reuterswärd

Drottningholms Slottsteater (Théâtre du palais de Drottningholm), Stockholm, samedi 16 août 2025, 16h,

L’été suédois s’achève une fois de plus sur un succès au Théâtre du palais de Drottningholm avec une très belle production de l’Orpheus de Telemann, rareté scénique et mélange de styles, qui confirme, pour la 3e année consécutive, l’excellence de Francesco Corti bien sûr mais aussi de toutes les forces du théâtre. Outre des voix magnifiquement appariées, on se réjouit de la mise en scène, plastiquement réussie et utilisant à merveilles les machines anciennes avec cette relecture du mythe d’Orphée par Elena Barbalich qui pose l’immortelle question de la séparation intrinsèque des sexes (genres) et des passions comme sources d’exclusion de l’individu de son groupe.

Une fois de plus, le Théâtre du palais de Drottningholm nous propose une œuvre rare, ce qui, ces dernières années, selon la programmation d’Anna Karinsdotter et de Francesco Corti, offre une alternance avec des succès populaires comme The Fairy  Queen. Après l’Armide de Lully, place à l’Orpheus de Telemann, qui n’a pas eu l’heur d’une pléthore d’enregistrements ni de productions. Ils se comptent sur les doigts d’une main depuis son exhumation par René Jacobs (Harmonia Mundi en 1994).

L’Orpheus de Telemann est une œuvre qui convient donc au travail mené par le théâtre de Drottningholm, notamment par son caractère pluriel, à la croisée des chemins, styles et langues. Majoritairement en allemand (il fut créé à l’Opéra de Hambourg en 1726, repris une fois dix ans plus tard avant une longue période d’oubli de… 250 ans !), le chant emprunte aussi à l’italien pour l’expressivité de quelques arie et au style français pour quelques airs et musiques de cour. L’œuvre est amputée et chaque, rare, production a dû piocher ici ou là pour trouver des rafistolages, ce qui nous permet une fois de plus de constater l’élasticité des partitions d’opéra tout à fait à rebours de notre temps si féru de partitions figées. L’équipe ici a choisi d’intégrer du Telemann, du Händel et du Georg Caspar Schürmann.

Notre époque (et notamment cette saison, si l’on suit les comptes rendus européens des récentes productions comme celle de Kosky, Hotel Metamorphosis) est propice aux changements de toutes sortes et donc aux métamorphoses ovidiennes, aux chimères scéniques.

Le livret de cet Orpheus reprend les aventures d’Orphée telles que décrites par Ovide, mais, comme c’est l’époque, se délecte aussi des jalousies de femmes glorieuses et orgueilleuses de l’Arioste au Tasse (respectivement Orlando Furioso (Roland Furieux, 1516) et  Gerusalemme Liberata (Jérusalem Libérée, 1581)… considérablement lus au XVIIIe) et intègre le personnage de la Reine de Thrace, Orasie, qui, jalouse d’Eurydice, fomente l’attentat de sa rivale à coup de venin. Par ailleurs, les amoureux sont entourés d’amis confidents, Eurimèdes pour Orphée d’un côté, la suivante Ismène pour Orasie et la nymphe Céphise dont est amoureux Eurimèdes sans réciprocité, suivant en cela les multiples propositions de couples issus de la carte du Tendre et des romans pastoraux à la d’Urfé…

Enfin (et on se souvient du Don Giovanni récent de David Hermann/Vladimir Jurowski à Munich, hanté par Pluton et Proserpine), on voit apparaître le maître des Enfers et son suivant Ascalax. On n’aime pas la solitude (celle de l’amour, celle du pouvoir) sur les scènes d’opéra…

En cela, cet Orpheus est moins un Orphée et Eurydice qu’un Orphée et Orasie voire Orasie  et Orphée, puisque le personnage d’Orasie irradie l’œuvre et d’ailleurs l’encadre. Rien de très nouveau : on pense à Angelique (et le beau Médor) dans Roland Furieux de l’Arioste ou à Armide dans la Jérusalem Délivrée.

Orpheus (Yannick Debus) et Eurydice (Lauren Lodge-Campbell). Cueillons dès aujourd'hui les fleurs de la vie…

La mise en scène d’Elena Barbalich, sans être révolutionnaire, fonctionne à merveille dans cette production en adéquation avec la fosse et surtout le lieu. Partant du constat, détaillé dans le programme de salle, de l’inégalité des relations hommes femmes dans le livret (pour résumer : les hommes ont la lumière apollonienne, les arts et les femmes sont cantonnées à la nature et à l’obscurité, aux rites nocturnes des Bacchantes), elle livre, il me semble, davantage une réflexion sur l’isolement des amoureux, des inspirés donc et par là des poètes, seuls contre le monde (isolement qui rejoint paradoxalement celui de l’un aimant l’autre sans réciprocité). De même, l’exercice du pouvoir isole et retranche son détenteur de son entourage : on se souvient des récits de Plutarque sur Denys de Syracuse (l´épée de Damoclès, les mignons qui cajolent et éloignent le sage Platon) ou sur Solon qui s’obstinait à ne vouloir dire que la vérité à un Crésus qui ne voulait entendre au contraire que des louanges…

Bref, cette production est un précis des unions/séparations qui font et défont les communautés.

Elena Barbalich joue avec brio de cette thématique pour animer son plateau en s’appuyant sur les possibilités du lieu. On ne se souvient que trop de la mise en scène de la « trilogie » Da Ponte Ivan Alexandre/Marc Minkowski  (2015/2017) qui refusait les jeux de décor de la machinerie pour imposer ses tréteaux de tissus, frustrant terriblement le public (pendant trois ans ! Décor unique oblige…) des merveilles de Drottningholm. Elena Barbalich utilise donc à plein les décors, dont chaque changement à vue est joie, et joue du contraste entre solistes et figurants mais s’attache toujours à animer ces derniers en contrepoint des rôles principaux de manière intelligente et plastique.

Ainsi, dès le premier air d’Orasia, les servantes prennent des poses à la fois picturales et Brechtiennes, pour souligner la solitude de la femme repoussée : à la fois légèrement moqueuses (encore une fois le même refrain) mais compatissantes, extérieures à la douleur de leur maîtresse et douées d’une vie et d’une réflexion propre. C’est la grande idée de la mise en scène d’animer, avec esprit, les utilités en les chargeant d’un regard distancié et assez moderne sur la scène, aux deux sens, qui se joue.

Eurydice (Lauren Lodge-Campbell) et les nymphes

Sous d’autres formes, lorsque l’action-récitatif est coupée par un air-expression des sentiments, le rideau se baisse, ostensiblement, pour couper le(s) soliste(s) de la scène, pour l’isoler et rendre encore plus signifiant l’air et la solitude du personnage. Du brechtien baroque.

Autre bonne idée toujours dans l’opposition homme/femme : le personnage de Céphise, isolé des autres personnages (elle n’aime… que sa liberté) par son costume empruntant autant à celui des hommes qu’à celui des femmes et portant fine moustache (femme non-cis, dit-on aujourd’hui). On pense à la figure de l’Androgyne du Banquet de Platon : (ré ?)union de deux individus sexués, s’aimant enfin soi(eux)-même(s) dans sa dualité retrouvée.

Son air plutôt comique dans le livret, où elle raille son amoureux éconduit Eurimèdes, prend ici une tonalité revendicative, quasi révolutionnaire, avec chant au balcon (donc hors scène, hors des jeux de l’amour et du pouvoir, là où on entendra la flûte-lyre d’Orphée) sous le regard joyeux de certaines nymphes, quand d’autres sont interloquées et d’autres encore en pleine réflexion sur les possibles à venir de l’événement.

Certaines scènes sont visuellement très réussies comme la mort d’Eurydice, censée être piquée par un serpent, accident manigancé par les furies d’Orasia, mais ici, ces dames piquent (poignardent ?) à tour de rôle leur consœur, tirant et déroulant un ruban rouge habilement dissimulé dans le corsage (costumes d’Anna Kjellsdotter), terminant d’installer une toile d’araignée rouge piégeant la belle Eurydice. C’est un massacre, où la cruauté et les regards jaloux se montrent : ceux de la reine ou ceux de ses consœurs elles-mêmes ? On ne tranchera pas et c’est malin. Eurydice, elle aussi, s’était extraite de son rang et de son sexe pour filer le parfait amour avec le non moins parfait Orphée.

Toujours dans le même jeu de rôles pas si clairs, ce seront les mêmes (troupe oblige mais c’est aussi le sens de cette mise en scène), habillées en Bacchantes, qui piqueront Orphée de leur thyrses-lances (y compris… Eurydice, passée au rang de prêtresse, par le jeu de la distribition). Désir de vie, désir de mort, tout se mêle…

Chacun cherche son Orphée

C’est un drôle de miroir que la scène qui révèle des choses que l’on voudrait ne pas voir. C’est aussi le sens d’un air d’Orasia, perdue au milieu de servantes-miroirs, qui ne veulent pas toujours être ce que leur maîtresse souhaite (toujours ce jeu des mines entendues). Elles se cachent la face et disparaissent, écho d’une scène où Orasia cherchait Orphée sans le trouver (dans le texte) et où Orphée retrouvait la multitude indifférenciée des autres hommes, tous pareils, sous leur masque de théâtre grec antique et pourtant différents…

Orphée est un grec, les grecs sont des hommes, Orphée est un homme et pourtant tous les hommes ne sont pas Orphée…

Et toujours cette science d’animer les solistes et de gratifier les utilités d’un esprit, d’un regard, d’une pensée, d’un port de tête et surtout de mains.

On regarde d’ailleurs beaucoup les mains dans cette production, qui joue sur une gestuelle baroco-classique mais revue avec un œil moderne, contemporain. La metteuse en scène semble utiliser ce vocabulaire avec un regard goguenard, de non dupe (et, comme Orphée, le non-dupe erre, sait-on depuis Lacan…).

C’est particulièrement flagrant dans la scène de Pluton, dieu de carton-pâte qui joue des effets de manches certes… mais qui se vautre comme un adolescent devant la télé, sur son trône. Royaume de mort, ennui d’enfer… et qui contraste avec Ascalax tout emplumé comme un corbeau (et comme un castrat), qui conduit Orphée dans la gueule (au sens propre) d’enfer. Le tout dans un superbe ralenti (moonwalk baroque) qui ouvre le nouvel espace/temps dans lequel Orphée se glisse, les Enfers attendus.

Orpheus (Yannick Debus), Eurimedes (Rodrigo Carreto), Ascalax – (Rémy Brès-Feuillet) : dans la gueule d'Enfer(s)

Enfin, si on termine sur l’image des femelles Bacchantes qui viennent mettre à mort le héros homme blanc prédateur de cinquante ans (divisés par deux), dans ce qui apparait comme une revanche des femmes tellement massacrées sur les scènes d’Opéra et une mise à bat du patriarcat (Orphée ne se distingue des autres hommes qu’à l’aide de sa couronne de lauriers d’or), c’est en fait la déploration d’Orasia regrettant sa jalousie et sa vengeance qui clôt l’opéra.

Et nous voilà, enfin, dans une modernité des plus contemporaines (à venir ?), annonçant une possible fin de la guerre des sexes/genres voire, osons !, une réconciliation. Orasia s’allonge au sein des siennes tandis qu’Orphée grimpe vers les cieux dans la si belle nacelle baroque de Drottningholm. Et nous sommes au paradis (chrétien, XVIIIe oblige).

On évoque souvent, sur ce site, l’importance de la stabilité du trépied mise en scène/plateau/fosse auquel on se doit d’ajouter, à Drottningholm, le lieu, ses machines (Christer Nilsson, scénographie) et son atmosphère, d’où une attention particulière aussi à la lumière et aux costumes. C’est d’ailleurs ce que souligne avec raison, en introduction du programme, la chef  et directrice artistique du Théâtre, Anna Karinsdotter.

Sans pouvoir relever toutes les utilisations, clairvoyantes !, de Morgan Brown, mettant en valeur la tridimensionnalité des décors, on soulignera, en accord avec le propos de la mise en scène, la beauté de la mise en espace éclairée de la séparation d’Orphée et Eurydice au sortir des Enfers. Alors qu’Orphée s’approche de la lumière du jour de la sortie, vers le public, Eurydice recule vers le fond de scène en s’enfonçant dans l’obscurité qui tombe vers le fond de scène, rehaussant d’un éclairage choisi le point de fuite et illuminant la tridimensionnalité du temple du fond dans lequel retombe la belle. Barbalich, spécialiste de l’antiquité, connait bien ses versions du mythe d’Orphée, dont la possibilité de lecture suivant laquelle Orphée, une fois l’exploit accompli (on est héros avant tout et donc à la recherche de la performance… en soi) se débarrasse du « prétexte » Eurydice. Dans la lecture que fait Barbalich dans cette production, c’est en tout cas l’impossibilité de se retrouver, cette étrangeté intrinsèque qui habite le camp des hommes et des femmes qui est, sans doute, à privilégier.

Orpheus (Yannick Debus) et Eurydice (Lauren Lodge-Campbell), presqu'à la sortie…

Et sans pathétique, avec douceur, "Nun  wirst du mich, mein Orpheus, weil du leibst, nicht lebend wiedersehn" (Maintenant, mon Orphée, parce que tu es vivant, tu ne me verras plus vivante), comme dans la version d’Ovide où le poète commente : « en mourant pour la seconde fois, elle ne se plaint pas de son époux (de quoi en effet se plaindrait-elle sinon d’être aimée ?), elle lui adresse un adieu suprême, qui déjà ne peut qu’à peine parvenir jusqu’à ses oreilles et elle retombe à l’abîme d’où elle sortait. » (Métamorphoses, Livre X).

Quant aux costumes d’Anna Kjellsdotter, on apprécie le lien ténu au projet avec sa relecture de l’esprit antique à la sauce XVIIIe tout en ne reniant pas une vraie modernité avec des transparences (crinolines visibles à la Jean Paul Gaultier) toujours signifiantes. Ainsi, on retrouve les oppositions hommes/femmes, les uns en blanc et noir, les femmes en rouge passion.

Oserait-on voir ici une lointaine réminiscence des couleurs de Marnie (1964) de Hitchcock ? Avec les hommes en blanc (les marins) qui viennent acheter les faveurs de la mère de la jeune Marnie et le rouge du sang qui coule lorsque la mère et la fille (bacchantes ?) assassinent un marin trop câlin envers l’enfant un soir d’orage ?

En tout cas, tous, hommes et femmes, portent une sorte d’uniforme gommant les rangs, pour privilégier l’appartenance primordiale au genre. À peine distingue-t-on la couronne de laurier d’Orphée ou le discret diadème d’Orasie ainsi que son collier serpent. Orasie, par ses signes, s’extrait donc du groupe « femmes » par son exercice du pourvoir et la jalousie de son amour (deux tyrannies vues d’un sale œil par « ses » femmes). On apprécie aussi la transparence des costumes des Bacchantes qui laissent voir celui des servantes pour bien souligner qu’il s’agit, en effet, des mêmes personnages.

On a souligné l’extraction de Céphise de son groupe pour partager les caractéristiques costumières des hommes et des femmes et on remarque qu’Eurydice est aussi, comme on dit dans les cours d’école, l’intrus. Fille-fleur (chère à nos cœurs…) par excellence parmi ses consœurs-nymphes (les fleurs lui poussent littéralement sur le corsage), elle prend aussi l’habit blanc de mariée qui est la couleur des hommes. Ce qui ne sera pas pardonné (Cf. la scène décrite des piqures/coups de couteau/trahison des nymphes).

Enfin, Pluton et les ombres sont évidemment en noir (et or ! Souvenons-nous des mythes : Pluton gardien des trésors de la terre), en opposition avec le monde des  vivants.

Tout fait sens, tout fonctionne en équipe et c’est plastiquement très réussi (Cf. les mains et les postures des bras des servantes de dos lors de la première aria d’Orasia).

Les voix

On est une fois de plus surpris par le plateau magnifiquement choisi, comme l’explique Francesco Corti, avec beaucoup de contrastes. On est tenté de les apparier…

L’Orphée de Yannick Debus est parfaitement incarné scéniquement avec son port altier, sa présence très lumineuse et une voix qui joue des grands écarts avec une puissance de projection impressionnante, des graves profonds mais lumineux, des aigus qui s’élèvent sans aucun problème. Sa voix bouge un peu dans les nuances, un peu trop marquées à mon goût mais cela correspond à son rôle d’Orphée un peu fougueux. En contrepoint, son ami Eurymedes, Rodrigo Carreto, a une voix plus petite mais qui colore très bien avec beaucoup de sensibilité, parfaite pour son rôle de bon ami, un peu trahi par son Orphée trop amoureux d’Eurydice (encore une fois, l’exclusion…), très malheureux et malmené en amour. Une très belle caractérisation.

Orasia (Florie Valiquette) et les Bacchantes (feat. Orphée en charpie)

On nous avait annoncé une Florie Valiquette (Orasia) malade et qui devait commencer à chanter jusqu’à ce qu’elle n’en puisse plus, avec une remplaçante prête dans les coulisses mais elle a tenu jusqu’au bout. Alors certes, on sent un léger voile et un spectre, semble-t-il, un peu réduit mais quelles couleurs, et quels aigus ! C’est un feu d’artifice impressionnant dans les deux premières scènes où elle est constamment sollicitée et pas qu’à demi, avec des airs italiens compliqués et très techniques. Et cela avec le sourire ou la colère qui convient, les soupirs et la passion en tout cas, toujours. Avec des facultés réduites,  elle surnage très légèrement au-dessus du plateau qui n’en devient que plus homogène. C’est finalement le seul bémol de la soirée : ne pas l’avoir entendue en pleine possession de ses moyens.

Hasna Bennani en Ismène, suivante en chef, bénéficie sans doute des relatives limites de Valiquette ce soir-là. Facilité d’émission, spectre large, très joli timbre, avec beaucoup de rondeurs : elle est la très digne cheftaine mais, ici, dans l’optique de la production, plus qu’un factotum, une (possible grande) sœur qui essaie de faire redescendre Orasia de ses grands chevaux. Beaucoup d’humanité se dégage de son personnage à la très belle voix.

Céphise (Josephine Mindus) est un personnage résolument à part et il faut une sacrée personnalité pour l’incarner, ce dont elle se sort avec beaucoup de fraîcheur, tant dans la voix que dans l’incarnation. Elle emporte d’ailleurs l’adhésion du public et déclenche une belle bordée d’applaudissements avec son aria Freyheit soll die Losung seyn et sa scène comico-politique, tout à fait centrale, avec Eurymedes. Une chanteuse à suivre !

Fraicheur toujours avec Lauren Lodge Campbelll dans le rôle d’Eurydice (et d’une prêtresse dans le IIIe acte) : une voix légère et claire, tout à fait charmante, peut-être un peu plus convaincante dans le Ier et le IIIe acte, moins dans le IIe. Là encore, comme pour Orphée, le personnage est là, en voix et en acte.

J’ai été tout à fait séduit par la voix de Lisandro Abadie en Pluto, avec des graves profonds sans être abyssaux, un très beau timbre avec des couleurs et un sens de la nuance marqué. C’est un Pluto un peu ridicule, on l’a dit, mais finalement très humain et plein de sensibilité.

Idem pour son factotum/ami, Ascalax, incarné par le contre-ténor Rémy Brès-Feuillet, contrepoint de Céphise, avec sa voix d’entre deux (il est aussi celui qui fait le pont entre les deux mondes, vivants et morts). Présence, projection impeccable, registres bien liés, aigus qui crépitent. Il est l’atout plaisir pyrotechnique de cette production avec Florie Valiquette.

Le chœur (réduit) de Drottningholm confirme, une fois de plus, tout le bien que l’on en pense et s’offre même le luxe de nous renvoyer un an en arrière dans le Lulli avec ses airs de cour enjôleurs.

Enfin, last but not least, l’orchestre et la direction de Francesco Corti, au sommet. Le public ne s’y trompe pas vu le triomphe qui rugit dès les dernières notes. Alors oui, c’est un petit orchestre, mais qui sonne comme un très grand (8 violons, 2 altos, 2 violoncelles, une contrebasse…). Francesco Corti fait de la haute couture artisanale avec ces atmosphères très variées : airs de cours français, arie passionnées italiennes, charme sévère allemand. Tout est lisible et tout est apparié avec grâce, légèreté et ampleur.

On retrouve tout le sel des oratorios allemands avec ces flûtes, proprement enchantées, qui accompagnent Orphée et remplacent sa lyre (Kristine West, traversière et Andrés Locatelli, bec, notamment dans les tribunes) mais aussi les hautbois charmants. Les flûtes, primordiales ici, s’invitent régulièrement à la tribune pour souligner l’ailleurs, la hauteur au-dessus de la mêlée de la musique. Une fois de plus, c’est bien vu.

On apprécie toujours Jonas Nordberg à l’archiluth et à la guitare baroque, à la présence si marquée mais aussi Guillaume Haldenwang au clavecin et à l’orgue, qui offrent de belles couleurs inattendues.

Et pour mettre en œuvre tout cela, Francesco Corti bien sûr, qui donne à entendre cette oeuvre méconnue mais enrichie aussi des coutures piochées ici ou là pour combler les trous de la partition. Il se montre maître d’œuvre toujours attentif au plateau mais aussi capable de déchaîner les passions, la colère ou le pathétique, de faire sonner l’orchestre aux confins du silence, de soudainement en doubler, facticement, les effectifs, voire de le faire tonner. Et toujours avec grâce, légèreté, vivacité et passion. On se prend d’ailleurs à jeter de nombreux regards dans la fosse pour regarder œuvrer cet orchestre et ce chef en symbiose, pris, aussi, par le théâtre de la musique. Il fallait du culot pour embarquer le public dans cette œuvre rare, de la maestria pour le coller sur son siège presque trois heures durant, tout en ayant le secret de nous faire voyager dans l’histoire musicale de son temps et du lieu. Ainsi on ne cesse de penser à Bach, bien sûr, mais surtout à la Flûte de Mozart et aux récentes productions de Drottningholm, comme l’Armide de Lully qui se réinvite, on l’a dit, ici ou là dans notre mémoire. Épatant, une fois de plus. On le répète : il se passe quelque chose de passionnant dans ce théâtre de Drottningholm, bien plus qu’un théâtre musée exceptionnel : un vrai théâtre de création qui devrait, dans un monde meilleur, attirer encore davantage les oreilles et les yeux qu’il ne le fait déjà avec sa salle toujours comble.

Orpheus (Yannick Debus) sur le Styx

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Guillaume Delcourt
Il collabore, en amateur revendiqué, depuis les années 2000 à divers médias, de la radio associative à la programmation et l’organisation de concerts, festivals et happenings (Rouen, Paris, Stockholm) dans les champs très variés de la musique dite alternative : de la pop à la musique électro-acoustique en passant par la noise et la musique improvisée. Fanziniste et dessinateur de concerts, ses illustrations ont été publiées dans les revues Minimum Rock n’ Roll et la collection Equilibre Fragile (revue et ouvrages) pour laquelle il tient régulièrement une chronique sur la Suède. Il contribue, depuis son installation sous le cercle polaire, en 2009, à POPnews.com, l’un des plus anciens sites français consacrés à la musique indépendante. Ces seules passions durables sont À La Recherche du Temps Perdu de Marcel Proust, les épinards au miso et la musique de Morton Feldman. Sans oublier celle de Richard Wagner, natürlich.

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