Richard Wagner (1813–1883)
Tannhäuser
und der Sängerkrieg auf der Wartburg (1845)
Romantische Oper in drei Akten
Livret du compositeur
Créé le 19 octobre 1845 au Königliches Hoftheater Dresden

Direction musicale : Kent Nagano
Mise en scène : Kornél Mundruczó
Co-mise en scène : Caroline Staunton
Décors : Monika Pormale
Vidéo : Rūdolfs Baltiņš
Costumes : Sophie Klenk-Wulff
Lumières : Felice Ross
Dramaturgie : Kata Wéber
Chef des chœurs : Eberhard Friedrich

Landgraf Hermann : Georg Zeppenfeld
Tannhäuser : Klaus Florian Vogt
Wolfram von Eschenbach : Christoph Pohl
Walther von der Vogelweide : Daniel Kluge
Biterolf : Levente Páll
Heinrich der Schreiber : Jürgen Sacher
Reinmar von Zweter : Martin Summer
Elisabeth : Jennifer Holloway
Venus : Tanja Ariane Baumgartner
Ein Hirt : Friedrich Tödter – Solist der Alsterspatzen
1. Edelknabe : Angelika Gajtanovska
2. Edelknabe : Kathrin von der Chevallerie
3. Edelknabe : Peixin Cheryl Lee
4. Edelknabe : Veselina Teneva

Chor der Hamburgischen Staatsoper
Philharmonisches Staatsorchester Hamburg

Nouvelle production
Hambourg, Hamburgische Staatsoper, Jeudi 12 mai 2022, 17h30

Entrée en Wagnérie du metteur en scène Kornél Mundruczó, qui devient l’une des références de la mise en scène lyrique en Europe aujourd’hui, avec ce Tannhäuser de très belle facture, assez surprenant par certains aspects tout en respectant l’esprit de l’œuvre et son jeu de contrastes. En fosse, Kent Nagano transcende l’orchestre et sur scène une distribution solide emmenée par un Klaus Florian Vogt hors sol. Le résultat, un triomphe de public absolument inhabituel à Hambourg avec salle debout, et interminables applaudissements, qui a été sans doute la soirée la plus chaleureuse de cette série, qui donne l’occasion d’écouter une version  « hambourgeoise » composée d’un mélange entre Dresde (1845), Paris (1861), Vienne (1875)

Trailer

La nouvelle production de Tannhäuser signée Kornél Mundruczó succède à un spectacle qui fit les beaux soirs de l’Opéra de Hambourg depuis 1990, mis en scène par Harry Kupfer. Une de ces productions qui marquent l’histoire d’un titre, comme Der Fliegende Holländer à Bayreuth en 1978, du même Kupfer. Voilà qui attire forcément les comparaisons, quelquefois les amertumes et constitue toujours un risque, celui de la déception et des regrets. Mais the show must go on. Le théâtre doit avancer et vivre avec l’époque : si quelques productions emblématiques peuvent rester au répertoire, arrive toujours le moment du changement (voir l’exemple du fameux Rosenkavalier de Schenk à Munich, ou à Hambourg, l’Elektra de Everding) car le pire danger qui menace le théâtre, c’est d’en faire un musée ou un conservatoire.

Nous avons évoqué dans deux articles récents, autour de la production munichoise des Troyens et de la production berlinoise de La Belle Hélène, la question du Venusberg, de son statut de repoussoir axiologique, de sa fonction et de ce qu’il génère. C’est le point à partir duquel le metteur en scène hongrois va développer une vision relativement originale, faisant du Venusberg non un choix dicté par les désirs ou les satisfactions immédiates, mais par un choix de vie effectué il y a longtemps, dont commence à douter un adulte en crise, disons, de la quarantaine. Dans cette vie, il y a place pour le désir, en témoigne cette image de grotte très vaginale du centre du décor, mais ce n’est qu’un des possibles de cette vie. Et Tannhäuser s’est installé sans doute dans sa jeunesse dans une sorte de jungle, avec Maman Venus et ils eurent une ribambelle d’enfants. Un de ces couples qui décident de vivre une autre vie. Comme un rêve post-soixante-huitard ou post Covid… L’Ardèche comme Venusberg en somme…

Venusberg comme jungle (Acte I)

Il n’y a donc pas cette sensualité et cet érotisme qui bien souvent, notamment dans la version de Paris, entourent le Venusberg d’une ambiance capiteuse, et Venus n’a rien de la mystérieuse déesse de la beauté (avec mes excuses pour la grande Tanja Ariane Baumgartner) exploitant à l’infini la jungle des désirs , même si le couple ne doit pas se refuser souvent « la bagatelle » à ce qu’on ressent.
Cette jungle du Venusberg, c’est presque une installation dans ces nouveaux « resorts » naturels où l’on peut vivre le contact avec les arbres installé dans des arbres, dans des huttes ou cabanes « naturelles », comme un retour à la nature facturé Club Med. Ce peut être aussi la décision raisonnée d’une famille de vivre au plus près d’une nature très baudelairienne de L'invitation au voyage
Mon enfant, ma sœur,
Songe à la douceur
D’aller là-bas vivre ensemble !

voire de Parfum exotique
Une île paresseuse où la nature donne

Des arbres singuliers et des fruits savoureux

Bien évidemment, il y a eu une telle rencontre entre Baudelaire et Tannhäuser qu’il serait difficile d’échapper à ces références, et cette nature initiale est pleine d’arbres singuliers, et sans doutes de fruits savoureux, suffisamment savoureux pour que Tannhäuser ait pu vivre longtemps une vie de famille prolifique avec Venus, de « chasseur-cueilleur ». J’emploie évidemment à dessein les termes à la mode du jour.
Ce décor de verdure débordante rappelle évidemment celui imaginé par Rebecca Ringst pour Calixto Bieito à Gand et Anvers en 2015. Et quand on voit cette nature luxuriante, immédiatement l’idée de l’opposition nature/culture semble s’imposer, alors que Mundruczó se différencie sensiblement de l’érotisme et de la sensualité du Venusberg de Bieito.

Car la vidéo initiale ouvre évidemment sur la réalité de Tannhäuser, qui a fui pour rejoindre ce monde de Venus au plus près des vérités naturelles, mais il est devenu un névrosé, qui voit défiler sa vie, traversé de cauchemars, « er hat keine gute Nächte » (il a de mauvaises nuits » comme dirait Clytemnestre). Un rappel à dessein car la Vénus de Tanja Ariane Baumgartner est une forte femme, qui a visiblement durant toutes ces années organisé la vie de la famille, et dirigé les opérations. Cette Venus-domina va devoir affronter la crise, avec âpreté : elle répond au désir de départ de Tannhäuser par une bonne gifle… Et elle est une Venus affirmée, dominatrice, pas si loin de l’esprit de celle de Kratzer à Bayreuth, mais en version un peu matrone qui fume son joint.
Mais une gifle n’a jamais résolu un problème, et Tannhäuser s’en va. Le Tannhäuser qui fuit le Venusberg n’est pas dans une crise d’ennui créée par le plaisir au quotidien et pour l’éternité. Même si la question de l'éternité et de la finitude de la vie est aussi au centre des préoccupations de Tannhäuser. la question de la relation des mortels aux dieux, que traite si ironiquement J.M. Coetzee dans son roman  Elizabeth Costello ((J.M.Coetzee, Elizabeth Costello, Seuil, coll.Points. Lire en particulier le chapitre "Eros" p249-262)).  Il est d’abord en crise existentielle sans trop en identifier les motifs, car ils sont nombreux et confus, mais la réponse est cette fois, à prendre chez Mallarmé, autre wagnérien : Fuir ! là-bas fuir ! Qui a dû aussi motiver son installation jadis, dans la jungle du Venusberg. Tannhäuser ou la fuite.

Acte I, partie II

Le paysage dans lequel il tombe dans la deuxième partie de l’acte I est à l’opposé, on passe d’une jungle luxuriante à une montagne faite de rochers inhospitaliers, bien loin du locus amoenus des idylles pastorales, malgré la présence du berger à son sommet. Cette nature rude, sans âme, n’est animée au loin que par le cor de chasse, d’une chasse organisée, la chasse de la civilisation, et de la culture des aristocrates. Les animaux tués apparaissent en rang suspendus comme à des crocs, et on les saigne, et Tannhäuser doit saigner, un peu dégoûté, un cerf pour marquer son retour dans la "famille". Une sauvagerie qui n’a rien de la vie sauvage que menait notre Vendredi-Tannhäuser ((Allusion à Vendredi ou la vie sauvage, de Michel Tournier)) précédemment une sauvagerie installée par la culture même du groupe, une sauvagerie en quelque sorte de civilisation. L’image qui se dégage de cette deuxième partie de l’acte n’est pas une arrivée salutaire, ne laisse pas entrevoir l’idée d’une solution, d’une nouvelle existence, mais simplement d’un autre enfermement, sans la présence d'une nature compensatrice.

Acte II

L’acte II se déroule en espace clos, un espace très signifiant, où chaque objet semble faire sens.  Les cerfs figurés sont comme une sorte d’installation plastique qui célébrerait cette vie que nous avons perçue à la fin du I, au mur une tapisserie de fête médiévale : telle est la « Teure Halle », une sorte de lieu symbolique de cour, mondain, où va se dérouler un jeu de cour.
Dans ce monde, tranche Élisabeth, en pantalon et cheveux courts, ce qui a fait dire à certains qu’on affirmait son côté androgyne… Élisabeth ici n’a rien de la jeune femme soumise, effectivement, elle est une forte personnalité, mais une femme à forte personnalité, en pantalon et chemisier, est elle forcément androgyne ?

Jennifer Holloway (Elisabeth) Klaus Florian Vogt (Tannhäuser)

Oserais-je dire qu’elle est tout autant que Tannhäuser en malaise dans le monde compassé de la Wartburg, monde champagne, petits fours, robes longues, queues de pie et conformisme. C’est une insoumise, qui avait choisi pour cela même Tannhäuser, une insoumise qui veut vivre sa vie jusqu’au bout, voir vivre sa mort comme on le verra au III. Mundruczò par ce caractère justifie sa position marginale quand Tannhäuser fait surgir le Venusberg dans ce monde de cire, l’horreur absolue pour le monde des conformismes. Il y a chez Élisabeth quelque chose de Tannhäuser, et c’est la raison pour laquelle elle fraternise. Elle aussi est ailleurs, sans pouvoir dire non, sans pouvoir s’échapper des liens familiaux (Le Landgrave, maître des équilibres) et de l’étiquette de cour. Le traitement particulier d’Elisabeth, sa singularité, ette similitude entre les deux personnages, et leur destin croisé, est une des idées intéressantes de la mise en scène
Face à ce trio singulier Venus/Élisabeth/Tannhäuser, avec la figure médiane du Landgrave, tous les autres apparaissent particulièrement pâles, y compris Wolfram.

Haro pour le voyageur du Venusberg…Klaus Florian Vogt (Tannhäuser)

Tannhäuser a consenti à jouer le jeu (on l'a vu au premier acte quand il saigne le cerf), on lui enfile une queue de pie sur son tee-shirt. Il se soumet au concours. Mais comment celui qui a choisi très tôt la liberté pourrait-il supporter ce qu’Élisabeth supporte mal en silence, l’hypocrisie des étiquettes, l’hypocrisie du monde, l’hypocrisie des assistants à la fête qui se moquent sous cape et préfèrent le champagne au chant (avec un beau travail de mise en scène du groupe des invités); Élisabeth elle-même face à Tannhäuser se débarrasse des oripeaux de la fausse politesse comme si Tannhäuser créait structurellement un certain malaise…
Alors, si le concours se passe d’abord de manière conforme, ni Tannhäuser, ni les assistants ne sont dupes, qui écoutent à peine, qui s’en moquent en réalité et Tannhäuser qui avait choisi la nature, l’état de nature, et d’une certaine manière la vérité, rompt tous les rituels. Cette rupture devient complètement irréelle, lorsqu’en évoquant le Venusberg, il s’envole dans les airs tandis que la tapisserie médiévale fait place à la nature luxuriante du premier acte. Car alors l’enjeu du concours, à savoir « qui va exprimer le mieux l’amour » est oublié : ce n’est plus l’art qui est en cause, c’est un choix de vie et de rupture.
Tannhäuser est ainsi vu par les autres comme une sorte de troll, d’être venu d’ailleurs et hors du corps social, physiquement même hors de sa nature d’homme : un être à éliminer.
Et du même coup, c’est la question de la religion qui s’impose, l’autre grand régulateur des sociétés, qu’on avait entrevue au début de la deuxième partie de l’acte avec le premier chœur des pèlerins. La solution du corps social face à l’horreur du Venusberg, c’est Rome, arbitre de l'ordre du monde. Mais la question reste la même depuis le départ : qui choisit d’être libre peut-il se soumettre à Rome ? Ce serait nier tous les choix de son existence.

Christoph Pohl (Wolfram) Jennifer Holloway (Elisabeth, au bord du suicide)

L’acte III nous projette de nouveau au pied du rocher du premier acte, mais en version légèrement verdoyante, avec un filet d’eau qui coule : idée de printemps, de renaissance, de transformation du monde, seulement esquissé comme si quelque chose allait bouger mais dans une nature encore peu hospitalière.
Traditionnellement, c'est le retour des pèlerins, absous et porteurs d’une croix lumineuse verte, comme porteurs d’un possible futur et d’espérance. Face à eux, une Élisabeth désespérée et un Wolfram impuissant et même équivoque. Il n’y a pas la vision désespérée de l’acte III de Kratzer qui est vision de fin du monde, ici, tout le désespoir est en quelque sorte portée par Élisabeth, qui n’a qu’une seule manière d’affirmer sa singularité et sa liberté, la mort. Son suicide. Encore une fois le héros tragique dispute à une fatalité virtuellement écrasante un destin qui n’appartient qu’à lui. C’est ici Élisabeth cousine lointaine des héroïnes tragiques, qui n’a pu se frayer un chemin dans un monde qu’elle refusait.

Wolfram représente l’impuissance du monde et des compromis : devant les drames, il ne peut que chanter « Oh du mein holder Abendstern » où le texte poétique n’est pas ici créateur, mais symbole de totale impasse puisqu’en fait Wolfram prie d’étoile du soir, c’est à dire… Vénus.

Retour du Venusberg à la fin du troisième acte

Cette impasse, Tannhäuser l’a vécue dans sa chair à Rome, où il découvre que l’organisation du haut en bas de la société est une organisation de l’hypocrisie et de la conformité, qui nie toute liberté puisqu’on va chercher à Rome la soumission à un ordre, politique, moral religieux. Tannhäuser ne pouvait être absous, parce qu’il est et reste libre et surtout parce qu’il est en permanence ballotté entre ses désirs, entre ses fuites diverses, entre ses exigences contradictoires qui sèment la ruine (Élisabeth). D’où la logique de son retour à Vénus, seul îlot de liberté naturelle qu’il ait connu, d’où la tension avec Wolfram le soumis humain mais en même temps inexistant. Mais le nom d’Élisabeth, qui a choisi dans la mort sa liberté, réveille en lui un appel vers autre chose, qui n’est pas la nature déjà connue et déjà refusée que Venus lui apporte, mais une autre nature, à naître symbolisée par une sorte d’étamine géante (certains y ont vu un énorme phallus lumineux), émergeant de la nature, sous laquelle Tannhäuser semble avoir trouvé un autre avenir possible alors qu’il est au fond du trou, une autre fuite, dont on ne saura pas le sens mais qui semble apaisante et résolutrice. Mais ce qui est sûr c’est que le chœur, en salle et non sur scène, c’est à dire avec nous, célèbre de l’extérieur cette nouvelle naissance très païenne en une très puissante image finale.

Étamine-Phallus image finale

Il y a dans ce travail de Mundruczò, en cela il se rapproche de Kratzer, le refus d’une idée de rédemption religieuse, d’une idée d’une « Heilige Elisabeth » dont le miracle serait de sauver Tannhäuser. D’une certaine manière, Élisabeth offre à Tannhäuser l’idée de choisir sa mort ou son chemin terrestre. Il refuse Vénus, qu’il connaît et qu’il a déjà refusée une fois, il refuse le monde qui lui est insupportable. Il y a en ce final l’idée d’une transfiguration (peut-être d’ailleurs est-ce une Mort et transfiguration) où jusqu’au bout, le salut est cherché en soi, et pas dans les autres. Une vision assez égocentrique, qui correspond peut-être assez bien au Wagner d’alors et surtout au héros romantique.

Et si la soirée s’est terminée dans le triomphe, c’est qu’à la puissance conceptuelle de la mise en scène, qui sort des habituelles oppositions amour sacré/amour profane ou nature/culture qui ne résolvent rien, pour poser toutes les ambiguïtés/alternatives non résolues du héros, correspond une musique particulièrement puissante, impressionnante et souvent émouvante, dans une version qui notamment au premier acte, fait de l’orchestre le protagoniste et donne une couleur symphonique particulièrement brûlante voire enivrante.

La manière de diriger de Kent Nagano est souvent considérée par certains comme acérée, froide, avec des choix qui semblent inconsidérés. Rien de cela ici : une lecture fortement symphonique, sans concessions au décoratif, certes, jamais « italianisante » certes, mais avec des rondeurs, avec un son charnu qui arrive à impressionner, une vraie présence de l’orchestre qui reste très clair, très attentif au rythme scénique, et souvent spectaculaire (l‘ouverture, le magnifique prélude de l’acte III par exemple), mais aussi avec des raffinements magnifiquement mis en valeur qui rend l’ensemble de cette prestation particulièrement passionnante.
Même impression pour le chœur impressionnant, préparé par Eberhard Friedrich, chef des chœurs de la Staatsoper de Hambourg, mais aussi de Bayreuth : phrasé, projection, puissance (le chœur final , de la salle est totalement saisissant) mais aussi une belle participation à la mise en scène, notamment au deuxième acte, sans oublier les quatre "Edelknaben" (Angelika Gajtanovska, Kathrin von der Chevallerie, Peixin Cheryl Lee, Veselina Teneva)
Grande soirée pour les forces du théâtre.
Et la distribution répond aux exigences de la partition. Il faut saluer d'abord le jeune berger, très émouvant, voire lacérant, Friedrich Tödter, membre du chœur d'enfants "Alsterspatzen", nom du chœur d'enfants de l'Opéra de Hambourg.
Le groupe des participants au concours n'a pas démérité non plus, et notamment le Walther von der Vogelweide de Daniel Kluge, ténor puissant, clair, juvénile, Biterolf au beau grave de Levente Páll, mais aussi Martin Summer (Reinmar von Zweter) et Jürgen Sacher (Heinrich der Schreiber).
Christoph Pohl est un Wolfram qui n’atteint pas au sublime poétique d’un Mattei ou d’un Gerhaher, mais le personnage voulu pour la mise en scène est aussi relativement discret, même si la relation à Tannhäuser est ambiguë et quelquefois tendue (il le gifle au troisième acte). Pourtant le personnage reste pâle, mais il reste que le chant est maîtrisé, très calibré avec un beau timbre chaud et dans l’ensemble la prestation est bonne.
Georg Zeppenfeld est un Landgrave de luxe, dont on admire toujours la voix à la fois profonde et claire lumineuse même. On admire toujours le phrasé, la clarté de la diction, qui soulignent par la couleur donnée aux mots l’humanité qui transpire du personnage, dans cette mise en scène au carrefour des exigences, protection d’Élisabeth, maîtrise du rituel du concours, où il apparaît même un peu ailleurs, voire un peu perdu… Il obtient un succès retentissant et évidemment justifié.
La Vénus de Tanja Ariane Baumgartner est totalement inhabituelle, parce que le personnage voulu par la mise en scène change les canons exigibles… Les qualités de la chanteuse sont bien connues, souci permanent du texte et de sa clarté, expression sans cesse contrôlée, intelligence dans la manière de concevoir le personnage, et jeu particulièrement intéressant. Et elle est totalement adaptée au rôle voulu, une Vénus dominante dans un couple post soixante-huitard et non pas une reine de la séduction. Il en résulte une voix puissante, des aigus maîtrisés, un phrasé coupant, acéré, persiflant, mais aussi un ton très autoritaire, inhabituel dans ce rôle qui en rend l’interprétation très originale.

Je suis moins convaincu par l’Élisabeth de Jennifer Holloway : c’est un beau personnage, très engagé dans le jeu et la mise en scène, un personnage là aussi inhabituel, moins soumise, plus décidée que dans d’autres mises en scène et ses interventions pendant le deuxième acte sont scéniquement très fortes (Zurück von ihm ! Nicht ihr seid seine Richter!)

Il reste que la voix n’a pas l’assise habituelle du rôle, les aigus restent souvent courts, manquent de largeur, ou du volume voulu et le phrasé quelquefois approximatif. Son Dich teure Halle tout en étant correct reste sans prix particulier. L’air du troisième acte Allmächt'ge Jungfrau, hör mein Flehen ! en revanche est un peu plus senti. Il reste que l’impression mitigée que j’avais eue de sa Chrysothemis dans Elektra sur cette même scène a été confirmée.

Klaus Florian Vogt (Tannhäuser)

Et puis il y a Klaus Florian Vogt, dont on sait que la voix divise le petit monde des wagnériens. Certains ne supportent pas ce timbre un peu nasal, cette voix si particulière qui convient si bien à Lohengrin dont il est le titulaire incontesté, convient quelquefois moins à d’autres rôles (Parsifal par exemple). Dans sa prestation en Tannhäuser à Munich dans la production Castellucci (à des années lumières de la production hambourgeoise), il n’avait pas totalement convaincu.
Mais Klaus Florian Vogt revient sur le métier, cisèle les rôles, en artisan du chant et son Tannhäuser ce soir a été en tous points exceptionnels, il y a toutes ses qualités de diseur, la clarté de l’émission, le mot toujours sculpté, avec des inflexions sur chaque syllabe : à ce titre son « retour » de Rome Zurück von mir ! Die Stätte, wo ich raste, ist verflucht ! est proprement stupéfiant, où chaque parole est pesée, avec ses variations de ton, l’amertume, la colère, l’ironie, le persiflage : à travers cette interprétation, il décline un regard sur le monde, sur ses hypocrisies, il démonte les systèmes de pouvoir. De plus, son personnage est très travaillé, à la fois naïf et pervers, spontané et retenu, jamais vraiment à sa place, jamais vraiment libre de conquérir cette liberté à laquelle il aspire, jamais "adulte"… Comme un adolescent en crise. D’ailleurs physiquement, il semble quelquefois cet adolescent vieilli, ce « vieux jeune » à sa place nulle part. Enfin, la voix a gagné de manière frappante en puissance et en affirmation, si bien qu’il doit aborder Siegfried (de Siegfried) à Zurich. Il était ce soir proprement stupéfiant.

Pour toutes ses raisons, la salle dans son ensemble s’est levée pour saluer une représentation exceptionnelle, très forte, magnifiquement dirigée et chantée, dans une mise en scène aux idées exigeantes et assez originales, bouleversant la lecture des personnages sans bouleverser les attentes du spectateur. Si vous passez par Hambourg…

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Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.
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