Richard Wagner (1813–1883)
Der fliegende Holländer (1843)
Romantische Oper in drei Aufzügen
Libretto : Richard Wagner
Création  2 janvier 1843, Dresde

Chor und Orchester der Bayreuther Festspiele

Direction musicale Oksana Lyniv
Mise en scène et décors Dmitri Tcherniakov
Costumes Elena Zaytseva
Lumières Gleb Filshtinsky
Dramaturgie Tatiana Werestchagina
Chœur Eberhard Friedrich
Daland Georg Zeppenfeld
Senta Asmik Grigorian
Erik Eric Cutler
Mary Marina Prudenskaya
Der Steuermann Attilio Glaser
Der Holländer John Lundgren

 

Bayreuth, Festpielhaus, 25 juillet et 4 août 2021, 18h

Nous revoici, avec quelle joie, sur la colline verte, pour retrouver les émotions que ce lieu nous procure après de longs mois d’attente et une édition annulée. Il y avait une effervescence particulière, c’est souvent le cas les jours de première, à découvrir les petites nouveautés d’organisation, et surtout pour la première fois une femme au pupitre, Oksana Lyniv, et aussi la première fois de Dmitri Tcherniakov comme metteur en scène à Bayreuth qui à défaut du Ring pour lequel il avait été pressenti
Ce
Fliegende Holländer très attendu pour toutes ces raisons a été un triomphe de public pour la musique et un torrent de huées pour la mise en scène. Cela aussi c’était attendu.
Sans doute le plaisir de se retrouver là, même (un peu) plus clairsemés a ‑t-il joué pour la chaleur de l’accueil, car à dire vrai, cette production amène bien des discussions musicales comme scéniques, même si, comme le plus souvent à Bayreuth, c’est un très grand spectacle.
Nous avons revu le spectacle le 4 août, et avons modifié en conséquence le texte, pour être le plus juste possible.

C’est encore un événement hélas qu’une femme soit dans la fosse mythique de Bayreuth : souhaitons que bien vite cela devienne un non-événement, d’autant plus que l’on ne voit pas le/la cheffe et donc qu‘à Bayreuth, la direction musicale n’a jamais eu de sexe en quelque sorte. L’ovation triomphale (répétée le 4 août) reçue par Oksana Lyniv est merveilleuse pour elle, il faut souhaiter qu’on applaudisse la qualité de la cheffe, et non sa présence au pupitre.

Début du troisième acte : front de mer et front de brume

Il faut toujours juger avec prudence des premières fois dans la fosse de Bayreuth, parce qu’elle est particulière et que le rapport fosse-salle-scène n’est pas exactement comparable à celui d’un autre théâtre et que le/la chef(fe) doit veiller plus qu’ailleurs à la maîtrise des volumes : ce qui sonne forte ou fortissimo en fosse sort en salle bien moins fortissimo, et l’une des impressions maîtresses de la musique à Bayreuth, est qu’elle n’est jamais assourdissante, que les cuivres ne sont jamais excessifs, et qu’il faut toujours veiller à ce qu’on entende bien les piani ou pianissimi.
Toute cette science « bayreuthienne » s’apprend au fur et à mesure des représentations ou des années. De plus, dans le cas qui nous occupe, le stress du poids médiatique de l’événement n’est pas non plus à négliger.
Oksana Lyniv aborde Der Fliegende Holländer avec un notable dynamisme, une énergie sans failles, et surtout – ce qui m’a frappé- une véritable limpidité : on est à Bayreuth et tout s’entend, mais il y a dans son approche une clarté de lecture assez stupéfiante si bien qu’on entend mille détails sonores qu’on n’avait peu ou jamais entendus, des instruments très présents (harpe notamment souvent emportée dans le flux des tempêtes), il y a aussi des moments musicaux exceptionnels, comme la manière de rendre la scène finale et les dernières mesures. D'autres en revanche sont moins stimulants, plus ennuyeux.
D’un autre côté, au-delà de cette énergie indéniable, on regrette qu’il n’y ait pas plus d’épaisseur, pas plus de profondeur, et pas plus de couleur. On entend comme je l’ai dit tous les instruments, mais d’une manière monochrome, un peu alphabétique, l’un après l’autre, sans presque jamais entendre de discours et de construction : si bien que s’il y a de l’énergie, il n’y a paradoxalement pas la tension, et peu d’expression de l’orchestre qui en devient « attendu », et presque ennuyeux. Gageons que peu à peu les choses se modifieront, mais l’impression totale est celle d’une approche superficielle, avec des effets certes, mais qui passent sans jamais marquer. Je n’ai pas été totalement convaincu par cette approche.
Mais une impression m'a sauté aux yeux le 4 août que je n'avais pas vraiment perçue le 25 juillet : cette direction est absolument en phase avec la mise en scène, comme si le metteur en scène avait imposé ses rythmes, ce phrasé si particulier des chanteurs, les silences, les ruptures. L'impression que mise en scène et direction vont parfaitement ensemble et que certaines surprises de la direction sont dues aux choix scéniques. La musique s'adapte à la scène ; en ce sens c'est très wagnérien et très adapté aux exigences de cette salle, mais comme la scène est surprenante, la musique l'est aussi quelquefois..
Il est vrai aussi que les conditions particulières imposées par la pandémie, l’absence de chœur en scène qui est pour Bayreuth comme une trahison, toute cela relativise l’appréciation critique, et notamment les nombreux décalages nettement perçus, notamment avec le chœur mais pas seulement.
Le chœur dirigé par Eberhard Friedrich reste impressionnant, et le dispositif sonore est d’une telle perfection que l’illusion est parfaite : on a vraiment l’impression que ce sont les figurants présents qui chantent.  Un de ces stupides hueurs a hué le chœur comme s’il était responsable de la situation et du manque de précision de la coordination. Les décalages surtout au troisième acte sont restés nombreux, mais le chœur enclos dans sa salle de répétition n’y peut pas grand-chose.
J'étais placé autrement à la soirée du 4 août, plus près, plus de côté alors que le 25 j'étais loin et central. La différence de perception est très grande : le 4 août, on sentait très clairement que le chœur sur scène mimait, et le son, tout en étant techniquement impeccable, sonnait artificiel et perturbait assez nettement. Par ailleurs, les décalages sont persistants. Si vous êtes éloigné de la scène, vous ne sentirez presque pas de différence, près, c'est bien plus net.

On a quand même peine à comprendre la nature des prises de décision : pourquoi à Vienne ou ailleurs  le chœur est-il en scène, et pas à Bayreuth : prises de décisions politiques plus que sanitaires ? Peur des clusters, ce qui à Bayreuth serait délétère… Il reste que tout cela est encore en rodage, en espérant vivement que le rodage ne s’installera pas pour des années et que le chœur sortira de ses cages de plexiglas.
Du point de vue du plateau, les choses sont plutôt contrastées. Le Steuermann d’Attilio Glaser est sonore (mais tout le paraît dans la salle de Bayreuth) plutôt élégant, très lyrique, avec un contrôle vocal marqué, et un très beau phrasé. L’Erik d’Eric Cutler est très engagé scéniquement comme tous les protagonistes. Du point de vue du chant, il est surprenant de force, tellement que dans la scène finale le 25 juillet il en perdait la voix et le souffle, et que les notes graves disparaissaient. Le 4 août, c'était à la fois plus équilibré, plus réussi encore et mieux dominé : si bien qu'on entend d'autres rôles wagnériens dans cette voix, à la forte personnalité, et l'engagement du chanteur dans la mise en scène est très fort. Triomphe encore plus important qu'à la première. De ce chant plutôt en force, on entend le registre central et les aigus bien timbrés. Vu la salle le 25 juillet, il aurait peut-être intérêt à se ménager pour pouvoir éviter ce type d’accident, on l’entendrait de tout manière, mais c’est un beau personnage et une belle performance. Le 4 août il était en vitesse de croisière, et c'était particulièrement réussi.

John Ludgren (Holländer), Marina Prudenskaya (Mary), Daland (Georg Zeppenfeld), Senta (Asmik Grigorian)

La Mary de Marina Prudenskaia devient dans cette mise en scène un personnage très actif, et même une des clefs : elle est la compagne de Daland, et intervient de manière définitive dans la scène finale, ses interventions sont comme toujours bien équilibrées vocalement (elle connaît bien la salle), mais c’est la surprise scénique de la soirée, notamment dans son rapport à Senta, très marqué pendant la scène du chœur dit "des fileuses". Elle est très expressive, très engagée, elle n'est plus cette Mary un peu secondaire. c'est d'ailleurs peut-être la figure psychologiquement la plus intéressante de la mise en scène : en effet, Senta va prendre dans son sac la photo "du hollandais". Comme si c'était un amour irrésolu sur lequel elle n'a pas refermé la blessure et donc toute la ballade change de sens.
Lors du repas (voir la photo ci-dessus) que Daland organise pour les présentations, son attitude va à rebours, elle se ferme, ne mange pas, ne trinque pas et enfouit sa tête dans ses mains. Quelque chose la trouble fortement et on pense alors que peut-être de cet amour est née Senta, ce qui justifierait l'acte final. Le passé remonte pour elle aussi.
Georg Zeppenfeld est un Daland magnifique, comme toujours pourrait-on dire , un modèle de phrasé, un modèle de diction, un modèle d’expressivité, pesant chaque mot, lui donnant la couleur voulue : il est simplement exceptionnel ; dans l’œuvre originale, il n’est déjà pas trop recommandable, dans cette version revue par Tcherniakov, il est franchement abject notamment au départ, il est un personnage médiocre, le riche petit chef de village. Les échanges de regards avec le Hollandais au début montrent que le passé est revenu, qu'il a compris qui était le Hollandais  Il le fait sentir par son corps et par sa voix, d'ailleurs lors de la scène finale, il est littéralement pétrifié et disparaît, comme si il ne pouvait soutenir la vérité. Vraiment prodigieux.

Asmik Grigorian (Senta)

Asmik Grigorian qui a remporté un de ces triomphes bayreuthiens (le 4 août également) qui font rêver, est absolument phénoménale par la présence scénique, par la gestion du corps, par les mouvements, par l’allure aussi, vaguement marginale, un peu ailleurs. Tcherniakov en fait un personnage ambigu à la fin, ou on a l'impression qu'elle veut se venger elle aussi du Hollandais, dont on ne sait si elle est possédée ou si elle veut s’en libérer. Quand il commence à tirer dans la foule, elle contemple le désastre, surprise, vomissante : impressionnant.
C’est comme l’histoire d’une libération pour Senta qui veut se sortir de cette obsession et qui comprend le marché de Daland, sans doute conclu pour se débarrasser de cette fille trop singulière, et qui plus est, peut-être pas sa fille. Du coup on pense qu'il y a chez cette Senta un côté "Hollandaise volante" en confrontation avec le père… tuer le père en quelque sorte. Mary qui tire au final sur le Hollandais lui en donne l’occasion, d’où son rire final, et sa « solidarité » affichée avec Mary ahurie d’avoir tirée.

Dans l’apocalypse finale où tout ce monde médiocre du village brûle, il reste deux femmes, déchirées mais libres et Erik, derrière, abasourdi..
Vocalement, elle chante une Senta inhabituelle, à la voix quelquefois presque rauque, presque hachée, la ballade devient non plus un rêve romantique mais un discours presque sarcastique, elle n’affiche pas de fluidité du discours, peu de legato, mais un chant brutal, à hoquets, presque dérangeant. C'est la volonté de Tcherniakov que de dire tout le texte, mais de le faire dire autrement pour lui faire dire autre chose. C’est magistral et en même temps très loin des Senta vues sur cette scène et ailleurs. L’expressivité est ahurissante, la puissance vocale absolument miraculeuse, ce n’est pas une Senta hallucinée, mais proprement possédée, brûlée vive, inouïe. L’interprétation et la présence en scène emportent tout, et même si on peut discuter de la nature de ce chant, de certains sons vilains, on est hypnotisé par le personnage et son incarnation qu’on peut presque dire unique. Quels moments !

John Lundgren (Der Holländer)

Enfin, le Hollandais de John Lundgren n’est pas vraiment un modèle de beau chant, mais il est totalement le personnage voulu, mangé par son désir de vengeance. En ce sens il est lui aussi une incarnation, parce qu’il maquille habilement de très réels problèmes vocaux : la voix bouge, elle devient rauque, elle se détimbre, il n’arrive pas à chanter certains aigus, il a des problèmes dans les passages, y perd la ligne de chant. C'était en ce sens un peu meilleur le 4 août, mais vocalement ce n'est pas le meilleur des Hollandais. Bref, en concert ce serait très problématique. Mais il compense, parce que lui aussi arrive à moduler chaque parole et à faire passer pour jeu ce qui est problème. Alors les moments détimbrés passent dans cette incarnation assez phénoménale. Il soigne tout particulièrement le phrasé et la diction, privilégie le texte à dire à défaut de toujours pouvoir le chanter. C’est une grande performance scénique : c’est un Hollandais "alberichien", mais une très discutable performance vocale. On se demande d'ailleurs si en Senta, par une communication non écrite entre Daland et lui, il n'est pas revenu pour récupérer sa fille… Cette mise en scène qui travaille sur le passé des personnages laisse des coins d'ombres, des moments irrésolus, mais elle s'intéresse essentiellement aux "secrets des familles" des ambiances mesquines des petites communautés et aux haines inexpiables.
Dmitry Tcherniakov a réussi à mobiliser tout le plateau et à l’engager dans cette aventure presque dostoievskienne. Comme à son habitude, il raconte (plutôt bien) une autre histoire, une histoire de haine inextinguible  et d'un lourd secret de famille dans le cadre d’un petit village médiocre, où même l’histoire de Senta apparaît d'abord secondaire, si secondaire même qu’elle en paraît accessoire par rapport à ce que veut faire le Hollandais et qu'en fait elle est l'enjeu central de la vengeance. Le Hollandais parle à Daland, il considère à peine Mary, l'ignore presque et c'est à Senta qu'il s'intéresse, pour se venger de Daland et de Mary. Dans cette perspective,  le personnage du Hollandais devrait apparaître bien plus jeune que Daland, et un peu plus vieux que Senta : ici il semble avoir l'âge de Daland et c'est pour moi une erreur. De toute manière, adieu romantisme, adieu la mer, adieu la tempête, la seule tempête qui vaille est dans les têtes et les seuls fantômes ceux du passé. C’est une histoire des brumes du nord, un univers à la Jon Fosse et avec des personnages de Dostoievski.
Dans ce temple de Bayreuth, être aussi loin de l’histoire originelle sonne presque comme une trahison, mais la musique résiste, mais le théâtre résiste, mais les personnages résistent parce que tout cela est fait avec l’intelligence habituelle du metteur en scène, un travail au cordeau, d'une diabolique précision.

Pour bien suivre et comprendre l’histoire, tout est dit dans le prologue, rejeté dans un lointain passé. Une maman (prostituée ? ) et son enfant dans la rue, elle lui remet son capuchon, le renvoie à la maison un soir brumeux. Seule, elle se refait une beauté, rouge à lèvre, maquillage et apparaît au loin Daland qui la cherche, étreinte passionnée, brûlante, elle se donne, elle s’est donnée, elle se donnera.
Mais voilà, le gamin n’est pas allé se coucher et il a tout vu : alors elle abandonne Daland et s’occupe d’aller coucher le gamin.
Deuxième scène, nouvelle rencontre, mais cette fois Daland la repousse violemment, la rejette et là encore le gamin voit tout, la voilà isolée dans le village, vue comme une roulure, tout le monde la regarde, se détourne. Elle est désespérée.
Alors elle se pend à un des pitons de suspension qu’on trouve sur les façades nordiques. Et l’enfant la voit.
C’est cet enfant qui revient se venger, on l’appelle H, le Hollandais.

Georg Zeppenfeld (Daland)

Pour apprécier la mise en scène, il faut a priori accepter le système Tcherniakov qui consiste à placer la trame dans une situation particulière, qui puisse justifier « humainement » la trame originale. Comment transférer cette histoire « romantique », cette histoire de fantômes, dans la vie « ordinaire » ? C’est toute la question, car aucune place pour le rêve dans cette ambiance.
D’une certaine manière, il y a quelques similitudes avec la démarche d’un Simon Stone, mais l’actualisation n’intéresse pas Tcherniakov, ce qui l’intéresse, c’est le pas de côté psychologique qu’il donne à ses personnages pour les faire rentrer dans son système. Une sorte d’expérience entomologique : on met les personnages sous verre, on crée une situation, comme un réactif chimique et on regarde ce qui survient. Ici, il est clair que l’histoire romantique du fantôme qui revient acheter Senta pour se racheter n’est pas exactement du goût de Tcherniakov. Ce qui l’intéresse, c’est l’ambiance nordique, les secrets enfouis, c’est le Hollandais comme victime et révélateur des petites et grandes turpitudes d’une communauté, un sujet qui pourrait convenir à une série : Twin peaks version Wagner.

Décor de Dmitri Tcherniakov

Alors le décor signé par le metteur en scène as usual est très évocateur : il montre des façades anonymes de maisons modernes : on n’est pas dans une architecture à la « Hammerfest » de Kupfer à Bayreuth jadis, même si le principe en est voisin, on est dans un univers interchangeable, sans vraie personnalité. Ces façades se meuvent autant que de besoin, ménageant des espaces pour le chœur des fileuses (ici un chœur qui répète sous la direction de Mary), et des espaces vus de l’extérieur, véranda qui laisse voir la salle à manger de Daland, café local où tous se retrouvent les hommes du village avec des jeux permanents intérieur visible et extérieur : c’est évidemment très bien fait, si bien que les situations de l’œuvre sont transformées, comme le chant du pilote devenu chant un peu éméché de taverne. Un café où survient le hollandais, revenu dans son village avec un naturel et une logique implacable, mais où s’effacent toutes les allusions au vaisseau : Tcherniakov « prive » le spectateur de cette apparition toujours attendue. Ce qui revient, c'est un fantôme du passé.
Un Vaisseau et un village de mariniers sans mer, c’est toujours un peu difficile à réaliser, même si les costumes d'Elena Zaytseva évoquent la mer (Cirés, bottes de caoutchouc).  Et c’est le pari de Tcherniakov : faire de cette légende marine une histoire de vengeance terrestre et de cette histoire de fantômes une histoire de vivants.
Mais si la mer n'est pas là, elle se devine. Au troisième acte, nous sommes sur une promenade qu’on devine être un front de mer, mais tout est dans la brume, y compris dans la brume de notre imaginaire et les heurts entre marins et équipage fantôme deviennent heurts entre la bande du Hollandais et les autres. D’ailleurs tout ce troisième acte sonne comme une sorte de jugement dernier : le Hollandais tire dans la masse, il allume l’incendie du village, et l’urgence de la réponse de Senta prend place dans ce jeu de massacre, qui donne évidemment une toute autre couleur, celle du hollandais vengeur qui brûle tout sur son passage et du coup, Senta désespérément comprend à qui elle a affaire, il la jette violemment à terre puis tombe sous le coup de carabine de Mary. Ironiquement l’air de la rédemption isole les deux femmes, qui semblent ainsi s’être libérées du cauchemar, avec au fond Erik hagard.
C’est fort, c’est très palpitant. Mais entre le début qui excite la curiosité et cette fin d’apocalypse, il y a quelques moments d’ennui, car il ne se passe pas grand-chose, notamment durant le duo Hollandais-Senta. C’est bien fait, c’est très cinématographique, mais plus par l'attitude de Daland et Mary que par Senta et le Hollandais.
Plus intéressant le travail sur les personnages, Mary d’abord, devenue la compagne de Daland, l’homme le plus riche du village et elle avec ses bonnes œuvres (la chorale), qui trouve un rôle à la fin. Elle surgit comme « existante » là où habituellement c’est une utilité parce que c'est de son passé à elle qu'il est question : et l'air de Senta, la ballade, mime en quelque sorte non le rêve de Senta, mais celui de Mary, qui fait semblant de faire autre chose (prendre des notes etc…).
Daland aussi, riche et salaud bien plus que dans la version habituelle : le prologue nous dit tout sur lui. Et il trouve par la Hollandais l'occasion lui-aussi de se débarrasser d'une Senta un tantinet "sparadrap du Capitaine Haddock"

Mary (Marina Prudenskaya), Erik (Eric Cutler), Senta (Asmik Grigorian)

Senta n’est pas la jeune fille romantique et rêveuse, elle est une sorte de « marginale », une adolescente rebelle dont le départ (peut-être pas le mariage…)  avec le Hollandais pourrait débarrasser la petite communauté d’un problème. Fagottée plutôt d’habillée, fumant cigarette sur cigarette , elle est aussi marginale qu’une Senta traditionnelle, mais en mode ado dangereuse qui risque de révéler bien des secrets : cela Asmik Grigorian sait parfaitement le rendre, y compris le chant qui va avec, heurté plutôt que mélodieux. C’est une « Senta d’aujourd’hui » en révolte et d'une certaine manière, orpheline.
Erik est étonnamment plus violent, moins « brave type éconduit », il est engagé, particulièrement agressif, ce qu’Eric Cutler rend très bien. Tous les personnages prennent ainsi une autre couleur et c’est évidemment fait avec une grande rigueur.
Le Hollandais, ivre de vengeance trouve en John Lundgren une véritable incarnation, il est- nous l’avons évoqué plus haut-  plus Alberich que Hollandais, et comme Lundgren fut un très grand Alberich, le hasard (?) fait bien les choses.  Lundgren compense ses nombreux problèmes vocaux par une incarnation vraiment réussie du personnage, avec sa brutalité, avec une manière très incisive et ciselée de dire le texte. Ivre de vengeance et ivre d’urgence, il donne sa pleine mesure au dernier acte.
Ce village médiocre méritait-il le carnage final, la destruction ou l’effacement ? Il y a là quelque chose d’une parabole et en même temps d’une véritable ironie : pas de sacrifice, pas de noyade et celle qui devait se suicider dans les flots survit, et celui qui devait trouver son salut meurt presque dans les flammes de l’Enfer.

Au-delà de quelques moments où la tension tombe, ce qui gêne dans cette volonté d’effacer tout le légendaire, c’est le rôle de Senta, certes instrumentalisée et par Daland et par le Hollandais, qui reste « brumeux ». L’histoire de Senta est le centre de l’œuvre wagnérienne, elle n’est plus tout à fait le centre de l’histoire racontée par Tcherniakov, elle n’en est que l’outil, car l'histoire est celle de la révélation de secrets familiaux enfouis dont le centre est…Mary. Le seul acte, c’est Mary qui l’effectue. Tcherniakov « desenta-ise » (pardonnez-moi) l’œuvre et la décentre. Il n’est pas sûr qu’il y ait réussi, parce que la musique résiste et dit autre chose. Nous parlions de « forzatura » à propos de Stone, nous pourrions l’évoquer ici aussi. Mais Bayreuth est un atelier, où des choses s’essaient, sans toujours y réussir pleinement. Ici le tube à essai tcherniakovien donne un précipité pour le moins trouble ; mais d'une rigueur et d'une exigence qui frappe d'autant plus, notamment, on l'a vu, par le travail qu'il impose sur le texte, qu'il détourne vers un autre sens. C'est un travail de détournement incroyable, mais discutable.

Au total, au-delà du triomphe de la Première et des huées pour Tcherniakov, cette production méritait d’être revue plus tard, avec des choses mieux calées, mais après une deuxième vision, l’impression reste contrastée et tout de même admirative : Tcherniakov ne peut-être donne pas ici son meilleur, mais produit quand même un très grand spectacle, en allant jusqu'au bout de son idée avec une justesse et une exigence qui frappent. Musicalement l’ensemble reste encore un peu vert, même à la deuxième vision et au-delà des triomphes attendus. Cela ne nous a pas convaincu non plus. La perfection, avec les mêmes conditions logistiques, des autres productions que nous aborderont prochainement nous montre qu’il y a encore loin de la coupe aux lèvres.

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Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.

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3 Commentaires

  1. FABULEUX
    Mise en scène passionnante
    Direction d’acteurs extraordinaire
    Orchestre superbe
    acteurs chanteurs / chanteurs acteurs tous fantastiques
    Quant à Asmik Grigorian.…… a tomber.
    (Malheureusement uniquement en streaming… en 2022?)

  2. Après l’enthousiasme de la première vision / audition et la lecture de Wanderer, sur le métier j’ai remis l’ouvrage. Deuxième audition, prise de notes et photos d’écran pour retrouver l’ordre chronologique.
    D’abord, en aucun cas je ne reviens sur ma première vision. Cette interprétation à tous les niveaux est extraordinaire. Deux choses à noter : les conditions du streaming ne sont pas du tout optimales pour l’audition musicale et cependant la prise de vue permet de bien voir les acteurs / chanteurs car il y a souvent des cadrages rapprochés, très différents de la vision dans la salle. Donc le Wanderer a certainement raison dans son analyse de l’interprétation musicale. Il n’empêche que je suis entièrement convaincu par l’interprétation dans l’état actuel de mon audition.

    Je voudrais d’abord revenir sur le concept de la mise en scène et la vision des rôles, qui ont apparemment troublés Wanderer (ce que je comprends bien, car il faut avoir le temps d’intégrer cela). Je donne une interprétation et bien sur je ne prétend pas du tout que ce soit la bonne ni la seule.
    D’abord aucun doute pour moi, cela se passe soit dans une ville hanséatique soit « sur les quais d’Amsterdam » (les marins du port…). Les décors évoquent aussi par leur stylisation certaines architectures allemandes du début de XXème siècle. Wanderer note d’ailleurs les costumes évocateurs ; j’irais jusqu’à dire qu’ils évoquent Peter Grimes.

    Bien d’accord avec Wanderer le Hollandais est le petit garçon de l’ouverture. Il est le fils de cette femme certainement très pauvre qui est conduite à se prostituer. Question sans réponse, son père pourrait-il être Daland ? Je dirais que ce n’est pas le cas. Si c’est le cas, cela complique beaucoup. D’autre part il y aurait des difficultés liées à l’âge des rôles, cependant il est scientifiquement établi depuis l’Affaire Makropoulos que les acteurs n’ont pas d’âge. On en reste là.
    En tout cas le Hollandais revient pour se venger. Et donc il n’y a pas de recherche de rédemption par l’amour d’une femme fidèle. Le Hollandais est un homme torturé, un bloc de haine, cynique dont le seul but est la vengeance c’est-à-dire la destruction de ce village, de ces personnes dont Senta. Wanderer a raison d’écrire que c’est un Alberich (donc le chant est âpre et adapté, sauf deux moments, on le verra).
    Daland est ici parfaitement conforme au livret, bourgeois, intéressé, cynique, lâche. Il est à noter que le style musical adapté à son rôle est très italianisant. C’est donc très classique en opposition au style du Hollandais qui est très wagnérien. Il est le père de Senta (c’est dans le texte).
    Mary est certainement la femme de Daland et on reviendra sur son rôle. Elle est très probablement la mère de Senta. Son style musical est un peu particulier, avec un classicisme de bon aloi (le chant des fileuses) mais ses échanges, entre autres avec Senta sont beaucoup moins classiques. 

    Bien d’accord avec la description de Wanderer concernant le premier acte. Finalement on voit apparaitre le Hollandais, seul, déterminé, buté gardant le silence puis manipulateur dans son jeu avec les villageois et surtout Daland. Rien que de très conforme au texte. On remarque que le Hollandais ne chante son grand monologue que devant quelques villageois qui profitent de sa générosité et qui ne comprennent pas les enjeux. En duo avec Daland, le Hollandais intègre l’univers musical de Daland, c’est-à-dire un certain italianisme. 

    On arrive donc à l’acte II qui ici n’a conceptuellement aucune césure avec le III.
    Senta émerge du chœur. On voit immédiatement l’adolescente rebelle, elle en a les attributs. Accoutrement, certes mais assez conforme au groupe, des cheveux blonds avec mèches grises et roses, lissage des cheveux. Mais aussi mine boudeuse, gestes excessifs, puis on va le voir, exaltation. En tout cas la première fois ou Mary s’adresse à elle, elle sort furieuse du groupe. Puis elle revient et va centrer l’attention de toutes vers elle de manière narcissique.
    Surtout son comportement va rester celui d’une adolescente, elle n’a clairement pas du tout pas encore atteint l’âge adulte. A mon sens, elle a un fantasme puissant qui est lié à la photo. Cette photo elle la prend dans le sac de Mary, ce n’est pas celle de Daland, alors est-ce un homme que Mary a aimé ? Est-ce son vrai père ? S’agit-il plutôt du fantasme d’un père, tellement mieux que son père réel, qu’elle peut imaginer selon ses désirs ? Mary fait répéter un chant à sa chorale, chant très classique, pas italien, mais dans le style de Weber. Alors Senta va mobiliser toute l’attention vers elle et chanter son fantasme. Et le chant de Senta est radicalement, différent, moderne, wagnérien. Mary qui avait sa partition dans un cahier, va noter certaines notes de ce chant. Plus qu’une préfiguration de Beckmesser s’emparant du chant de Sachs / Walter, il me semble que c’est une tentative pour établir un lien avec Senta. En tout cas celle-ci va être capricieuse, insolente, exaltée, elle va invectiver les choristes qui ne la suivent pas dans son délire (au passage, cela parait bien un paquet de cigarettes, pas une fumette ; de toute façon elle fume après le début du chant halluciné). Ensuite elle fait circuler la photo pour obtenir l’approbation des choristes.

    Le décor s’ouvre et au centre un clocher (d’un temple dans ces régions luthériennes !). Eric apparait et va chanter une cabalette dont Senta se tamponne… les joues en fumant sa cigarette. Eric : « arrête de fantasmer » ; Senta : « pauv’mec ! ». MAIS Eric chante son rêve prémonitoire (de malheur) ; Senta : « et ensuite ? .… c’est pas mal ! .… continue », elle devient exaltée et fascinée. 

    Tout s’assombrit et on passe à la maison de Daland avec le bow-window ; le Hollandais apparait ; « attends ! » dit-il en mimique. Senta se moque, elle rigole ; Daland toujours sérieux, affairé, lance sa cabalette. Mary après avoir mis la table va rester d’abord figée, puis elle va observer puis elle va être de plus en plus inquiète.
    Le Hollandais va jouer (mettre en jeu), avec son quasi monologue, le succès de sa vengeance. Son chant est moins âpre, presque enjôleur. Son objectif est de fasciner (plus que de séduire) Senta. Et il va réussir. Est-ce la réalisation de son fantasme ? Le Hollandais chante avec suavité ; Senta est d’abord attentive, puis fascinée ; (avec Mary figée et Daland attentif) Le Hollandais lui offre une fleur et elle devient grandiloquente, elle se caricature ; mais elle jette la fleur sur la table … y croit-elle ? mais finalement le duo avançant alors qu’ils sont seuls, elle s’exalte, son visage exprime le bonheur ; ils vont se rapprocher, presque s’embrasser ? mais sont interrompus par Daland. Finalement affaire Daland/Hollandais conclue !

    Ensuite, avec l’acte III c’est la vengeance, pas de quartier. Les villageois qui chantent joyeusement vont voir s’installer au-devant de la scène les hommes de main du Hollandais. Tous sont immobiles ; puis agressifs, puis menaçants. Avant de lancer la bagarre, et le Hollandais sort son revolver et tue. Ce n’est que le début de la vengeance, tous sortent. Senta était là, elle est tétanisée et fait des gestes convulsifs. Eric arrive du fond de la brume et essaie de convaincre Senta d’abandonner son fantasme. Elle refuse de l’entendre ; elle est enfermée dans son rêve.
    « Verloren ! » / sifflet. C’est le moment de la vengeance. Le Hollandais accuse Senta, il la rejette, elle s’accroche désespérément à lui, il la projette par terre. Le Hollandais : « m’as-tu aimé ? .… tu as aimé ton fantasme…. Adieu je suis vengé par ton désespoir…. Tu ne me connais pas ! ». Il dévoile son identité – à cet instant le feu a été allumé par ses sbires dans les maisons.
    Senta ne renonce toujours pas – c’est le cœur de son fantasme qui s’écroule. Mary abat le Hollandais comme un chien. Senta éclate d’un rire cathartique.
    Elle se réveille dans la réalité, elle reconnait Mary et lui prend le fusil des mains, elle la prend dans ses bras. Elle s’assoit et réfléchit.
    Elle est devenue adulte !!

    Donc, bien d’accord sur le fait que le romantisme a disparu. D’accord le Hollandais reste une figure centrale. Mais finalement n’est pas Senta qui est la figure centrale ?
    Mary et Eric ont acquis en effet une vraie personnalité. Daland reste très classique.
    Tous sont des acteurs formidables. Fabuleux.
    Pour moi, le vaisseau c’est dans l’adolescence la retransmission puis très vite le disque Bayreuth 1961. J’ai eu la surprise et le bonheur de voir en 1990 (donc très vieux cru « vintage » la mise en scène de Wieland Wagner à l’opéra royal de Copenhague…. Par une troupe danoise). Donc sur le plan musical une version à l’arrache (Anja Silja & Franz Crass en 1961, Sawallisch à la direction). En fait c’est ma préférence pour cet ouvrage. C’est sans doute pour cela que j’aime autant cette représentation à Bayreuth cette année.
    Le détournement de l’argument est cohérent, compréhensible, l’action pendant l’ouverture est simple et n’empêche pas l’écoute de la musique. Tout cela est le contraire de Stone pour Tristan à Aix. Mais c’est aussi convainquant que le même Tcherniakov dans Carmen à Aix 2017. Superbe.

  3. J’étais à la deuxième représentation (31 juillet) et j’ai globalement beaucoup aimé ce spectacle.La mise en scène ne m’a pas gêné.Elle ne va pas à l’encontre de l’œuvre,ni de la musique et si le vaisseau est invisible on sent la présence de la mer (cela m’a parfois fait penser à Peter Grimes).
    Guy Cherki a tout dit sur le plateau vocal et la direction.Je partage son point de vue en totalité.J’ajoute que la direction d’acteurs est magistrale,ce qui est pour moi la marque des grands metteurs en scène.
    Bref,une soirée digne de Bayreuth qui se situe maintenant à l’avant garde du théâtre wagnérien.
    Demain Meistersinger dans la mise en scène exceptionnelle de Kosky avec Jordan au pupitre.Déjà vu mais je ne me lasse pas.

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