Jérôme Pesqué,
Régine Crespin,
la vie et le chant d’une femme,

Amazon Fulfillment, Juillet 2021 (19 euros).
642 pages ; 24,4 x 17 cm ; broché
ISBN 978–2‑9576862–0‑9

 

 

Jérôme Pesqué, rédacteur en chef du site ODB-Opera.com, vient de faire paraître un copieux volume consacré à Régine Crespin : pas exactement une biographie au sens ordinaire du terme, mais un ouvrage destiné en priorité aux plus passionnés, aux chercheurs qui y trouveront une mine d’informations, et à tous ceux qui voudraient savoir ce que fut celle qui fut très vite surnommée « la Lionne ».

Alors que les plus obscures vedettes de l’opéra trouvent en Italie des éditeurs prêts à diffuser leurs mémoires ou leur hagiographie, il semble qu’il n’y ait en France personne pour publier le fruit des recherches considérables entreprises par Jérôme Pesqué sur l’une des artistes lyriques les plus importantes que notre pays ait connue au XXe siècle. Le volume paru au début de l’été se présente en effet sans que le nom d’une maison d’édition figure sur sa couverture ; il relève, semble-t-il, de l’auto-publication, ce qui laisse assez songeur. Certes, tout le monde n’aurait pas forcément les reins assez solides pour assurer la commercialisation d’un pavé de six cents pages, mais est-ce la seule raison ? Régine Crespin serait-elle déjà oubliée des plus jeunes générations, au point qu’un livre – une somme, faudrait-il dire – à elle consacrée n’aurait guère de chances d’attirer des lecteurs en nombre suffisant ?

Il est vrai que les derniers feux dont l’astre brilla remontent à juin 1989, quand la chanteuse fit ses adieux à la scène en incarnant une ultime fois la comtesse dans La Dame de pique. Il est vrai qu’aucun de ses élèves n’a fait de carrière mémorable. Le disque conserve une image plus présente de son art, même s’il est regrettable qu’elle n’ait jamais pu enregistrer de véritable intégrale des Troyens, l’une des œuvres auxquelles elle reste le plus durablement associée. Pour avoir applaudi Régine Crespin dans ses plus beaux rôles, avant la crise qu’elle traversa au milieu des années 1970, il faut aujourd’hui avoir un âge assez avancé. Peut-être la création récente d’une Association Internationale Régine Crespin permettra-t-elle d’entretenir le souvenir, même auprès de ceux qui sont nés après sa retraite, ou pour ceux qui ne l’auraient vue qu’à travers la retransmission télévisée d’une production un peu vieillotte de La Grande-duchesse de Gérolstein à Toulouse.

Eblouissante fut pourtant la carrière de la soprano marseillaise – ou nîmoise, comme le revendique l’auteur du livre, puisque, née dans la cité phocéenne, Crespin passa toute sa jeunesse à l’ombre de la Maison Carrée. (Par un curieux snobisme, elle laissait parfois entendre que son père, qui tenait un magasin de chaussures, avait été « négociant en cuirs et peaux » ou carrément « pharmacien », tout comme elle déclara parfois avoir fait des études de « préparatrice en pharmacie » alors qu’elle avait raté le baccalauréat.) Eblouissante, notamment du fait d’une fulgurance aujourd’hui à peine imaginable : en 1949, à 22 ans, elle est Charlotte – sans l’autorisation du Conservatoire – dans un Werther donné à Reims, et fait ses débuts officiels l’année suivante dans Lohengrin à Mulhouse. A 23 ans, elle chante ainsi Elsa dans quatre productions différentes, et livre en fin d’année sa première Tosca… En 1951, elle foule les planches de l’Opéra-Comique, en Santuzza et en Tosca, avant d’interpréter à Garnier Elsa, Helmwige de La Walkyrie, le rôle principal féminin dans L’Etranger de Vincent d’Indy et Desdémone peu avant Noël ! Un quart de siècle plus tard, des huées allaient la conduire à renoncer à se produire à l’Opéra de Paris, mais entre-temps, elle avait été acclamée à Bayreuth, à Vienne – en Maréchale ! –  à Barcelone, à Glyndebourne, à Milan, à Naples, à Buenos-Aires, à New York et dans la plupart des grands temples de l’art lyrique, comme le prouverait si besoin était la précieuse chronologie, émaillée de nombreux extraits de critiques, qui occupe plus de la moitié du livre.

C’est d’ailleurs la seule partie de l’ouvrage qui vise l’exhaustivité, allant jusqu’à recenser les représentations annulées, les projets avortés et les rendez-vous manqués (le 24 octobre 1958, à Paris, une panne du rideau de fer empêche de donner Le Chevalier à la rose comme prévu ; en avril 1990, Régine Crespin aurait dû être la Première Prieure à Lyon, sous la direction de Kent Nagano…). En ce qui concerne la discographie, Jérôme Pesqué prend en effet la précaution de préciser : « La disponibilité des enregistrements de Régine Crespin étant sujette à changements, surtout celle des enregistrements pris sur le vif, on n’a indiqué ici que les principales gravures. » Plus important, la remarque vaut aussi pour la partie proprement biographique, à savoir les cent cinquante premières pages du volume : dans la mesure où la cantatrice a elle-même évoqué sa vie privée dans ses divers volumes de souvenirs, La Vie et l’amour d’une femme (1982) et A la scène, à la ville (1997), Jérôme Pesqué a choisi de s’en tenir presque exclusivement à la vie publique de l’artiste : « cet ouvrage que je lui consacre n’abordera que les aspects qui éclairent son art et sa carrière ». Discrétion qui a le grand mérite d’élever le propos au-dessus des confidences sur l’oreiller, mais qui déconcerte parfois tant l’évocation du premier amant en titre ainsi que du mari de la dame peut s’avérer elliptique, si le lecteur ne suit pas immédiatement l’invitation à se reporter aux annexes en fin de volume pour mieux comprendre de quoi il retourne.

En contrepoint de ce parcours retracé avec sobriété en quatorze chapitres, on savourera d’autant la fantaisie de l’Abécédaire : quarante pages seulement, mais qui donnent souvent la parole à Crespin elle-même, et qui laissent éclater la truculence du personnage. Tout n’est pas cocasse dans ces pages, mais on y découvre quand même l’appétit de vie que manifestait la chanteuse, elle qui aimait la danse (le tanglo, le paso doble, le jerk et le monkiss…), la cuisine (ah, la recette de sa sauce pour les spaghetti, sorte de gloubiboulga incluant « du thym, des pommes, de la banane – mais oui – du poivron, du piment ») et le sexe : elle se déclarait prête à coucher avec Jacques Chirac « où il veut, quand il veut » et aurait dû incarner, dans un film de Gérard Oury intitulé Le Crocodile, la femme d’un dictateur (Louis de Funès) le trompant avec son chef de la police.

Hors gaudriole, on apprécie d’en apprendre autant sur les « mentors » de Régine Crespin, à commencer par cette Fernande Kossa dont elle reçut les leçons à Nîmes et qui eut un répertoire en partie comparable au sien – en tenant compte du décalage temporel, Madame Kossa ayant vécu à une époque où Sigurd, La Juive et Les Huguenots étaient encore régulièrement à l’affiche en France. Egalement précieux, le calcul du nombre de représentations assurées par Crespin dans ses différents rôles, des plus occasionnels (une seule dans le rôle d’Hero de Béatrice et Bénédict en 1954) aux plus fréquentés (140 environ pour Tosca et pour la Maréchale), non sans quelques surprises : alors qu’elle reste une inoubliable interprète des Troyens, elle ne fut que 39 fois Didon et 17 fois Cassandre, presque toujours dans des versions extrêmement amputées du chef‑d’œuvre de Berlioz. Quelques témoignages apportent aussi une note d’émotion, comme celui d’Isabelle Masset, qui se rappelle avoir rencontré en 1972 à Orange « une Lionne aimable, roucoulante », avant de succomber à ce magnétisme à peu près unanimement souligné par la critique.

Jérôme Pesqué conclut en promettant « une édition augmentée » pour le centenaire de la naissance de Régine Crespin, à l’horizon 2027.

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Laurent Bury
Ancien élève de l’ENS de la rue d’Ulm, auteur d’une thèse consacrée au romancier britannique Anthony Trollope (1815–1882), Laurent Bury est Professeur de langue et littérature anglaise à l’université Lumière – Lyon 2. Depuis un quart de siècle, il a traduit de nombreux ouvrages de l’anglais vers le français (Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll, Orgueil et préjugés de Jane Austen, Voyage avec un âne dans les Cévennes de Stevenson, etc.) ; dans le domaine musical, on lui doit la version française du livre de Wayne Koestenbaum, The Queen’s Throat, publié en 2019 par les éditions de la Philharmonie de Paris sous le titre Anatomie de la folle lyrique. De 2011 à 2019, il fut rédacteur en chef adjoint du site forumopera.com, puis rédacteur en chef de novembre 2019 à avril 2020. Il écrit désormais des comptes rendus pour plusieurs sites spécialisés, dont Première Loge.

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