Belle revanche pour Véronique Gens dont la longue carrière se poursuit sans heurt à l’opéra, brassant largement parmi les répertoires les plus opposés qui soient (du baroque à la chanson réaliste française) et qui n’aura cessé de défendre en parallèle l’art de la mélodie dont elle est l’une des plus éminentes ambassadrices. Comme avant elle Felicity Lott, une anglaise certes mais totalement européenne et française de cœur, Véronique Gens a très tôt été associée à la mélodie, même si à l’origine ses premières amours auraient pu l’en éloigner. Tout droit sortie du monde baroque et de son retour en grâce au beau milieu des années quatre-vingt, celle-ci a eu la chance de ne pas limiter ses centres d’intérêts et à multiplier les expériences qui de Mozart l’ont conduites à Gluck et jusqu’à Wagner, en passant par Berlioz et Verdi, sur scène, tout en privilégiant oratorios, cantates, mélodies et Lieder. S’il ne lui a pas toujours été facile, malgré sa notoriété, de persuader certains directeurs de salles de l’inviter en récital au rythme qu’elle aurait souhaité, la soprano n’a jamais baissé les bras et su enregistrer régulièrement des programmes très personnels en compagnie d’accompagnateurs triés sur le volet et en premier lieu Susan Manoff. Liée au Palazzetto Bru Zane célèbre fondation installée à Venise, inventée pour promouvoir la musique française romantique du XIXème siècle, Gens a remporté son « combat » puisqu’elle est désormais l’une des plus ardentes et actives défenseurs de la mélodie, pour laquelle elle s’investit pleinement, endossant même les habits de l’enseignante à ses heures perdues (avec Royaumont notamment).
Avec ce nouvel opus publié comme Néère et le magnifique Visions, chez Alpha, la cantatrice nous conduit à une douce déambulation musicale à travers un thème cher à de nombreux poètes et musiciens, celui de la nuit. Propice à la douceur, à la passion, aux secrets mais également aux mystères et à l’inquiétude, la nuit, comme le montre ce riche programme, a toujours été source d’inspiration. Débutée dans la sérénité d’un tendre clair de lune et dans une nature qui exalte les sens avec « Nocturne » de Lekeu, le timbre voluptueux de Gens nous convie d’emblée avec une suave délicatesse au voyage, avec « L’île inconnue » extraite des Nuits d’été de Berlioz prise à un tempo d’enfer, avant de nous inviter sous un ciel turquoise à prendre le large jusque sur les rives du Bosphore avec Saint-Saëns et son rare « Désir d’Orient », d’envisager la fuite avec Massenet et sa très suggestive « Nuit d’Espagne », mais aussi de mourir plus prosaïquement dans un étang comme le propose Chausson dans le douloureux « Bois frissonnants » issu de La Chanson perpétuelle, sur un étreignant texte de Charles Cros. Cette alternance d’atmosphères et d’états est admirablement rendue par les membres d’I Giardini réunis autour de la soprano, qui rivalisent d’éclat et de précision dans chacune de ces orchestrations, tout en proposant de découvrir trois pages instrumentales de grande beauté, « Orientale » de Fernand de la Tombelle, « La lugubre gondole » de Liszt, « Ceux qui parmi les morts d’amour » de Guy Ropartz et le mouvement molto vivace du quintette n°1 avec piano de Widor. Passer du classicisme fauréen « Après un rêve » superbement modelé, phrasé et incarné, à une audacieuse version de « La vie en rose », puis de Messager « J’ai deux amants » à « La dernière valse » de Hahn, n’est plus un crime de lèse-majesté depuis que Lott s’en est emparée et a su imposer au public ce grand écart en récital et Véronique Gens après avoir brillé chez Offenbach et Lehar, comme sa consœur, n’a plus aucun mal à se glisser avec chic et naturel dans ce répertoire longtemps tenu pour mineur et regardé de haut. Le style est là, la présence et la maturité aussi et nous ne sommes pas prêts à nous en lasser.