Giacomo Puccini (1858–1924)
Turandot (1926)
Dramma lirico in tre atti
Livret de Giuseppe Adami et Renato Simoni d'après Carlo Gozzi
Final de Luciano Berio, créée à Los Angeles en 2002

Direction musicale Antonino Fogliani
Mise en scène Daniel Kramer
Scénographie et art numérique teamLab
Conception scénique teamLab Architects
Costumes Kimie Nakano
Lumières Simon Trottet
Chorégraphie Tim Claydon
Dramaturgie Stephan Müller
Direction des chœurs Alan Woodbridge

Turandot Ingela Brimberg
Altoum Chris Merritt
Timur Liang Li
Calaf Teodor Ilincăi
Liù Francesca Dotto
Ping Simone Del Savio
Pang Sam Furness
Pong Julien Henric
Un Mandarin Michael Mofidian

Chœur du Grand Théâtre de Genève
Maîtrise du Conservatoire populaire
Orchestre de la Suisse Romande

En coproduction avec le Tokyo Nikikai Opera

 

Genève, Grand Théâtre, lundi 20 juin 2022, 20h

Turandot était absent de la scène du Grand Théâtre de Genève depuis un peu moins d’une trentaine d’années, il était donc temps de reproposer le titre particulièrement populaire, victime de la pandémie la saison dernière, et qui couronne la saison enfin complète de l’institution genevoise. Aviel Cahn a choisi une voie originale pour cette production fort spectaculaire de l’américain Daniel Kramer, qui tient un discours très contemporain sur les relations femmes-hommes. En choisissant le final créé par Luciano Berio en 2002, il profile l’œuvre non dans la tradition mais dans le modernisme, bien défendu par le chef Antonino Fogliani. Il a eu la main moins heureuse avec ses deux protagonistes, Turandot et Calaf, problématiques pour des raisons différentes. Mais le théâtre est bien rempli pour cette fin de saison, ce qui ne peut que réjouir en ces temps de grisaille pour les théâtres.

Trailer

Mai 1996 : Turandot au Grand Théâtre de Genève, et la Turandot choisie par Hugues Gall est Giovanna Casolla, chanteuse discutée tout au long de sa carrière, mais personnalité hors du commun à la voix immense qui avait l’art de secouer et d’emporter un public, une sorte d’ouragan.
Juin 2022 : Turandot au Grand Théâtre de Genève et la Turandot choisie est Ingela Brimberg, bloc de glace sans âme, sans autre effet que des aigus dardés avec un fort vibrato, sans phrasé, sans diction (on n’y comprend rien) et sans âme. Rien.

Quand on choisit de monter Turandot, avant de choisir de faire un « coup » de mise en scène, on s’assure qu’on dispose de la voix voulue. Car ce choix détermine l’effet produit par la production.
Tout le monde peut convenir que les Turandot ne courent pas les rues, et les bonnes Turandot encore moins. Raison de plus pour chercher. Ingela Brimberg n’était déjà pas trop convaincante dans Elektra, mais elle se sortait du rôle avec l’aide d’une mise en scène qui mettait les protagonistes à distance, une Elektra lointaine en quelque sorte.

Ingela Brimberg (Turandot) (Acte III)

Mais qui connaît Turandot sait que le rôle a beau être de glace (tu che di gel sei cinta, chante Liù dans la scène de la mort), c’est une glace qui dissimule un feu intérieur, une angoisse, une sensibilité que le spectateur ne doit pas seulement découvrir au moment où Calaf est vainqueur et qu’elle est désespérée, mais déjà auparavant. Car le personnage n’a pas que des aigus ravageurs, il a aussi une âme…
Il suffit de lire les paroles de son premier air In questa reggia qui évoque une lointaine aïeule pure (Principessa Lo-u-LIng ava dolce e serena qui fut à la faveur des violences guerrières entrainée par un homme, c’est à dire probablement violée puis tuée (Il regno vinto ! il regno vinto !
E Lo-u-Ling, la mia ava,
trascinata da un uomo,
come te, come te, straniero,
là nella notte atroce,
dove si spense la sua fresca voce!) ((Le royaume vaincu ! vaincu !/Et Lo-u-Ling, mon aïeule, entraînée par un homme comme toi, comme toi étranger, dans l’atroce nuit où s’éteignit sa voix fraîche))

Ingela Brimberg (Turandot) (Acte II) In questa reggia

Turandot se venge de la violence des hommes, son attitude est à la fois vengeance et préservation de soi, ce qui trahit une sensibilité particulière et une nostalgie de la douceur perdue. Ce n’est pas un hasard si Herbert von Karajan, pour son enregistrement de Turandot en 1981 avait choisi Katia Ricciarelli, très discutée par la critique de l’époque. Il voulait une voix plus lyrique que dramatique, plus suave et plus fragile et sa direction (aux commandes des Wiener Philharmoniker) la soutenait.
Cela pour dire que c’est une erreur grossière de penser que le personnage de Turandot n’est qu’une machine à tuer et pousser des aigus ravageurs, d’autant que la mise en scène de Daniel Kramer ne va pas dans ce sens…
Évidemment, la dramaturgie de l’œuvre bascule lorsque Turandot bascule de son piédestal lointain pour tomber dans l’humain, et là encore Ingela Brimberg semble ignorer ce qu’est l’interprétation, la couleur, la nuance, d’autant plus nécessaire aussi dans le final de Luciano Berio choisi pour cette production.
Face à elle le Calaf de Teodor Ilincaï est un peu plus musical, avec un contrôle plus attentif au rendu du son. Mais comme beaucoup de ténors, il a soigné et travaillé essentiellement les aigus qui sortent (au moins au premier acte) avec éclat, au détriment des centres et des graves, instables, quelquefois à la limite de la justesse.

Mais, on le sait, pour le ténor de Turandot, le juge de paix, c’est Nessun dorma, le tube absolu de l’opéra, popularisé par Luciano Pavarotti qui l’a chanté à peu près partout qui fut aussi au hit-parade des ventes de disques, y compris dans les supermarchés. Pavarotti n’est plus, mais le mythe reste et on attend toujours ce moment du début du troisième acte, îlot de lumière dans la nuit angoissante décrite par la musique.

Les énigmes : Teodor Ilincaï (Calaf), Ingela briomberg (Turandot)

Las, chez Ilincaï, point de lumière, point d’éclat, aigu timide, expression absente, platitude. Rien là non plus. Ce n’est pas Nessun dorma (ne pas dormir) mais Bonne nuit les petits.
Il est très rare que je commence une chronique par les voix, mais quand on programme Turandot et qu’on se trompe à ce point sur les protagonistes, soit on a choisi les voix sur catalogue ou suggestions d’agents malins, soit la question vocale (essentielle dans Turandot) a été placée au second plan au regard du « coup » représenté par la mise en scène spectaculaire de Daniel Kramer et de teamLab.
Seule, dans le trio des protagonistes, Francesco Dotto en Liù donne une leçon de phrasé, de diction, de contrôle de la ligne, du souffle, et diffuse tout naturellement l’émotion parce qu’en plus évidemment, elle comprend ce qu’elle chante, elle. Et le fait qu’elle triomphe au rideau final (la seule des trois, et la seule des trois aussi à être applaudie à scène ouverte) n’est pas étonnant : c’est la seule qui nous parle et qui nous atteint au cœur.
Dernier problème, qui tient à des questions plus techniques que strictement musicales, le chœur, puissant, bien préparé pourtant, qui chante souvent derrière un tulle et en hauteur, est très, trop, beaucoup trop souvent en décalage. Cela tient à la situation en hauteur, à l’éloignement du chef, cela tient aux éclairages variables et puissants, cela tient à la configuration scénique générale qui fait qu’il y a des difficultés à suivre les gestes pourtant précis du chef. Le même problème d’éloignement du chef et de lumières aveuglantes avait été signalé pour Elektra où les chanteurs, entre aveuglement et tapis roulant, n’avaient pas toujours la possibilité de distinguer le chef dans la fosse. Leçon : ne pas mettre le chœur hors de la vue du chef…

Voilà pourquoi cette production de Turandot très attendue, assez réussie par ailleurs et qui je crois va bénéficier d’une bonne fréquentation du public, est ratée au niveau de la prestation vocale des deux protagonistes. N’y allez donc pas pour entendre des gosiers d’exception, mais pour en avoir plein des yeux.

Je pense de plus en plus qu’au milieu de choix judicieux et d’idées séduisantes, il y a un vrai problème à Genève actuellement qui est celui des distributions, notamment dans le répertoire italien, même si le Nabucco de la saison prochaine suscite plus d’espoir et même si cette Turandot est une reprogrammation d’après Covid.

Ce qui faisait événement dans cette production, c’est le travail conjoint de Daniel Kramer et surtout de teamLab, ce collectif d’artistes, d’ingénieurs, d’informaticiens, de mathématiciens et d’architectes qui abordaient ici pour la première fois l’opéra et qui sont passés maîtres dans l’art de plonger le spectateur dans des expériences sensorielles inédites, interactives, à l’esthétique très contemporaine, très proche du jeu vidéo, aptes à séduire un public jeune.
Daniel Kramer dans son approche de l’œuvre pose la question fondamentale aujourd’hui des relations femmes-hommes, à travers celle d’une jeune femme, Turandot, et de tous les hommes qui l’entourent et bien entendu de la question du pouvoir, de la pression sur les peuples et de leur manière d’être manœuvrés.
Les références ? Le cirque romain, avec les spectateurs des combats de gladiateurs qui attendent la vue du sang, les jeux télévisés, avec les résultats des énigmes, dans une société traversée par la violence tous azimuts, et bien sûr, last but not least, #Metoo.
Turandot est une princesse lointaine, qui se protège des hommes sur qui elle règne : elle apparaît au premier acte comme un trou noir au centre d’une toile d’araignée lumineuse, qui est piège. La référence au trou noir est limpide, un trou noir par sa densité attire et aimante sans possibilité d’y échapper, telle est Turandot envers les hommes qu’elle attire pour les piéger par ses énigmes, puis les détruire.
La thématique de l’énigme, qui court la littérature, les mythes et même l’opéra, sert évidemment à faire émerger le vainqueur, car comme partout, Vae victis, Malheur aux vaincus. Dans la mise en scène : le trou noir caresse, effleure le pauvre Prince de Perse vaincu qui va perdre sa tête.

Face "Videogame": le chœur de femmes en haut derrière le tulle, le prince de Perse sur le point d'être supplicié

Dans Turandot on sait le peuple omniprésent, et manipulé : le chœur est un personnage à la fois horrifié par ce qu’il voit et plein de compassion pour le prince de Perse condamné à mort, mais en même temps avide de voir le supplice, comme l’attirance morbide des téléspectateurs envers les spectacles de mort (ou par les exécutions capitales publiques il n’y a pas si longtemps). C’est donc une vision sociale globale qui est proposée ici.
La décapitation est un geste symbolique : Kramer explique que perdre la tête est aussi métaphorique de l’amour fou, mais dans l’histoire très terrestre des vaincus, ils sont vaincus dans cette production en perdant une « autre tête », située un peu plus bas. Et en fait, tous les hommes qui servent Turandot ont perdu leur précieux appendice. À commencer par les trois ministres Ping, Pang, Pong. Daniel Kramer dans le programme de salle rappelle les analyses de Bettelheim et la constatation et l’étonnement des hommes primitifs devant la perte de sang des femmes par le sexe, ce qui ne leur arrivait pas, et qu’ils ont substitué par des rituels comme la circoncision, manière de retrouver ce sang vaginal primitif. Le magnifique film l’Empire des sens de Nagisa Oshima (1976) montre l’amour fou qui conduit la femme à l’amour à mort en tranchant le pénis de l’être aimé pour le conserver en soi. C’est une thématique ici centrale de la mise en scène, d’où le titre de cette chronique : que la décapitation soir réelle ou métaphorique, l’homme est défini par son organe, qu’au contact de Turandot il doit perdre. Il s’agit de rendre les hommes inoffensifs, par défense de soi, de son intégrité, au nom d’un « paradis perdu » souillé par la violence masculine. En face de ces hommes sans appendice, le chœur des femmes derrière le tulle est habillé en vulve et coiffé d'un clitoris… Tout cela est très léger.

Ping, Pang, Pong, version masque, version woke.

Mais la mise en scène effleure aussi d’autres thématiques contemporaines comme celle du genre, clairement abordée par les exhibitions des trois ministres notamment au deuxième acte où, habillés de robes très féminines, ils évoquent en quelque sorte le destin des hommes qui se brûlent au soleil de Turandot. Si la Turandot du premier acte est lunaire et nocturne, celle du deuxième est solaire et attire tout autant par sa lumière.
Ce sont des thématiques, métaphoriques ou non, qui traversent nos sociétés et complexifient nettement le personnage de Turandot, sans doute bien plus que celui de Calaf, fasciné par la singularité et l’altérité, que rien d’humain n’arrête, et notamment pas sa relation à son père Timur et à l’esclave Liù. D’une certaine manière Calaf amoureux sacrifie son humanité.

Il faut insister sur ces éléments de mise en scène, qui peuvent sembler assez à la mode mais qui s’appuient sur un drame qui pose la question de la prééminence de la femme sur l’homme, qui se pose évidemment aussi au moment de la création en 1926 : les premiers mouvements féministes, les revendications politiques des femmes, naissent au moment de la première guerre mondiale et se développent après, parce que les femmes ont eu un rôle éminent pendant la guerre, sans oublier l'extraordinaire libération sexuelle des années 1920, notamment à Berlin.
Très habilement Puccini oppose deux femmes, la maîtresse (Turandot) et l’esclave (Liù), la seconde se sacrifie par amour, la première sacrifie ceux qui aiment. Mais la mort de l’esclave fait office de révélateur pour Turandot car cette mort dit la force de l’amour pour paraphraser Éluard. Voilà donc Turandot esclave à son tour de ses affects. Retournement dramaturgique. Retournement des rôles.

Calaf (Teodor Ilincaï) Turandot (Ingela Brimberg) descendue de son piédestal, derrière Altoum (Chris Merritt)

En fait, le retournement a lieu sans doute dès le deuxième acte, dès que Calaf a vaincu car la princesse de glace doit descendre du piédestal et devenir femme, ce qu’elle redoute. Elle éprouve le sentiment de Brünnhilde quand Siegfried la réveille et qu’elle sent qu’elle va perdre sa virginité et son savoir. C’est exactement le même mouvement qui humanise Turandot et cristallise toutes ses peurs, dont celle évidente du pénis.
Paradoxalement, à partir du troisième acte, la mise en scène s’affaiblit, comme si l’histoire d’une certaine manière se normalisait, se banalisait.
La première partie de l’acte, essentiellement formée de Nessun dorma et de la scène de torture et de la mort de Liù est comme mise à distance. Nous avons dit plus haut ce qu’il fallait penser de ce Nessun dorma raté par le chant, qui est tout aussi indifférent scéniquement. La mort de Liù est comme mise à distance, c’est Turandot cette fois qui est au sol et Liù suspendue dans une cage avec un poignard sau-dessus de sa tête comme l’épée de Damoclès. Timur est aussi dans une cage symétrique avec un poignard dont il usera également (dans le livret, il annonce qu’il va la suivre dans la mort, sans rien de plus précis).

Liù…bontà !
Liù…dolcezza !
Ah ! camminiamo insieme un’altra volta,
così, con la tua man nella mia mano !
Dove vai ben so,
ed io ti seguirò
per posare a te vicino
nella notte che non ha mattino ! ((Liù… bonté !
Liù… douceur !
Ah ! marchons ensemble encore une fois,
Ainsi, ta main dans ma main !
Je sais bien où tu vas.
Et je te suivrai
Pour me reposer près de toi
Dans la nuit qui n’a pas de matin !
))

Timur (Liang Li) et Liù (Francesca Dotto) en cage

L’idée d’isoler Timur et Liù en cage et d’en faire une sorte de spectacle pour tous les autres, peut se justifier, mais un contact charnel entre Turandot et Liù eût pu aussi être intéressant scéniquement ; l’idée que c’est Liù qui part au Ciel d’où est descendue Turandot précédemment dans une sorte d’inversion, n’est pas inintéressante, mais la tension de cette mort n’est pas vraiment au rendez-vous, malgré la manière dont parallèlement on torture Calaf également (souvenir de Tosca?).
Elle l’est encore moins dans le duo final, signé Luciano Berio, où les mouvements sont d’un étrange conformisme, comme si ce duo rentrait difficilement dans le projet. Les deux protagonistes parcourent le décor (bi face, sur une tournette avec d’un côté les scènes de foule avec au centre le lieu de la mort du Prince de Perse au début, et de celle d’Altoum à la fin, puisqu’il semble que l’Empereur, une fois sa fille « casée » lui laisse l’Empire, et disparaisse, c’est le côté jeux du cirque (au sens romain du terme), et jeu-vidéo. De l’autre, une structure pyramidale censée représenter les replis de la psychè, avec plusieurs espaces de jeu distribués en hauteur, utilisés scéniquement sans grande inventivité. En bref, on s’ennuie un peu, pour la première fois depuis le début du spectacle car au niveau de l’invention et de la représentation, on est très en dessous de ce qui précède en termes d’imagerie. Que le couple disparaisse dans ces méandres psychologiques figurés par le décor dans sa face « 2 » est un élément métaphorique qui reste un peu plat et sans grande inventivité scénique ni dramaturgique.

Calaf (Teodor Ilincaï) en proie aux démons

Car si la mise en scène de Daniel Kramer affirme un certain nombre d’idées, un peu (trop) surlignées au stabilo quand même, l'événement est évidemment l’écrin explosif de la scénographie et les effets de teamLab, ce collectif né au Japon (la production est d’ailleurs coproduite par la Tokyo Nikikai Opera Foundation) qui associe tant d’artistes et de techniciens inventifs.
Alors effectivement, c’est d’abord une esthétique, proche des jeux vidéos proche de la bande dessinée, mais aussi de la série de films Hunger Games, où s’exerce le pouvoir sur le peuple opprimé à travers des jeux qui sont des jeux de morts, c’est une ambiance aussi très proche des iconographies des romans illustrés japonais contemporains. Techniquement, c’est une symphonie d’éclairages très précis, avec des effets impressionnants (notamment au premier acte, un peu plus répétitifs au deuxième), des couleurs chatoyantes, avec des costumes prodigieux (de Kimie Nakano) comme sortis d’une planche de Manga. Aux chinoiseries habituelles dans Turandot se substituent des nipponeries d’une grande actualité, d’une grande vivacité, avec une agitation assez violente et des mouvements brutaux, et un style très contemporain particulièrement marquant.
L’apparition brutale du trou noir au centre de cette toile d’araignée constitué de rais de lumière au premier acte, le triomphe final du deuxième acte avec la pluie de confettis argentés qui tombe sur la salle, les images vaguement psychédéliques et les projections multicolores, virant du bleu au rouge, multipliant les formes et les inventions : tout cela « fait de l’effet ». La mise en scène s’inscrit dans ce travail prodigieux et inhabituel, même si elle aurait pu tout autant d’ailleurs s’inscrire dans un décor traditionnel. Ce que rajoute teamLab, c’est d’inscrire l’histoire dans l’art très contemporain de l’illustration japonaise, et du vidéogame, accompagné aussi d’une violence caractéristique de cet art, avec des jeux d’ombres et de lumières, des personnages casqués et masqués, des formes quelquefois difficilement perceptibles, un orientalisme d’aujourd’hui qui rend aussi cette musique très contemporaine, et qui ne la renvoie en rien à une production de carton-pâte d’antan. Ce qui rend aussi cette vision forte, c’est l’angoisse qu’elle diffuse, d’un futur totalitaire sans échappatoire pour l’homme.
Alors c’est vrai, la production est singulière et en soi vaut le voyage, on en a plein les yeux, et on comprend l’équipe de production particulièrement nombreuse venue saluer à la fin, et pour une fois, pas huée par un public visiblement séduit.
Reconnaissons à Aviel Cahn ces efforts pour montrer des esthétiques scéniques diverses, des voies très différentes qui font d’une saison genevoise une galerie d’exposition des possibles de la mise en scène contemporaine.

Nous avons déploré en regard un manque d’audace dans le choix des deux protagonistes, et la qualité de la Liù de Francesca Dotto ; pour le reste le plateau est d’un bon niveau d’ensemble.
Saluons d’abord cette gloire du chant qu’est Chris Merritt, qui chante Altoum, et qui, statufié dans son costume d’Empereur fantôme à la fin, n’a pas eu droit aux saluts individuels. Du grand ténor qu’il fut et qui nous a émerveillés notamment dans les acrobaties rossininiennes et leurs aigus stratosphériques, il reste une voix suffisante, même si fatiguée, pour incarner l’Empereur Altoum. Nous aurions aimé que l’on puisse lui rendre hommage.
Le Mandarin est confié à Michael Mofidian, à la voix toujours bien projetée, affirmée, au phrasé impeccable : une fois de plus, on entendra sans doute parler très vite de ce chanteur très polymorphe et visiblement intelligent dans d’autres rôles.
Timur est la basse Liang Li. La voix est affirmée, le personnage bien campé notamment parce que la mise en scène n’en fait pas un vieillard cacochyme, mais suffisamment autoritaire  (c’est un souverain déchu) pour en venir aux mains avec son fils Calaf rétif et risque-tout, le style n’est pas toujours contrôlé cependant et le timbre pas si séduisant, mais il a su rendre ses derniers mots émouvants après la mort de Liù.

Ping, Pang et Pong (Simone del Savio, Sam Furness, Julien Henric) 

Et puis il y a Ping Pang et Pong, les trois Ministres qui sont si importants dans l’économie de l’œuvre, d’abord parce qu’ils sont les « comiques » issus de la Commedia dell’arte, qui font un peu penser à la troupe de comédiens d’Ariadne auf Naxos, dont le rôle est de dérider Ariadne. Et on sait que Puccini connaissait bien la musique de Strauss, si bien même qu’il en cite quelquefois des phrases musicales. On sait aussi les qualités de l’écriture bouffe de Puccini à travers ce petit chef d’œuvre qu’est GiannI Schicchi. La musique de Ping Pang et Pong a d’abord une précision métronomique d’un petit ballet de marionnettes, utilisant à la fois un art de la mélodie dans lequel Puccini n’a pas d’égal, mais aussi des subtilités d’écriture et d’instrumentation qui donnent à la fois une mélodie très « occidentale » mais avec des reflets et des moirures chinoises, parfaitement agencées. Ce qui frappe surtout c’est le traitement de ces interventions comme autant de petites miniatures, avec un trio certes, mais très différencié avec deux ténors aux timbres différents et un baryton (qui domine le trio), ce qui donne l’impression à la fois de trois identités qui semblent des photocopies et qui sont en réalité des déclinaisons de couleurs différentes. Dans cette mise en scène, ils apparaissent sous des costumes sans cesse différents, mais au deuxième acte, en robe, avec ce jeu sur le genre dont il était question plus haut : les trois sont comme des variations sur  un thème et chacun excelle, à commencer par Simone del Savio, baryton bouffe sonore, au phrasé impeccable, avec un soin notable donné à la couleur , mais aussi Sam Furness,un très bon chanteur qu’on a vu dans plusieurs rôles de Janáček : il excellait dans l’Affaire Makropoulos à Genève dans le rôle de Vitek, mais il a joué aussi celui d’Albert Gregor à Zurich, et il sera Váňa Kudrjaš dans Katja Kabanova la saison prochaine à Genève. C’est vraiment un artiste très plastique et très engagé en scène. Enfin, Julien Henric le deuxième ténor talentueux, issu du Jeune Ensemble du Grand Théâtre, défend valeureusement  la partie de Pong. Trois personnages à la fois semblables et différents, qui réussissent tout particulièrement à faire de leurs interventions de vrais moments de la soirée.

Nous avons évoqué le chœur bien préparé par Alan Woodbridge, mais mal placé et aux décalages problématiques, de son côté, l’orchestre de la Suisse Romande a donné une preuve supplémentaire de ses qualités lorsqu’il est bien dirigé : pas de scories, les cuivres et les bois mis en valeur, une prestation de grande qualité, qui confirme l’effet produit par Jenůfa le mois dernier. On sait d’ailleurs comme Janáček aimait le son de Puccini.
Antonino Fogliani se révèle à chaque nouvelle apparition en fosse comme un chef très intéressant dans le répertoire italien et notamment ici dans la manière dont il aborde Turandot.
Puccini est victime de sa popularité : des Tosca par kilos et des Bohème par tonnes dans tous les théâtres du monde rendent auprès du public cette musique presque ordinaire, une musique de répertoire confiée à des chefs routiniers qui en aplatissent le relief et la rendent sirupeuse et passe-partout.
L’écriture de Puccini est pourtant complexe, tout autre que routinière, avec des choix d’instruments très spécifiques, un soin de la couleur très attentif, voire maniaque. Puccini voulait toujours être exact dans les ambiances qu’il rendait, dès Butterfly où il s’est informé de manière très précise sur le Japon, mais aussi dans La Fanciulla del West hommage à l’Amérique des pionniers mais à l’instrumentation résolument contemporaine (certaines phrases du premier acte ressemblent à du Schönberg avec qui d’ailleurs il entretenait une correspondance). Le chef Ingo Metzmacher m’avait confié d’ailleurs un jour, « j’aimerais diriger Puccini comme du Schönberg ».
Pour Turandot Puccini fait bien autre chose que du folklore chinoisant, même si, toujours soucieux d’exactitude, il utilise des mélodies chinoises, dont la très célèbre Mòlìhuā (Fleur de jasmin) qui date du XVIIIe siècle, mais c’est surtout par l’instrumentation qu’il se montre original et contemporain, avec l’utilisation du Xylophone, ou du Gong et des couleurs où l’on est proche, nous l’avons dit de Strauss, mais aussi de Stravinsky, de Zemlinsky, voire de la seconde école de Vienne. Car Puccini que quelques-uns prennent pour un vériste à la Mascagni était très attentif aux évolutions de la musique de son temps, et fort connaisseur du post romantisme. Et Turandot est sans doute sa contribution à la modernité (j’y rangerais aussi pour d’autres raisons Gianni Schicchi. Est-ce un hasard si certains de ses plus grands enregistrements sont signés Karajan (La Bohème, Turandot), maître en subtilité orchestrale et en mise en scène de la couleur et si les grands chefs italiens actuels Gatti, Chailly, Muti, en ont signé des interprétations mémorables, tout comme Petrenko dans Tosca ou surtout, Il Trittico à Munich d’une incroyable modernité.
Alors dans ce contexte, c’est un vrai drame que l’œuvre soit restée inachevée sur ce duo dans lequel Puccini voulait voir une réponse italienne au duo de Tristan und Isolde.  Quelles couleurs, quelle instrumentation aurait-il choisi ? Les notes qu’il a laissées sont des esquisses, bien moins précises que celles de Berg pour Lulu. Ce fut Franco Alfano qui fut choisi, au détriment notamment de Zandonai, qui avec ses affinités debussystes et son sens de la couleur eût peut-être mieux réussi. Mais Alfano s’en est tenu à la lettre des notes de Puccini, sans rien risquer, sans relief, offrant une musique plate, à la fadeur instrumentale notoire, à l’opposé de ce que Puccini écrivait. C’est pourtant la version qui domine sur les scènes, faisant de ce duo un moment à passer plus qu’un sommet.
Alors en 2002 est parue une nouvelle version du final, signée Luciano Berio, à l’initiative de Ricordi. Le final a été créé par Riccardo Chailly avant l’intégration dans l’opéra (à Los Angeles). Ricordi a eu une excellente idée : Berio est un compositeur d’aujourd’hui (mort en 2003), l’un des grands compositeurs d’opéra de la fin du XXe (avec notamment Un Re in ascolto, La vera storia qu'on aimerait entendre plus souvent), il sait écrire pour les voix, et il a fait partie de toutes les grandes aventures de la musique depuis les années 1950 (il fait la connaissance à Darmstadt de Boulez et d ‘autres). Eu égard à l’intérêt de Puccini pour la musique de son temps et ses innovations, il était intéressant de proposer à Berio de travailler à une nouvelle écriture du final.
Contrairement à Alfano dont la musique est plutôt facile et linéaire, avec un côté convenu, Berio travaille comme Puccini, sur l’instrumentation, sur des passages à l’orchestre, sur une sorte de dramaturgie nouvelle, avec des moments d’une grande intelligence et de vrais moments de belle musique très travaillée.
Toutefois, le final de Berio manque de cette touche théâtrale et dramaturgique qui faisait le prix de Puccini et l’accrochage à la musique de Puccini ne fonctionne pas pour des raisons différentes de la version Alfano. Alfano était un aplatissement sans tension. Ici la tension musicale existe, la musique est de qualité, mais pas le théâtre aussi parce que Berio a tenté une couleur plus intimiste, sans triomphalisme.

Néanmoins, et fort opportunément, le Grand Théâtre de Genève a choisi de proposer le final de Berio, pour la première fois en Suisse, et c’est une excellente idée, vu l’orientation très contemporaine de la production. Mais, nous l’avons souligné, la mise en scène semble aussi un peu perdre de sa tension et de son inspiration pendant ce duo et sans doute le manque de ressort dramaturgique n’y est pas étranger.
Quoiqu’il en soit le chef Antonino Fogliani a su montrer dans la partition de Puccini les modernités, en isolant des phrases instrumentales singulières, en valorisant certaines couleurs, refusant, même dans les parties lyriques, un certain alanguissement. C’est un Puccini un peu plus rude, un peu plus acéré qui nous est présenté ici, sans les mélismes habituels, sans le sirop de sucre dont quelquefois, même dans Turandot, on le couvre. Et cette approche évidemment favorise le passage au final de Berio, avec une cohérence de couleur en écho qui immédiatement interpelle l’auditeur, même si Berio n’est pas Puccini. Fogliani a su étonner l’auditeur en recentrant Puccini dans son époque, en exaltant les forces de l’Orchestre de la Suisse Romande qui répondent avec bonheur aux sollicitations. Il a su diversifier les approches, les couleurs et leur variété, essentielles chez Puccini, tout en gardant à l’ensemble une grande fluidité, un son plein de relief (il le faut, l’œuvre est une grosse machine) avec un sens du théâtre et une respiration qui font de cette lecture de Turandot une des meilleures entendues ces dernières années.
Ah ! si nous avions eu une Turandot et un Calaf…

Les ministres Ping Pang Pong ramassent la robe blanche (de mariée) de Turandot

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Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.
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