Jacques Offenbach (1819–1880)
Le Voyage dans la lune (1875)
Opéra-féerie en quatre actes et 23 tableaux
Livret d'Albert Vanloo, Eugène Leterrier et Arnold Mortier d'après Jules Verne
Créé le au théâtre de la Gaîté.

Le prince Caprice : Violette Polchi
La princesse Fantasia : Sheva Tehoval
Le roi V’lan : Matthieu Lécroart
Le prince Quipasseparla : Pierre Derhet
Flamma / Adja : Ludivine Gombert
Microscope : Raphaël Brémard
Le roi Cosmos : Thibaut Desplantes
La reine Popotte : Marie Lenormand
Cactus : Christophe Poncet de Solages

Chœur et Orchestre national Montpellier Occitanie
Direction musicale : Pierre Dumoussaud

Enregistrement réalisé au Corum de Montpellier du 2 au 4 septembre 2021

Évidemment moins joué que La Belle Hélène ou La Grande-Duchesse de Gérolstein, Le Voyage dans la Lune est une partition d’Offenbach qui a connu un vrai retour sur les scènes au cours du dernier demi-siècle. Il était donc grand temps de combler une lacune de la discographie en en gravant une véritable intégrale. C’est désormais chose faite, et fort bien faite.

Le Voyage dans la lune d’Offenbach est une œuvre qui a décidément beaucoup de chance, ou plutôt beaucoup de qualités. En quelques années, elle a connu successivement à peu près tous les honneurs possibles : une production du CFPL, coproduite par une vingtaine de théâtres, qui continue à tourner depuis sa création à huis-clos à Montpellier en décembre 2020 ; une autre production, signée Laurent Pelly, auquel on doit tant de réussites offenbachiennes avec Marc Minkowski, donnée à l’Opéra Comique au printemps 2021 ; un numéro de L’Avant-Scène Opéra paru en novembre 2020, en préambule à la tournée susmentionnée ; et à présent, fruit prévisible de cette même tournée, une parution discographique sous les auspices du Palazzetto Bru Zane. On le voit, c’est beaucoup d’honneurs pour une œuvre qui fut négligée pendant un siècle, mais cette soudaine avalanche n’a rien pour étonner ceux qui suivent le lent retour en grâce de cette partition depuis les années 1980.

Dans le mouvement général de redécouverte qu’ont favorisé les baroqueux, Offenbach n’a pas été oublié, et plusieurs de ses compositions ont bénéficié d’une exhumation. On pense évidemment à la transformation des Contes d’Hoffmann en chantier à jamais inachevé, la version peu à peu élaborée entre la fin du XIXe siècle et les premières décennies du XXe ayant vite été déconstruite par divers musicologues, au profit d’un work in progress aux mille visages, de sorte que le spectateur ne sait désormais jamais à quoi s’attendre lorsqu’il assiste à une représentation. Mais il y a eu d’autres tentatives : on pense à Die Rheinnixen, créé à Vienne en 1864 et jamais repris jusqu’en 2002 en concert à Montpellier, puis sur scène ici et là, dont à Tours en septembre 2018. Autre belle revanche, celle de Fantasio, dont les connaisseurs soulignaient depuis longtemps les beautés injustement dédaignées, d’abord connues uniquement de façon fragmentaire, jusqu’aux représentations données à Rennes en 2000 et à l’enregistrement paru à la suite d’un concert à Londres en 2013, chez Opera Rara. Signalons au passage le rôle joué par ce label britannique, qui a publié d’autres intégrales (hélas gâtées par l’accent anglophone de leurs interprètes) de titres offenbachiens eux aussi tombés dans l’oubli : Robinson Crusoe et Vert-Vert, deux œuvres conçues pour l’Opéra-Comique, de même que ce Barkouf, ou un chien au pouvoir ressuscité en décembre 2018 par l’Opéra du Rhin.

Le cas du Voyage dans la lune est pourtant assez différent. D’abord parce qu’il ne relève ni du genre sérieux, ni semi-sérieux, mais du genre comique : à ce titre, il fut possible de le ramener sur les scènes bien avant les titres mentionnés plus haut, car plus conforme à l’idée qu’on se faisait d’Offenbach. Même si Le Voyage dans la lune est, plutôt qu’une opérette, une féerie, autrement dit un grand spectacle supposant un lourd investissement en décors et costumes, et avec effets spéciaux, sous-genre qui connut une vogue particulière après 1870, et dans lequel le compositeur s’illustra, notamment en « féerisant » quelques-uns de ses ouvrages antérieurs. Autre différence majeure : Le Voyage dans la lune n’avait pas été totalement oublié, puisque grâce aux concerts de la radio-diffusion française, il était possible d’en connaître les pages principales : le 20 novembre 1961, l’orchestre de la RTF en proposa une version très radicalement abrégée, avec seulement quatre chanteurs… Mais alors que l’œuvre revenait de plus en plus sur les scènes (la production de Jérôme Savary, créée à Berlin en 1979, avait été donnée en 1987 à Genève et filmée pour l’occasion, et Olivier Desbordes l’avait montée en 2014 dans le cadre d’Opéra Eclaté), on attendait toujours un enregistrement digne de ce nom pour ce qui est probablement la plus réussie des fantaisies du dernier Offenbach.

C’est maintenant chose faite, par chance,  et il y a d’autant plus lieu de s’en réjouir que ledit enregistrement a été réalisé avec tout le soin que met le Palazzetto Bru Zane à ce genre d’entreprise. Par rapport à la version scénique qui continue à parcourir les théâtres de France et de Navarre, le disque apporte plusieurs améliorations, même s’il lui manque évidemment l’aspect visuel. D’une part, la partition est intégrale (en tout cas, par rapport à la première version, celle de 1875, Offenbach l’ayant remaniée en 1876 à l’intention de la chanteuse de café-concert Teresa, qui reprit le rôle de la reine Popotte, et bénéficia de quatre nouveaux airs). Les dialogues parlés ont naturellement été raccourcis et adaptés, car ils paraîtraient interminables au disque. D’autre part, la distribution retenue pour l’enregistrement – rappelons qu’elle était double à la scène, compte tenu de l’important nombre de dates prévues – si elle est la même que celle vue et entendue à Montpellier, par exemple, ne s’en révèle pas moins, captée en studio, supérieure à ce qu’elle offrait dans les conditions, il est vrai, redoutables, d’une salle vide où étaient éparpillés quelques invités et journalistes.

Il fallait une grande formation, et un vrai chef, pour rendre justice au Voyage dans la lune : en effet, en tant que féerie, le spectacle incluait plusieurs passages dansés, notamment le Ballet des flocons de neige, partition qui aurait sa place dans un Concert du nouvel an si la France voulait en organiser un en réponse à celui de Vienne. Sous la baguette allègre de Pierre Dumoussaud, l’Orchestre national Montpellier Occitanie se montre tout à fait à la hauteur, comme on avait pu en juger sur place. Côté voix, il n’y a réellement que très peu de rôles ayant à chanter davantage que des ensembles. Très bonne surprise : voix corsée, belle présence dans les dialogues parlés, Violette Polchi gagne considérablement en intelligibilité lorsqu’elle se trouve devant les micros, et son Prince Caprice devient bien préférable. Les aigus de Sheva Tehoval n’appellent plus de reproche, et sa rieuse Fantasia est charmante. Matthieu Lécroart a la truculence attendue en roi V’lan. Le ténor belge Pierre Derhet prête à Quipasseparla un timbre suave, et donne au personnage l’accent de son pays natal (dans les dialogues parlés uniquement). Bien que son personnage soit secondaire dans l’intrigue, Ludivine Gombert a droit à de vrais airs et s’en acquitte fort bien.

Bref, Le Voyage dans la lune a longtemps attendu son intégrale, mais il est vraisemblable qu’il en attendra longtemps une deuxième de la même qualité.

Nota : Consultez ci-dessous les lectures complémentaires que Wanderer a consacrées à l'oeuvre

Avatar photo
Laurent Bury
Ancien élève de l’ENS de la rue d’Ulm, auteur d’une thèse consacrée au romancier britannique Anthony Trollope (1815–1882), Laurent Bury est Professeur de langue et littérature anglaise à l’université Lumière – Lyon 2. Depuis un quart de siècle, il a traduit de nombreux ouvrages de l’anglais vers le français (Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll, Orgueil et préjugés de Jane Austen, Voyage avec un âne dans les Cévennes de Stevenson, etc.) ; dans le domaine musical, on lui doit la version française du livre de Wayne Koestenbaum, The Queen’s Throat, publié en 2019 par les éditions de la Philharmonie de Paris sous le titre Anatomie de la folle lyrique. De 2011 à 2019, il fut rédacteur en chef adjoint du site forumopera.com, puis rédacteur en chef de novembre 2019 à avril 2020. Il écrit désormais des comptes rendus pour plusieurs sites spécialisés, dont Première Loge.

Autres articles

LAISSER UN COMMENTAIRE

S'il vous plaît entrez votre commentaire !
S'il vous plaît entrez votre nom ici