Kurt Weill (1900–1950)
Der Silbersee (1933)
Livret : Georg Kaiser & Till Briegleb
« Schauspiel-Oper » en trois actes
Création mondiale le 18 février 1933, Leipzig, Magdebourg et Erfurt

Direction musicale : Karel Deseure
Mise en scène et scénographie : Ersan Mondtag
Lumières : Roland Edrich
Costumes : Josa Marx
Dramaturgie : Till Briegleb et Piet De Volder
Adaptation du texte : Till Briegleb

Daniel Arnaldos, Severin
Marjan De Schutter, Hanne Roos, Fennimore
Benny Claessens, Olim
James Kryshak, Lotterieagent et Baron Laur
Elsie de Brauw, Frau von Luber
Dagmara Dobrowolska, Chia-Fen Wu, Vendeuses :
Simon Schmidt, Onno Pels, Thierry Vallier, Mark Gough, fossoyeurs
Jonas Grundner-Culemann, Chasseur, médecin et policier

Chœurs de l’Opéra Ballet des Flandres
Direction des chœurs : Jan Schweiger
Symfonisch Orkest Opera Ballet Vlaanderen

Coproduction : Opéra national de Lorraine

Opéra des Flandres, Anvers, le 10 octobre 2021, 15h

Délicieusement kitsch et emportée, cette production du Silbersee de Kurt Weill par Ersan Sondtag multiplie à l'envi les effets et les exagérations. La mise en scène joue sur un principe de théâtre dans le théâtre qui fait surgir des inventions à la lisière de la folie et du déraisonnable, avec un tourbillon de références et de situations. Cet objet trouvé musical est le dernier ouvrage représenté sur scène par le duo Kurt Weill – Georg Kaiser avant que ne tombe le couperet de la censure nazie contraignant à l'exil les protagonistes de l'aventure. Karel Deseure mène tambour battant un Orchestre symphonique de l'Opera Ballet Vlaanderen réglé entre fièvre et hystérie tandis que le plateau vocal s'allie de belle manière avec un troupe d'acteurs pour replacer l'œuvre dans l'univers délirant et humoristique de Mondtag. Une exceptionnelle réussite. 

Dagmara Dobrowolska, Chia-Fen Wu (vendeuses) © Annemie Augustijns

La postérité a retenu de la collaboration de Kurt Weill avec Bertold Brecht trois immenses chefs d'œuvres que sont Die Dreigroschenoper (1928), Aufstieg und Fall der Stadt Mahagonny (1930) et Die sieben Todsünden (1933). On pourrait également citer deux œuvres plus confidentielles, Der Flug der Lindberghs (1929) et Der Jasager / Der Neinsager (1930), que l'Opéra de Lyon eut la bonne idée de proposer lors d'un cycle consacré à Kurt Weill en 2006. En réalité, les dernières années de la république de Weimar virent se multiplier les projets entre Brecht et d'autres musiciens comme Hans Eisler avec plusieurs musiques de scène comme Die Massnahme (1930), Die heilige Johanna der Schlachthöfe (1930), Die Mutter (1931) et Die Rundköpfe und die Spitzköpfe (1933), sans oublier Paul Dessau dans sa période d'exil et après la seconde Guerre mondiale à Berlin-Est.

Le nom de Georg Kaiser est moins connu de nos contemporains, écrivain prolifique qui fut  de 1921 à 1933 l'auteur moderne le plus joué d'Allemagne. Issu d'un milieu bourgeois et aisé, il se plongea à corps perdu dans l'écriture et dilapida l'héritage au point d'être emprisonné pour dettes et mis à l'index dans une Allemagne de plus en plus hostile aux esprits non conformistes. S'amusant à se présenter en artiste rimbaldien dont la trajectoire de vie serait retournée à l'envers, du négoce mercantile à la poésie, Georg Kaiser fut contraint à l'exil en fuyant d'extrême justesse les perquisitions menées contre lui en 1938. Choisissant la Suisse comme lieu de refuge, il y subit des contraintes économiques et politiques qui firent de son exil une prison. Il n'eut pas la chance ni les moyens de rejoindre comme d'autres les États-Unis et finit sinistrement ses jours dans une chambre d'hôtel à Ascona.

De sa rencontre avec Kurt Weill naquirent trois opéras, dont Der Protagonist (1926), Der Zar lässt sich photographieren (1928) et enfin Der Silbersee (1933). Ultime création de Weill avant sa fuite en France puis aux Etats-Unis, les deux amis choisirent de ne pas donner ce Lac d'argent à Berlin mais simultanément à Erfurt, Magdebourg et Leipzig le 18 mars 1933. La censure du IIIe Reich fit retirer de l'affiche une œuvre jugée dégradante et dégénérée ("haine de classe" et "propagande bolchévique anti-allemande").

Georg Kaiser fut expulsé de l'Académie prussienne des Arts et son œuvre livrée aux flammes des autodafés à Berlin, en même temps que les somptueux décors de Caspar Neher. La France ne fit guère mieux, quand le compositeur Florent Schmitt hurla "Vive Hitler !" lors d'un concert donné salle Pleyel où Madeleine Grey donnait l'Ode à César, extraite de Silbersee. Soutenu par une partie de la salle, il ajouta "Nous avons assez de mauvais musiciens en France sans qu’on nous envoie tous les juifs d’Allemagne !", réaction amplifiée par Lucien Rebatet dénonçant dans la presse le "virus judéo-allemand".

Véritable conte social et musical, Der Silbersee raconte l'histoire d'Olim et Severin, respectivement ouvrier et policier – tous deux appartenant à ce prolétariat victime de la crise économique et sur lequel fera main basse le pouvoir politique. Un fait divers les réunit lorsque le groupe d'ouvriers, poussés par la faim, décident de voler des ananas. Olim blesse Severin d'un coup de pistolet mais, durant l'interrogatoire, le remords l'assaille et il hésite à le condamner. Par un heureux hasard, Olim apprend qu'il vient de gagner à la loterie une somme considérable. Ni une ni deux, il décide de quitter la police et prendre Severin sous son aile dans une vaste et belle demeure. Severin garde les séquelles de sa blessure et promet de se venger, ignorant tout de l'identité de celui qui lui a tiré dessus. Frau von Luber, la gouvernante, intrigue pour mettre la main sur la richesse d'Olim et le chasser de sa maison. La vérité éclate et Severin pardonne à Olim. Ils se dirigent vers le lac d'argent pour s'y noyer mais découvrent que celui-ci s'est changé en glace… allégorie d’un avenir utopique où les eaux se raffermissent sous les pas de "ceux qui veulent aller plus loin".

Sous la houlette de son nouveau directeur Jan Vandenhouwe, l'Opéra des Flandres ouvre sa saison avec une production incendiaire de Silbersee, confiée aux bons soins de Ersan Mondtag qui avait déjà monté l'extraordinaire Forgeron de Gand (Der Schmied von Gent) de Franz Schreker. Le jeune metteur en scène berlinois bouscule les lignes et joue la carte d'une mise en abîme de l'œuvre dans une projection futuriste qu'il intitule Silbersee 33. Poussant la distanciation dans ses extrêmes limites, il imagine l'opéra comme une sorte de work in progress où le livret de Georg Kaiser est lui-même l'objet d'un commentaire par les équipes techniques opérant à vue pour modifier la mise en scène en train de s'élaborer.

Benny Claessens (Olim), Daniel Arnaldos (Severin) © Annemie Augustijns

Impossible de ne pas penser en voyant ce travail d'Ersan Mondtag et des dramaturges Till Briegleb et Piet De Volder à la réflexion de Milan Kundera dans " L’Insoutenable Légèreté de l’Être" (1984) affirmant que tout art politique ou idéologique est condamné à rejoindre le marasme putride de ce qu'il appelle le "kitsch totalitaire" – mode discursif préféré de l’art commercial et industriel, mais également l’arme de propagande préférée des régimes totalitaires. Profondément irritant et génialement dégingandé, le travail de Mondtag et l'esthétique de Josa Marx s'inscrivent dans cette apologie du kitsch et de l'improbable en faisant surgir sur scène des événements aussi incongrus que des interruptions et de libres improvisations. La première scène montrant des ouvriers changés en fossoyeurs, le corps monstrueusement déformé par la pollution de l'air et des sols, occupés à creuser une tombe pour y enterrer la Faim – sous la forme d'un ignoble fœtus tératologique.

L'acteur Benny Claessens intervient pour mettre en terme à cette scène . "C'est affreux ! c'est nul !" s'écrit-il, avant d'endosser le rôle d'Olim et poursuivre l'aventure en y mêlant conflit israélo-palestinien, opéra chinois, mystère chrétien et tenues BDSM. Les décors et les costumes de Josa Marx convoquent en les superposant, des univers aussi baroques et extravagants que la science-fiction façon Blade Runner et l'immensité des décors d'une improbable Aïda à la sauce Zeffirelli. Une tournette à trois faces montre alternativement les trois intérieurs du château dans lequel se déroule l'intrigue. On distingue sur les côtés deux immenses vitraux qui citent explicitement la production du Forgeron de Gand avec le Duc d'Albe et la démoniaque Astarté de Vuvu Mpofu.

Aux  escaliers d'une vaste demeure victorienne inspirée de la Splendeur des Amberson d'Orson Welles succèdent l'immense et impressionnant temple égyptien avec six atlantes parmi lesquels Jésus et Saint Sébastien avec masques à gaz, un aviateur, Lao-tseu, l'héroïne Hua Mulan (identifiée avec le patronyme puccinien de Liù) et… Xi Jinping déguisé en Winnie l'ourson. Théâtre dans le théâtre, Mondtag mêle la situation politique de 1933 avec une réalité d'anticipation liée à la poussée d'une extrême droite qui viendrait menacer la production en organisant une manifestation aux portes de l'Opéra d'Anvers. L'amitié entre Olim et Severin se change en homosexualité militante, brandie avec humour à travers les artefacts du latex fétichiste pour Olim et les tenues drags de Severin. "Même dans les pays où la démocratie a été forgée et est devenue, au fil des révolutions, le fondement du système social, de plus en plus d’hommes arrivent au pouvoir en remettant en cause les principes de contrôle démocratique et de la protection de la diversité sociale" indique très justement le dramaturge Till Briegleb dans les notes de programme.

James Kryshak (Lotterieagent) © Annemie Augustijns

Kurt Weill inscrit génialement la partition de Silbersee sur la frontière étroite qui sépare théâtre parlé et Singspiel. L'œuvre bruisse d'un amalgame extraordinairement varié de songs, dialogues, mélodrames et chœurs dont le lyrisme va de pair avec la désillusion qui pèse sur les âmes et la scène. On passera rapidement sur un système d'amplification où les micros frottent et grésillent désagréablement pour se concentrer sur certaines options permettant de dynamiser l'action, comme le dédoublement du rôle de Fennimore entre la comédienne Marjan De Schutter et la soprano Hanne Roos, qui échangent leurs airs dans une délicieuse atmosphère de cabaret. Le ténor Daniel Arnaldos (Severin) est éclatant de désinvolture et d'attendrissement dans ses trois airs et le couple qu'il compose avec Benny Claessens, Olim inconstant et hystérique qui noie son mal-être dans l'alcool. Enfilant successivement les délirants costumes de l'Agent de loterie et du Baron Laur, James Kryshak déborde d'un timbre sarcastique qui n'a pas son pareil pour écraser les consonnes et piétiner le texte en staccato avec un plaisir non dissimulé. À l'actrice néerlandaise Elsie de Brauw échoie le rôle de Frau von Luber, mêlant abattage et acrimonie dans l'alternance de passages parlés-chantés qui traduisent la descente vertigineuse du personnage dans la folie et la méchanceté. Le quatuor des ouvriers-fossoyeurs (Simon Schmidt, Onno Pels, Thierry Vallier et Mark Gough) et le duo des vendeuses de légumes (Dagmara Dobrowolska et Chia-Fen Wu) brillent d'une belle unité de grain et d'expression – parfaits compléments des impressionnants costumes imaginés par Josa Marx.

À la tête d'un Orchestre symphonique de l'Opera Ballet Vlaanderen légèrement amplifié, le jeune chef Karel Deseure fait surgir et vibrionner une matière instrumentale vigoureuse qu'il mène tambour battant durant les 22 numéros que compte l'ouvrage. L'alternance de styles et de climats sont ici particulièrement bien mis en valeur, depuis les airs de cabaret, jusqu'aux cancans et flonflons des valses viennoises, les chorals classiques et la polyphonie postmoderne. Ce kitsch musical multiplie à l'envi les effets et les exagérations, avec un rythme et une énergie roborative. Une magnifique découverte entre aérolithe théâtral et objet trouvé musical.

Benny Claessens (Olim), Elsie de Brauw (Frau von Luber) © Annemie Augustijns
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David Verdier
David Verdier Diplômé en musicologie et lettres modernes à l'université de Provence, il vit et enseigne à Paris. Collabore à plusieurs revues dont les Cahiers Critiques de Poésie et la revue Europe où il étudie le lien entre littérature et musique contemporaine. Rédacteur auprès de Scènes magazine Genève et Dissonance (Bâle), il fait partie des co-fondateurs du site wanderersite.com, consacré à l'actualité musicale et lyrique, ainsi qu'au théâtre et les arts de la scène.

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