Isaac Albéniz. Complete Songs.
Adriana González, soprano, Iñaki Encina Oyón, piano.

1 CD Audax Records TT 70'13"

Enregistré du 8 au 11 février 2021, au Gustav-Mahler-Hall, Euregio Kultuzentrum Grand Hotel, Toblach

Cet automne, le label Audax Records publie une intégrale des mélodies d’Albéniz, et c’est l’occasion de retrouver la fine équipe formée par Iñaki Encina Oyón et Adriana González, pour découvrir un répertoire peu fréquenté mais qui gagne à être connu.

Isaac Albéniz ? Iberia, bien sûr, et ses quatre Livres de trois pièces chacun, dédicacés à Madame Ernest Chausson, aux pianistes Blanche Selva et Marguerite Hasselmans et à Pierre Lalo, fils d’Edouard, preuve que le compositeur était résolument tourné vers la France, où cette partition fut intégralement écrite. A part Iberia, que connaît-on de lui ? L’opéra-comique Pepita Jiménez, peut-être, œuvre qui, comme son titre ne le laisse pas forcément, fut écrite sur un livret en anglais, bien que d’après un roman espagnol, la première représentation ayant été donnée en italien à Barcelone… Difficile de faire plus européen qu’Albéniz, en matière de compositeur ibérique. Et c’est sans doute ce qui l’a empêché d’acquérir la même réputation posthume que ses cadets Enrique Granados et Manuel De Falla.

En effet, pendant que mesdames de los Angeles, Berganza ou Caballé ravissaient leurs admirateurs en prêtant leur voix suave aux compositions des deux susnommés, de Turina, de Montsalvatge et de quelques autres, qui chantait Albéniz ? Qui s’intéressait à la trentaine de mélodies qu’il avait eu le temps de composer au cours de sa courte vie ? Pas grand monde, ou du moins aucune star, et probablement pour la raison bien simple que cet Espagnol-là ne donna jamais dans l’espagnolade telle le public souhaitait en écouter. C’est bien en vain qu’on chercherait dans ses mélodies des rythmes aisément identifiables comme venant d’Andalousie ou de quelque autre région ; dès lors, on dut considérer qu’il n’avait pas sa place aux côtés de « La Maja y el Ruiseñor », de « Clavelitos » ou des extraits de zarzuela dont les grandes dames aimaient à parsemer leurs récitals.

Ne serait-ce que sur le plan linguistique, le décompte est vite fait : sur trente mélodies, seules cinq sont écrites sur des textes en espagnol ! Albéniz l’Européen mit en musiques des poèmes italiens, français et surtout anglais. Et les Rimas de Bécquer, son premier recueil conçu à l’âge de 25 ans environ, le seul à se chanter en espagnol, sent fortement l’œuvre de jeunesse : pages charmantes mais sans rien de bien mémorable. A peine plus tardives, les Seis baladas (en italien) reflètent un relatif progrès vers une personnalité plus affirmée, mais il faut attendre 1896 et le cycle To Nellie pour entendre enfin une voix véritablement originale. Curieusement – ou pas, on va le voir – l’épanouissement artistique d’Albéniz coïncide avec ses premières mélodies en anglais, et c’est dans la langue de Shakespeare qu’il continuera dès lors à s’exprimer, jusque dans ses « quatre derniers lieder », quatre sur les douze qu’il prévoyait d’écrire, objectif que sa mort prématurée l’empêcha d’atteindre.

Pourquoi l’anglais ? Parce qu’Albéniz s’installa à Londres en 1890 et que sa carrière y décolla, avec la création de deux opéras-comiques, et surtout une amitié durable avec Francis Burdett Money-Coutts, baron Latimer, avocat et héritier d’une riche famille de banquiers qui se consacra surtout à sa carrière littéraire. Pour Albéniz, il écrivit le livret de l’opéra en trois actes Henry Clifford, créé au Liceu en 1895, celui de Pepita Jiménez, puis d’une trilogie inspirée par la légende arthurienne dont le compositeur n’eut le temps de mener à bien que le premier volet, Merlin, laissant Lancelot en chantier à sa mort, n’ayant jamais pu aborder Guinevere. C’est aussi à Burdett-Coutts qu’Albéniz emprunta tous les poèmes anglais dont il tira des mélodies.

Le français est présent aussi, ce n’est que justice puisque le compositeur vécut ses dernières années dans notre pays. Le français lui inspira d’ailleurs certaines de ses mélodies les plus originales, conçues non sur des vers mais sur des textes en prose, poèmes en prose pourrait-on dire, ceux de Charles-Albert Costa de Beauregard et surtout de Pierre Loti, dont les Deux morceaux de prose (extraits des romans Pasquala Ivanovitch et Matelot) font définitivement éclater le carcan qu’avait pu d’abord être la forme strophique au profit d’une déclamation « pelléassienne ».

Autant dire qu’il fallait, pour enregistrer une intégrale de ces mélodies, une soprano à l’aise dans quatre langues. Après avoir fait une irruption remarquée dans l’univers discographique avec leur enregistrement des mélodies du couple Robert Dussaut et Hélène Covatti (CD sorti chez Audax Records peu avant le premier confinement), le pianiste et chef d’orchestre Iñaki Encina Oyón a eu à cœur de refaire équipe avec la soprano guatémaltèque Adriana González, cette fois pour défendre un compositeur de son pays natal, dont il avait découvert par hasard les mélodies au détour d’un magasin de partitions.

D’une écriture sans doute moins ardue que ses pièces pour piano seul, les différents recueils de pièces pour voix et piano conçus par Albéniz n’en exigent pas moins un jeu sensible, que l’on trouvera bien présent dans le nouveau disque Audax. Le parcours est strictement chronologique, rétablissant même l’ordre de composition des ultimes Quatre Mélodies, puisque celle qui conclut le volume, conformément à la volonté d’Albéniz, est en fait celle qu’il avait écrite en premier.

Alors qu’elle incarnait cet été Micaëla dans le cadre du festival de Sanxay et s’apprête à intepréter sa première Mimì à Toulon en janvier prochain, Adriana González séduit une fois de plus l’auditeur par une voix à la fois ample et souple, et une noblesse de ton qu’on aurait pu croire perdue avec les grandes chanteuses d’autrefois. Le disque Duffaut-Covatti l’avait déjà montré, l’artiste est parfaitement à l’aise dans notre langue, fruit probable de son passage par l’Atelier lyrique de l’Opéra de Paris où Iñaki Encina Oyón l’avait persuadée de tenter sa chance.

On espère maintenant que ce beau disque éveillera la curiosité d’autres voix qui s’approprieront à leur tour ce répertoire insuffisamment fréquenté. Et l’on attend les prochaines découvertes que nous permettront le tandem Encina-González à qui tout semble devoir réussir, qu’il s’agisse de musique française ou espagnole.

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Laurent Bury
Ancien élève de l’ENS de la rue d’Ulm, auteur d’une thèse consacrée au romancier britannique Anthony Trollope (1815–1882), Laurent Bury est Professeur de langue et littérature anglaise à l’université Lumière – Lyon 2. Depuis un quart de siècle, il a traduit de nombreux ouvrages de l’anglais vers le français (Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll, Orgueil et préjugés de Jane Austen, Voyage avec un âne dans les Cévennes de Stevenson, etc.) ; dans le domaine musical, on lui doit la version française du livre de Wayne Koestenbaum, The Queen’s Throat, publié en 2019 par les éditions de la Philharmonie de Paris sous le titre Anatomie de la folle lyrique. De 2011 à 2019, il fut rédacteur en chef adjoint du site forumopera.com, puis rédacteur en chef de novembre 2019 à avril 2020. Il écrit désormais des comptes rendus pour plusieurs sites spécialisés, dont Première Loge.

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