Georges Enesco (1881–1955)
Œdipe (1936)
Tragédie lyrique en quatre actes et six tableaux
Livret d'Edmond Fleg d'après Sophocle
Créé le 13 mai 1936 à l'Opéra de Paris

Direction musicale : Ingo Metzmacher
Mise en scène : Wajdi Mouawad
Décors : Emmanuel Clolus
Costumes : Emmanuelle Thomas
Maquillage et coiffures : Cécile Kretschmar
Éclairages : Eric Champoux
Vidéo : Stéphane Pougnand
Direction du chœur : Ching-Lien Wu et Gael Darchen

 

Œdipe : Christopher Maltman
Tirésias : Clive Bayley
Créon : Brian Mulligan
Le Berger : Vincent Ordonneau
Le Grand prêtre : Laurent Naouri
Phorbas/Le Veilleur : Nicolas Cavallier
Thésée : Adrian Timpau
Laïos : Yann Beuron
Jocaste : Ekaterina Gubanova
La Sphinge : Clémentine Margaine
Antigone : Anna-Sophie Neher
Mérope : Anne Sofie von Otter
Une Thébaine : Daniela Entcheva

 

Maîtrise des Hauts-de-Seine/Chœur d'enfant de l'Opéra de Paris
Chœur et Orchestre de l'Opéra National de Paris

23 septembre 2021 à l'Opéra National de Paris-Bastille, 19h30

A l'exception d'une production signée Achim Freyer à Salzbourg en 2019, Œdipe de Georges Enesco ne connaît pas souvent les honneurs d'une version scénique. Le hasard des calendriers fait surgir deux nouvelles productions coup sur coup : celle que Evgeny Titov met en scène à la Komische Oper de Berlin (dont Wanderer se fera prochainement l'écho) et celle qui ouvre la saison de l'Opéra de Paris et que son directeur, Alexander Neef, a confiée à l'écrivain et dramaturge Wajdi Mouawad. Créée à Garnier, l’œuvre aura attendu 85 ans pour retourner à Paris dans une production qui, malheureusement, ne comble pas vraiment les espérances que nous aurions pu avoir. La scénographie ne renouvelle pas vraiment les codes universels d'un théâtre lyrique presque antiquisant, aux confins de ce qui pourrait bien passer pour une reconstitution. Le plateau vocal rattrape aisément les idées scéniques avec, autour d'un Christopher Maltman très engagé un aréopage de voix et d'acteurs de premier plan. La direction d'Ingo Metzmacher est la grande réussite de cette soirée, renouvelant après Salzbourg l'impression de donner à cette musique le volume et la carrure que lui refuse parfois le livret verbeux d'Edmond Fleg. 

Christopher Maltman (Oedipe), Ekaterina Gubanova (Jocaste)

La fascination pour le mythe d'Œdipe fait irruption dans une lettre adressée par Sigmund Freud à son ami Wilhelm Fliess. C'est à l'origine un court paragraphe dans lequel Freud évoque ce qui est pour lui cette "seule idée ayant valeur générale" :   " J’ai trouvé en moi, comme partout ailleurs, des sentiments d’amour envers ma mère et de jalousie envers mon père, sentiments qui sont, je pense, communs à tous les jeunes enfants, même quand leur apparition n’est pas aussi précoce que chez les enfants rendus hystériques (d’une façon analogue à celle de la “romantisation” de l’origine chez les paranoïaques — héros, fondateurs de religions). S’il en est bien ainsi, on comprend, en dépit de toutes les objections rationnelles qui s’opposent à l’hypothèse d’une inexorable fatalité, l’effet saisissant d’Œdipe Roi. […] La légende grecque a saisi une compulsion que tous reconnaissent parce que tous l’ont ressentie. Chaque auditeur fut un jour en germe, en imagination, un Œdipe et s’épouvante devant la réalisation de son rêve transposé dans la réalité, il frémit suivant toute la mesure du refoulement qui sépare son état infantile de son état actuel." ((Sigmund Freud, Lettre à Wilhelm Fliessdu 15 octobre 1897, La Naissance de la Psychanalyse, PUF, Paris, 1956, p. 198))   Développée au quatrième chapitre de l'interprétation du rêve publié en 1900, cette analyse de Freud connut par la suite un succès retentissant qui inspira nombre de lecteurs, parmi lesquels des écrivains qui entreprirent d'adapter la pièce de Sophocle sur une scène de théâtre ou d'opéra. Bien avant Freud, on avait déjà croisé le personnage d'Œdipe au théâtre, que ce soit chez Corneille, Dryden ou plus tard chez Voltaire. Mais ces auteurs avaient largement détourné la dimension de l'inceste et du parricide, au profit d'une réflexion sur la nature et la critique des liens entre l'intime et le pouvoir.   L'efflorescence œdipienne dans l'univers lyrique donna en 1927, Œdipus Rex de Stravinsky puis Œdipe de Enesco en 1936 et Œdipus der Tyrann de Carl Orff en 1959. Ces trois œuvres très différentes posent la question du livret et de la dramaturgie. Le charme suranné du premier repose sur un livret de Jean Cocteau, dont la prose flamboyante et guindée fut ensuite "latinisée" par l'abbé Daniélou, tandis que Georges Enesco emprunta la version légèrement "versifiée" mais non moins désuète de Edmond Fleg et Carl Orff, la traduction littérale de Sophocle par Hölderlin. Là où Stravinsky a su composer entre les vides et les pleins de son livret une musique qui manie comme nul autre l'ironie et la profondeur, Carl Orff a usé et abusé d'une monumentalité qui finit par écraser le texte. Enesco est sur une voie médiane, mais sans se départir vraiment de la couleur antiquisante du livret de Fleg.   Dans ces trois œuvres, le mythe d'Œdipe reste indiscutablement éloigné d'une dimension narrative compatible avec les codes et la durée de l'opéra lyrique. Le théâtre lyrique peine curieusement à transcrire l'énergie et la force de ce thème, dont la transcription scénique reste largement en deçà des implications de l'analyse freudienne. L'action est ici intérieure, et c'est ce drame intérieur du personnage qui focalise l'attention. Ce sont les étapes du parcours qui sont intéressantes, celles qui vont le mener vers la révélation finale. L'universalité du mythe fait du rôle-titre un concept-réceptacle auquel on ne s'identifie qu'avec peine – les dés étant jetés au lever de rideau, sans péripéties ou coup de théâtre qui viendrait tenir le spectateur en haleine.   La dramaturgie du mythe d'Œdipe porte naturellement à la dimension condensée d'un oratorio, avec ce hiératisme naturel qui fait des épisodes des panneaux ou des "stations" dans l'acception religieuse du terme. Edmond Fleg combine l'Œdipe roi et Œdipe à Colone de Sophocle en isolant les moments-clés de la vie d'Œdipe, au prix de quelques étrangetés. Par exemple, la permutation de l'épisode de Delphes avec celui de Corinthe permet de montrer le moment où Mérope, sa mère adoptive, jure à Œdipe qu'elle est sa vraie mère – provoquant sa fuite et l'accomplissement de sa destinée. Autre modification notable, la scène du combat avec la sphinge est vécue au présent de l'action et non pas sous la forme d'un récit rapporté comme chez Sophocle. Mais là encore, le verbe domine l'action et la scène se dilue dans un échange verbeux où les trois questions n'en font qu'une, très vaste et générale : "nomme quelqu'un ou quelque chose qui soit plus grand que le destin".

Clive Bayley (Tiresias)

Le dramaturge et écrivain Wajdi Mouawad voue au théâtre de Sophocle une véritable vénération – au point de lui avoir consacré un cycle intégral des sept tragédies intégralement conservées de Sophocle, divisé en trois parties intitulées "Des femmes" (Trachiniennes, Antigone et Electre), "Des héros" (Ajax et Œdipe roi) et "Des mourants" (Philoctète, Œdipe à Colone). On décelait déjà dans les Larmes d’Œdipe (d'après Œdipe à Colone) qu'il avait monté en 2016 au Théâtre de Chaillot, des éléments qu'on retrouve dans la production de l'Opéra Bastille, comme ces couleurs monochromes et une tendance générale à la lenteur dans les mouvements. Dans sa pièce, Mouawad tissait un lien entre mythologie et actualité politique, rapprochant notamment la violence de la Sphinge et celle du F.M.I. par le biais du meurtre du jeune activiste Alexandros Gregoropoulos par la police athénienne.   Point d'allusion directe dans l'opéra de Enesco, si ce n'est un très long et très didactique prologue parlé dans lequel affleure l'idée qu'une civilisation s'achève au moment où une cité – Thèbes en l'occurrence – ferme ses portes aux étrangers. Cette allusion discrète aux crises migratoires contemporaine comme péché originel, cède rapidement la place à un très long et très littéral rappel de la généalogie du destin fatal d'Œdipe. La voix-off dévide le fil jusqu'au viol du jeune Chrysippe par Laïos, qui entraîne le courroux et la malédiction d'Apollon. La scène du suicide est montrée in-extenso, sans autre commentaire que les cris des parents découvrant le cadavre de leur enfant.   Le décor d'Emmanuel Clolus joue la carte du dépouillement extrême, avec de rares éléments disposés sur un vaste fond noir en arrière-scène. Le fait de projeter directement sur les éléments de décor le livret d'Edmond Fleg donne à ces monolithes et ces panneaux coulissants des allures de stèles antiques, quand il ne s'agit pas carrément de faire apparaître à contre-jour sur le marbre le visage de la divinité dans la scène du carrefour des trois routes…  Les lumières rasantes d'Eric Champoux soulignent les trois éléments terre, air et eau, avec un halo cuivré pour la terre ocre de Thèbes, les teintes transparentes pour l'air de Corinthe et un vaste panneau qu'on dirait emprunté à un détail des Nymphéas de Monet pour le dernier acte à Colone. Des grandes statues manipulées à vue sur de petits chariots projettent un éclat métallique qui fait écho aux larmes d'Œdipe qui se reflètent sur ses joues au moment où il se crève les yeux.   On pourra toujours discuter de l'esthétique des costumes d'Emmanuelle Thomas et les coiffures de Cécile Kretschmar dans la mesure où l'effort d'y trouver du sens cède la place au simple constat de laideur. On devine çà et là dans le chœur, des groupes sociaux ou des factions rivales, dont la plupart arborent de curieux pots de fleurs qui semblent faner pour signifier le fléau de la peste frappant Thèbes. Laïos est coiffé d'une couronne-chandelier tandis que Jocaste promène au Cinquième tableau, un épais cordon ombilical rouge vif qui relie sa coiffe au dieu Apollon qu'on devine caché dans les cintres.   On retrouverait sans peine dans cette esthétique des allusions à des éléments mythologiques et primitifs présents dans le film de Pasolini (1967), avec notamment le costume de Tirésias, du berger ou celui de Jocaste imitant Maria Callas lourdement parée, avec des cheveux tressés. La présence de crêtes métalliques et de costumes futuristes apporte une touche incongrue qui fait du dernier tableau une imitation d'une pièce télévisée telle qu'on pouvait en voir à l'époque de l'ORTF…

Yann Beuron (Laïos)

La lisibilité de la narration n'est jamais prise à contre-courant d'une lecture très claire et très didactique, mais d'un didactisme parfois épais comme le fait de montrer les détails de l'accouchement ou des détails comme ce presque pied-bot que traîne Œdipe pour rappeler l'étymologie des "pieds enflés". La direction d'acteurs est empesée et surlignée, que ce soit dans des mouvements de foules d'une géométrie ennuyeuse ou la façon dont la tension se noue autour d'un berger qui tente de fuir au ralenti. La scène assez brève de la Sphinge offre un moment de répit dans ce continuum de lieux communs, avec l'inquiétante Clémentine Margaine grimée en démon dans une demi-sphère où les cadavres se mêlent les uns aux autres. En revanche, la démesure (hybris) d'Œdipe est invariablement traitée sur le mode de la déclamation et de poses conventionnelles avec comme seule variation, l'image ultime le montrant lové en position fœtale à même la nappe d'eau qui recouvre le plateau.

Après l'avoir incarné en 2019 à Salzbourg, Christopher Maltman retrouve le personnage d'Œdipe. Sa ligne vocale véhémente satisfait aux exigences d'une diction très claire et très appuyée. Jamais en reste pour la projection et l'abattage, il fait les frais d'une lecture scénique qui le pousse à gommer les arrières plans et les nuances. Ekaterina Gubanova n'a pas la précision de phrasé qui aurait pu lui permettre de surmonter les dangers de sa Jocaste. On reste séduit par l'engagement scénique et la tension qu'elle apporte aux scènes les plus significatives du drame. Le Laïos de Yann Beuron a la prestance et la duplicité de son personnage tandis que Anne Sofie von Otter surprend son monde avec une Mérope d'une énergie et d'une couleur absolument remarquables. Laurent Naouri offre au Grand-Prêtre une belle assise sonore, à l'égal d'un Nicolas Cavallier impeccable Phorbas et Veilleur. Dans les seconds rôles, le Thésée d'Adrian Timpau cède en puissance et en volume au Berger de Vincent Ordonneau qui offre à son rôle les contours et l'aura d'un authentique personnage-clé. Clive Bayley réussit l'amalgame de nervosité et d'exaltation dans le rôle difficile de Tirésias. Anna-Sophie Neher est une Antigone subtile et sensible, là où le Créon de Brian Mulligan peine à se hisser au-delà des notes. Mention spéciale à la Sphinge de Clémentine Margaine, impressionnante de volume et d'impact malgré la brièveté de son apparition.
Préparé par Ching-Lien Wu, le chœur manque à plusieurs reprises de cohésion et de justesse, écueils d'une partition exigeante qui devraient s'estomper après cette soirée de première.
La direction d'Ingo Metzmacher imprime à la musique de Enesco une carrure et une énergie qui tire l'œuvre vers une modernité pleine de contrechamps et de ruptures. La présence d'une machine à vent et d'un sifflet à bouche complète un panel bigarré de percussions et d'harmonies inusitées. Maîtrisant à la perfection cet art de la ligne brisée qui fuit les climax et multiplie les couleurs, cette lecture met à nu une instrumentation originale qui regarde au-delà d'un Ravel vers un prisme sonore à la fois très dense et très éthéré d'une musique de ballet quelque part entre la Péri de Paul Dukas et Padmâvatî d'Albert Roussel.

Christopher Maltman (Oedipe)
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David Verdier
David Verdier Diplômé en musicologie et lettres modernes à l'université de Provence, il vit et enseigne à Paris. Collabore à plusieurs revues dont les Cahiers Critiques de Poésie et la revue Europe où il étudie le lien entre littérature et musique contemporaine. Rédacteur auprès de Scènes magazine Genève et Dissonance (Bâle), il fait partie des co-fondateurs du site wanderersite.com, consacré à l'actualité musicale et lyrique, ainsi qu'au théâtre et les arts de la scène.
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