Guerrières et hostiles, les Amazones ? Pas seulement, à en croire le nouvel album de Lea Desandre paru chez Erato. Tout entier construit autour de ces figures mythiques, le disque surprend par son caractère élégiaque où la guerre cède souvent le pas à la plainte amoureuse. Il surprend aussi par les photos qui l’illustrent, sereines, gracieuses, shootées dans une forêt : c’est une Amazone bien pacifiste – endormie même, sur l’un des clichés – qui nous est donnée à voir, à l’opposé des représentations que l’on en a habituellement.
Le livret le justifie en nous expliquant que ces personnages vivraient en harmonie avec la nature, qu’ils représenteraient une fusion heureuse du féminin et du masculin. Qu’ils seraient des figures libératrices aussi, éminemment modernes. La relecture est tentante, soit. Mais pourquoi avoir effacé à ce point, visuellement et dans les notes accompagnant l’album, toute trace guerrière et cruelle ? Disons qu’il s’agit là d’une Amazone 2.0 qui, comme ses ancêtres, remet en question les normes de genre mais cette fois sans intentions belliqueuses, dans un seul but de liberté et d’émancipation.
Il est vrai en tout cas, à en croire ce programme, que si la figure de l’Amazone a amplement inspiré les compositeurs français et italiens, celle-ci a été représentée avec toute une palette de sentiments ; offensifs parfois, bien sûr, mais aussi plaintifs : les Mitilene de Viviani et de Bottis menacent, la Celinda de Pallavicino, la Thalestris de Philidor et l’Antiope de Vivaldi prennent les armes, mais les autres pleurent, rient, se lamentent. C’est le topos de la guerrière vaincue par le dieu Amour qui semble dominer. C’est en tout cas ce que nous donne à entendre cet album constitué en grande majorité d’airs et de morceaux inédits au disque – quinze sur vingt-cinq pistes au total ! On se réjouit d’avoir tant de musique à découvrir, puisée chez Provenzale, de Bottis, Schürmann, Pallavicino, Viviani, Philidor, Destouches, et pour les plus connus chez Cavalli, Vivaldi, Marais et Couperin. C’est un très beau travail de recherche qui a été mené, et si l’on est d’abord un peu gênée par les brusques changements d’atmosphère d’une pièce à l’autre (dans les premiers morceaux de l’album), cela participe finalement de cette profusion de musique, de cette volonté manifeste d’enregistrer beaucoup, de cet appétit pour la découverte qui semble animer les musiciens. Dans cette entreprise, et comme pour affirmer une filiation musicale, l’ensemble Jupiter et Lea Desandre font d’ailleurs appel à des invités bien connus du public et qui œuvrent depuis plusieurs décennies pour la redécouverte des répertoires anciens : William Christie (ici dans une Passacaille de Couperin), Cecilia Bartoli (chez de Bottis) et Véronique Gens (pour un duo tiré des Amazones de Philidor). Des invités de marque pour un passage de flambeau réussi.
L’ensemble Jupiter possède en effet un beau sens du groupe, où chacun prend sa place sans oublier d’écouter ceux qui l’entourent. Placés sous la direction musicale de Thomas Dunford, les musiciens ont moins l’occasion de montrer leur énergie et leur éclat que dans leur précédent album consacré à Vivaldi ; mais ils construisent un bien bel écrin à tous ces airs, servis par des contrastes et de l’expressivité (on pense notamment à « Faible fierté », mais surtout à « Quel coup me réservait la colère céleste » de Destouches, avec ses figuralismes). On retiendra également le très lyrique « Onde chiare che sussurrate » de Vialdi (Ercole su’l Termodonte), où les cordes dialoguent avec le personnage et où le clavecin s’approche par moments au plus près de la voix. Mais l’album laisse aussi à l’orchestre l’occasion de se faire entendre sans Lea Desandre : les quelques incursions hors de l’opéra enrichissent un programme déjà dense, et crée des transitions plus harmonieuses entre les œuvres et les langues.
La mezzo-soprano chante en effet en italien et en français, et dans les deux avec la même clarté de diction. On l’a dit, le programme réserve une grande place à la plainte amoureuse ; mais Lea Desandre brille peut-être davantage dans les airs les plus légers et virtuoses de l’album : pas seulement grâce à la vélocité dont elle fait preuve, mais parce que c’est là que son timbre a le plus d’éclat. « Vieni, corri, volami in braccio » de Pallavicino par exemple a des couleurs qui vont très bien à la chanteuse, laissant entendre une voix lumineuse et agile. Les duos avec Cecilia Bartoli et Véronique Gens constituent également de beaux moments du disque, où la musicalité des chanteuses se mêle ; mais la pièce la plus réussie quant à l’expressivité reste sans doute « Quel coup me réservait la colère céleste », extraite de Marthésie, première reine des amazones de Destouches, où Lea Desandre mène la scène avec un sens aigu du texte, du figuralisme et de l’effet – dans le meilleur sens du terme. On voit là les moyens de la tragédienne, et une voix qui se plie aux exigences du livret.
Pour ce premier album chez Erato, la mezzo-soprano réaffirme donc son attachement au collectif – en laissant une grande place à l’ensemble Jupiter et en conviant des invités prestigieux – et un intérêt précieux pour la redécouverte de répertoires oubliés. Loin de céder à la facilité d’un programme « grand public », cet album n’est pas une simple carte de visite pour une jeune chanteuse mais un vrai jalon intéressant dans la discographie, grâce à la quantité d’inédits qu’il propose : sans aucun doute une raison supplémentaire de l’écouter.