William Shakespeare (1564–1616)
Jules César (1599–1623)

Adaptation, mise en scène et scénographie : Rodolphe Dana
Traduction : François-Victor Hugo
Costumes : Élisabeth Cerqueira
Lumières : Valérie Sigward
Son : Jefferson Lembeye
Collaboration artistique : Marie-Hélène Roig
Assistante à la scénographie : Karine Litchman

Martine Chevallier : Jules César
Françoise Gillard : Metellus, sénateur conspirateur/Calpurnia, femme de César
Clotilde de Bayser : Cassius, sénateur conspirateur
Jérôme Pouly Décius, sénateur conspirateur/le Devin/un citoyen assassin
Christian Gonon : Cinna, sénateur conspirateur/Cinna, poète/un citoyen
Georgia Scalliet : Marc Antoine
Nâzim Boudjenah : Brutus, sénateur conspirateur
Noam Morgensztern : Casca, sénateur conspirateur/Octave
Claire de La Rüe du Can : Trébonius, sénateur conspirateur/Portia, femme de Brutus/un citoyen assassin
Jean Joudé : Ligarius, sénateur conspirateur/Lépide/un serviteur/un messager

Avec la participation artistique du Jeune Théâtre National

Paris, Comédie Française, Théâtre du Vieux-Colombier, 24 septembre 2019 ,

Avec un Jules César de Shakespeare dans une salle du Vieux-Colombier réaménagée pour l'occasion, Rodolphe Dana ouvre la saison de la Comédie Française. Avec un traitement très cinématographique de l'action, le directeur du Théâtre de Lorient et cofondateur du collectif d’acteurs Les Possédés, privilégie une intensité de jeu qu'il confie à une troupe mixte : dix acteurs, cinq femmes et cinq hommes. En confiant astucieusement à trois femmes les rôles les plus forts (César, Cassius et Marc Antoine), il déplace le centre de gravité de la pièce et fait de la joute rhétorique entre Brutus et Marc Antoine, une étonnante démonstration d'humanité et de politique.

Martine Chevallier (Jules César), Françoise Gillard (Metellus), Clotilde de Bayser (Cassius), Nâzim Boudjenah (Brutus)

Jules César est parmi les pièces politiques, celle qui concentre l'essence du message politique dans une définition du pouvoir. Shakespeare s'est appuyé sur la traduction anglaise des Vies parallèles des hommes illustres de Plutarque pour décrire un souverain qui, parvenu au sommet de sa puissance, est victime de cette même puissance et meurt assassiné. La tragédie souligne la symétrie qui fait du Sénat romain, le lieu qui sert à la fois de cadre à l'expression du pouvoir et de scène du crime qui scelle la perte définitive de ce pouvoir. La mise en scène de Rodolphe Dana utilise les ressorts du polar cinématographique pour suivre pas à pas l'enchaînement des péripéties qui mènent de la préparation de l'assassinat, à son déroulement et ses conséquences. L'accent porte explicitement sur la dimension intemporelle (et donc contemporaine) de l'action, afin que le spectateur de 2019 puisse s'identifier à celui de 1599 et voir comme, à travers des personnages de l'Antiquité romaine, l'auteur nous parle de la question du pouvoir politique tout entière.

La première surprise quand on pénètre dans la salle du Vieux-colombier, c'est de découvrir des rangées de fauteuils disposés en bifrontal de part et d'autre d'une scène située au centre, telle un ring de boxe ou une arène de petite dimension. L'exiguïté de cet espace de jeu donne au public la fonction d'un auditoire dont la présence muette et menaçante donne à l'action qui s'y déroule une forme de tension naturelle. À la fois témoins et jurés d'un procès dont Shakespeare nous présenterait les tenants et les aboutissants, nous sommes tour à tour cette foule qui se tient sur le forum romain et ces deux armées qui s'affrontent sur le champ de bataille de Philippes. Cette simplicité apparente exacerbe le jeu des acteurs et la puissance de la langue. Rodolphe Dana réalise la prouesse de montrer une tragédie sans les artefacts traditionnels et grandiloquents, donnant aux répliques un ton résolument moderne qui donne au public une proximité immédiate avec ces personnages.

Il s'agit ici de traduire de manière poétique des enjeux politiques, et se débarrasser au passage de tout identification temporelle. Ainsi, l'aspect minimal du décor tient en quelques blocs de faux marbre qu'on déplace à vue pour pour dessiner des espaces intimes ou des scènes en extérieur. Les lumières (signées Valérie Sigward) alternent du zénithal à l'intimiste, comme pour souligner le fait que dans une tragédie, on agit parmi les hommes mais sous le regard des dieux. Nul besoin d'épées, de toges ou de toiles peintes, l'action est ici réduite à une forme de concentration qui rend le moindre détail immédiatement signifiant, sans que l'on soit gêné d'aucune sorte par le caractère factice des gestes simulés. On aime cette ponctuation des mains tâchées du sang de César dans la nuit, ou bien ce dernier rayon qui vient éclairer le suicide de Brutus.

Signifiants également, ces complets vestons qui distinguent du premier coup d'œil les triumvirs des conjurés, les uns en couleurs unies, les autres en assemblage gris et noir… avec un Brutus en cheveux gominés tel Al Pacino dans le Parrain. César quant à lui, arbore une ample veste dorée, manipulant sans cesse un discret chapelet dont on ignore au juste s'il s'agit d'un antique komboloï pour se distraire ou bien un chapelet de prière destiné à chasser les mauvais esprits – cette dernière explication donnant une épaisseur aux déclarations désinvoltes que César fait à ceux qui veulent le mettre en garde.

Georgia Scalliet (Marc Antoine), Martine Chevallier (Jules César)

Rodolphe Dana place son Shakespeare sur une ligne anti-lyrique, où l'intimité des répliques l'emporte sur les grandes envolées éperdues. Modèle du genre, la mise en scène du meurtre de César offre un beau moment de concentration et de silence ; les coups sont portés poings fermés, lents comme des caresses et laissant sur le corps des traces sanguinolentes qui se mêlent aux paillettes d'or qui jonchent le sol. Cette façon de montrer le temps suspendu fonctionne à la façon d'une grande césure expressive qui prépare la scène des deux monologues. La pièce présente une géométrie en trompe l'œil car le meurtre de César n'est pas le véritable moment où bascule le drame. Il intervient trop tôt, vers le premier tiers de la pièce, comme le meurtre de Duncan dans Macbeth. On aime la manière dont César se tourne vers ses meurtriers, comme surpris par les coups qu'il reçoit et les nommant chacun sur un ton attendri. Brutus le frappe en dernier et reçoit en récompense l'embrassade d'un souverain agonisant, tandis qu'un râle déchirant remplace le fameux "toi aussi, Brutus".

Claire de La Rüe du Can (Trébonius), Noam Morgensztern (Casca), Clotilde de Bayser (Cassius), Nâzim Boudjenah (Brutus)

Autre surprise de taille : la présence d'actrices dans des rôles traditionnellement attribués à des hommes, à commencer par César (Martine Chevalier), Marc Antoine (Georgia Scalliet) et Clotilde de Bayser (Cassius) pour ne parler que des rôles principaux. Cette mixité fait office de clin d'œil à Shakespeare et au théâtre élisabéthain où tous les personnages étaient joués par des hommes, quitte à les travestir pour jouer des rôles féminins. En affirmant ne pas avoir voulu jouer sur une symbolique modeuse autour de la question du genre, Rodolphe Dana revendique en revanche la volonté d'actualiser la tragédie en faisant allusion à l'importance des femmes dans l'espace politique contemporain. On déduit parfois de cette insolite présence féminine, des relations inattendues entre les personnages comme ce sentiment amoureux entre Brutus et Cassius, cette relation mère-fils entre César et Brutus ou mère-fille entre ce même César et Marc Antoine…

En revanche, l'idée de confier les rôles de Brutus et Marc Antoine respectivement à un homme et une femme vient souligner la dissymétrie rhétorique qui sépare les deux discours : l'un, sincère (Brutus aimait sincèrement César mais l'a tué pour une raison d'Etat) mais peu spectaculaire ; et le second, moins sincère car il contient en creux les ambitions de Marc Antoine… mais nettement plus spectaculaire. Placé dans la bouche de l'actrice Georgia Scalliet, il prend une tournure de vengeance avec ce lent ressort rhétorique qui se referme et désigne ses ennemis sans jamais les nommer autrement que par le qualificatif ambigu d'"honorables". Le cadavre de César sert de point d'appui à cette arme oratoire que Marc Antoine retourne contre ses ennemis. On peut regretter que les interventions de la foule sont coupées mais ce faisant, la parole gagne en intensité et c'est la figure (féminine) de Marc Antoine qui se pose déjà en triomphateur de la bataille de Philippes.

Comme l'assassinat de César repose sur une probabilité, la conjuration est ici montrée sous un jour très particulier, accentuant l'idée d'une fébrilité et d'une désorganisation générale due au fait que chacun a ses raisons particulières pour frapper César. Pour un peu, l'attentat pourrait échouer mais Cassius sait motiver ses troupes, à commencer par Brutus. Le discours de Cassius est fanatique est contagieux, il vomit littéralement le nom de César et va jusqu'à répandre de fausses informations (déjà les fake news…) dans Rome faisant croire à un soulèvement massif contre César.

L'incandescente Clotilde de Bayser campe un Cassius furibond dans le récit de César sauvé des flots et dans les injonctions qu'elle adresse à un Brutus hésitant (Nâzim Boudjenah) pour appeler au meurtre de César :

Les hommes à de certains moments, sont maîtres de leurs destinées. Si nous ne sommes que des subalternes, cher Brutus, la faute en est à nous, et non à nos étoiles.

Ou bien fanatisant ce pauvre Casca (Noam Morgensztern) avec un discours insoumis et forcené :

Je sais où je porterai ce poignard
Cassius délivrera Cassius de la servitude

César (Martine Chevallier) exprime à juste titre une intuition toute féminine en désignant Cassius comme le véritable danger :

Des hommes tels que lui n'ont jamais le cœur à l'aise tant qu'ils voient quelqu'un plus grand qu'eux-mêmes : et voilà pourquoi ils sont fort dangereux. Je te dis ce qui est à craindre plutôt que ce que je crains, car je suis toujours César.

Si Brutus s'en tient à une dimension symbolique du meurtre de César en invitant les conjurés à tremper leurs mains dans son sang en signe de purification, Cassius appelle plus pragmatiquement à l'élimination de Marc Antoine…
On peut certes regretter le jeu en demi-teinte de Nâzim Boudjenah, tant on a du mal à d'identifier dans cette façon de truquer l'expression et de serrer les dents quand il exprime la haine qu'il voue à César ou bien dans l'allusion assez plate au couteau qu'il se promet de lever contre lui si le peuple le demande. La dernière scène le trouve plus à son aise dans l'incarnation d'un homme victime de sa sincérité et seul personnage véritablement pur :

Tuer est le mot d'ordre ; c'est chose à la mode aujourd'hui. César, sois tranquille à présent, je ne t'ai pas tué avec autant d'ardeur.

La comédienne Georgia Scalliet bouleverse en Marc Antoine et ce, dès le moment où elle se détache de l'ombre et fait son apparition dans un silence de plomb. Tout à ce moment-là, depuis les discrets atermoiements dans la voix, jusqu'au ton faussement las et désabusé avec lequel elle évoque les sentiments qui la traverse, tout est d'un contrôle et d'un impact absolument remarquable. Avec quelle vigueur elle se bat la poitrine et contient le délire vengeur qui s'empare d'elle à ce moment ! Goguenarde et horrifiée, elle s'adresse au cadavre de César, et parle aux conjurés à travers lui : chasseurs… bête abattue… et ce nom de "boucher" qui sort d'elle comme une convulsion… du grand art.

Face à une telle incarnation, le Jules César de Martine Chevallier pourra paraître bien appliqué et sans éclat particulier. Elle ne surjoue pas le conquérant et le triomphateur, comme pour laisser entendre qu'elle n'aurait pas la fière assurance qu'elle semble afficher. Cette impression vient confirmer la remarque de Nietzsche qui indiquait dans le Gai savoir, à quel point la pièce portait mal son titre. C'est véritablement la mélancolie et la fébrilité de Brutus qui se trouvent au centre des enjeux de la pièce.

Les seconds rôles, en revanche, ne sont pas traités avec le même degré de précision, à commencer par l'anonyme Christian Gonon en Cinna ou les très pâles Françoise Gillard (Metellus, Calpurnia) et Claire de La Rüe du Can (Trébonius, Portia). Jean Joudé (Ligarius, Lépide et messager) est réduit à quelques interventions tandis que la voix de Jérôme Pouly trouve dans le Devin une résonance plus forte que dans le conjuré Décius. Noam Morgensztern fait de Casca un personnage de comédie (sa remarque à l'égard de Cicéron parlant grec ou ce geste d'enlever ses lunettes avant de se suicider…) et son Octave n'a pas le relief d'un personnage sous lequel perce pourtant le future Auguste qu'on retrouvera dans la tragédie Antoine et Cléopâtre.

On fermera les yeux sur l'impossibilité de rendre autrement que par une sonorisation aussi pénible qu'envahissante la dimension fantastique de certaines scènes (les ides de Mars, le météore et le spectre de César, la main qui brûle, la pluie de sang, cercueils qui vomissent les morts etc.). Dans un décor réduit à l'étiage, il aurait été difficile d'y parvenir. Passons également sur cette curieuse adaptation qui coupe des personnages (Cicéron…), reformule et donne une gouaille inattendue à la traduction de François-Victor Hugo.

Si la soirée mérite des éloges, elle le doit tout particulièrement à la présence du Cassius de Clotilde de Bayser et au Marc Antoine de Georgia Scalliet, deux actrices qui réalisent la performance de redessiner les lignes de forces d'une tragédie qui conjugue le drame  politique et le drame  humain.

Françoise Gillard (Metellus), Clotilde de Bayser (Cassius), Jérôme Pouly (Décius), Christian Gonon (Cinna), Nâzim Boudjenah (Brutus), Noam Morgensztern (Casca), Claire de La Rüe du Can (Trébonius)

 

 

 

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David Verdier
David Verdier Diplômé en musicologie et lettres modernes à l'université de Provence, il vit et enseigne à Paris. Collabore à plusieurs revues dont les Cahiers Critiques de Poésie et la revue Europe où il étudie le lien entre littérature et musique contemporaine. Rédacteur auprès de Scènes magazine Genève et Dissonance (Bâle), il fait partie des co-fondateurs du site wanderersite.com, consacré à l'actualité musicale et lyrique, ainsi qu'au théâtre et les arts de la scène.
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