Dmitri Chostakovitch (1906–1975)
Lady Macbeth de Mzensk(Леди Макбет Мценского уезда)
(1934)
Opéra en quatre actes et neuf tableaux
Livret d'Alexander Preis et du compositeur d'après le roman éponyme de Nikolaï Leskov (1934), créé simultanément à Léningrad et à Moscou le 22 janvier 1934

Mise en scène : Krzysztof Warlikowski
Décors et costumes : Małgorzata Szczęśniak
Lumières : Felice Ross
Vidéo : Denis Guéguin
Animation Vidéo : Kamil Polak
Chorégraphie : Claude Bardouil
Dramaturgie : Christian Longchamp

Aušrinė Stundytė : Katerina Ismaïlova
Dmitry Ulyanov : Boris Timofeevich Ismaïlov
John Daszak : Zinovy Borisovitch Ismaïlov
Pavel Černoch : Serguei
Sofija Petrovič : Aksinia
Wolfgang Ablinger-Sperrhacke : Le Balourd miteux
Oksana Volkova : Sonietka
Andrei Popov : Le maître d'école
Krzysztof Baczyk : Le Pope, Un gardien
Marianne Croux : La Bagnarde
Alexander Tsymbalyuk : Le chef de la police, Le vieux bagnard
Sava Vemić : Un officier
Florent Mbia : Le régisseur
Julien Joguet : Le portier, Le policier
Jian-Hong Zhao : Le meunier
John Bernard : Le cocher
Fernando Velasquez : Un invité ivre
Les contremaîtres :
Hyun-Jong Roh
Paolo Bondi
Cyrille Lovighi

Chœur de l'Opéra national de Paris
Chef de chœur : José Luis Basso

Orchestre de l'Opéra national de Paris
Direction musicale : Ingo Metzmacher

6 avril 2019 à l'Opéra de Paris

L'Opéra Bastille aurait dû être inauguré avec la production d'André Engel de Lady Macbeth de Mzensk, finalement montée en 1992. Après celle de Martin Kusej (2009) venue d'Amsterdam, cette nouvelle production signée Krzysztof Warlikowski vient couronner la saison 2018–2019. La soprano lituanienne Aušrinė Stundytė et le chef Ingo Metzmacher sont les deux maîtres d'œuvre autour desquels se construit la réussite de ce spectacle qui maintient le public sous tension et exhausse tous les détails et les arrière-fonds d'une œuvre violente et complexe.

Dmitry Ulyanov, (Boris Timofeevitch Ismaïlov), Aušrinė Stundytè (Katerina Lvovna Ismaïlova) 

Elle s'ennuie, Katerina Ismailova. Elle passe son temps à fumer des clopes dans une chambre située dans un espace stylisé qui jouxte un vaste abattoir où pendent des carcasses de porcs éviscérées et tranchées en deux. Peu importe si le livret de Leskov parlait d'un riche paysan, voici Boris Timoféiévitch en complet cravate et directeur d'une usine agroalimentaire. En arrière-plan, c'est l'époque des plans quinquennaux, des collectivisations… et des famines. La femme n'est pas seulement un objet de désir mais une femme charnelle, littéralement incarnée. Les ouvriers apprécient en le pinçant, le gras des petites jambes de Aksinia, cette "truie qui chante comme un rossignol [avec] des jambes dont on ferait des côtelettes". De la femme objet, on passe ici à la femme marchandise – réduite à la dimension d'un animal dont la valeur se négocie à la capacité de reproduction ou bien une viande dont la tendreté fait ici office de tendresse.
"Tu parles d'une épouse,
Mariée depuis cinq ans
Et pas d'enfants"
lui reproche Boris Timoféiévitch, la comparant au passage à un poisson froid – reproche lourd de sens quand vient aussi le moment d'évoquer l'attraction que Katerina produit sur lui. Pris dans cette contradiction qui rappelle le droit de cuissage en vigueur dans la Russie tsariste, il se proposerait volontiers pour remplacer Zinovy Borisovitch, son benêt de fils.

Aušrinė Stundytè (Katerina Lvovna Ismaïlova), Pavel Černoch (Serguei)

Chostakovitch avait à l'origine, le projet de consacrer une trilogie aux destins tragiques de femmes russes à travers les âges. Lady Macbeth de Mzensk fut l'unique opéra qu'il mena à son terme. Le succès de cette œuvre tient également au livret de Nikolaï Leskov qui offre à la mise en scène contemporaine une large palette de situations et d'univers, permettant à chacun d'y exprimer son langage propre. Quand Calixto Bieito imaginait à Anvers un univers apocalyptique où la pureté immaculée était trainée dans la boue, Dmitri Tcherniakov optait à Lyon pour l'horreur glacée d'un univers administratif et Martin Kusej à Amsterdam (repris à Paris) concentrait sa scénographie autour du corps de Eva-Maria Westbroek. Avec des moyens très différents, mais éminemment rompus à un vocabulaire reconnaissable entre mille, Krzysztof Warlikowski fait le choix d'une héroïne prisonnière d'une province éloignée – victime des hommes et surtout de ses rêves.

Pavel Černoch (Serguei), Sofija Petrovič (Aksinia), Dmitry Ulyanov (Boris Timofeevich Ismaïlov), Aušrinė Stundytė (Katerina Ismaïlova), John Daszak (Zinovy Borisovitch Ismaïlov) 

Le décor imaginé par la fidèle Małgorzata Szczęśniak cerne la scène de hauts pans de murs froids recouverts de carreaux céladon. Jurant avec le rouge écarlate des rideaux, le contraste visuel ajoute au symbole du lieu-abattoir, une notion inconsciente de rapport à l'hygiène glacée et ses inévitables corollaires inversés : souillure, sang, sperme. Katerina n'est pas une manipulatrice, encore moins une serial-killer. Le nom de l'héroïne de la tragédie de Shakespeare semble un peu lourd pour les frêles épaules de cette passionaria du district de Mzensk – une campagne éloignée au sud de Moscou où l'abattage de porcs et de femmes semblent les uniques activités pour tromper l'ennui. Cette porosité naturelle du livret au langage de Warlikowski ne se limite heureusement pas à une vision naturaliste. D'un bout à l'autre de l'ouvrage, l'espace scénique est traversé, amplifié, déformé par les vidéos de Denis Guéguin et surtout les animations de Kamil Polak. Des premières, on garde en mémoire des images qui, superposées au décor, semblent volontairement brouiller et parasiter la perception (ces champs de blés agités par le vent au moment où les amants s'enlacent…). Le second brode une série d'images en écho à la noyade finale de Katerina et Sonietka – les corps des deux femmes coulent, dans un infini aux antipodes de l'horrible meurtre imaginé par Bieito, qui les imaginait étouffées dans la boue. Les images de synthèse montrent dès le lever de rideau, le corps de Katerina flottant dans un espace liquide, avec lavabos et carreaux de céramique (Warlikowski oblige !).

Cet espace du rêve et du voyage intérieur illustre la psychologie d'une jeune femme que la société de son temps a tenu éloignée de toute éducation, sans qu'elle soit dénuée d'intelligence pour autant. Ce n'est pas sa faute à elle s'il n'y a toujours pas d'enfant dans son ventre après cinq ans de mariage. Derrière l'impuissance ou le désintérêt du mari, on devine le désir brutal et frustré du beau-père qui l'oblige à jurer sur la sainte icône qu'elle ne trompera pas Zinovy Borisovitch pendant son absence. C'est cette pression incessante qui fera basculer dans l'adultère et le meurtre. Leskov insiste sur le fait que rien n'est prémédité dans sa démarche ; elle agit par instinct, par impulsion uniquement liée à son désir dévorant : Boris Timoféiévitch se réjouit à l'idée de manger des champignons, il lui demande au détour d'une phrase de préparer la mort-aux-rats, il lui vient sur le champ l'idée de l'empoisonner ; son mari lève la main sur elle en invoquant Dieu, le Tsar, et l'honneur de la famille… elle appelle à l'aide et demande à Serguei de le tuer et se fait la complice de la disparition du corps. Warlikowski met en lumière cette animalité latente, avec des moyens et des intentions qui font du personnage de Katerina une sœur de la Káťa Kabanová telle qu'imaginée par Christoph Marthaler. Les deux productions déploient une ligne psychologique entre ennui et ressassement, mettant à nu les racines d'un désir tellurique qui ne tardera pas à devenir pulsion meurtrière et autodestructrice.

Pavel Černoch (Serguei), Aušrinė Stundytė (Katerina Ismaïlova), John Daszak (Zinovy Borisovitch Ismaïlov) 

Warlikowski joue d'un bout à l'autre sur une multiplication incessante de détails et de gestes qui signent indubitablement la présence d'un travail de haute tenue, qui nous réconcilie après plusieurs déceptions flagrantes. On se plait à admirer la façon dont il dessine le sentiment entre Katerina et Serguei en forme de lutte amoureuse, dont la violence se lit dans la façon dont il lui serre la main en la blessant volontairement avec sa bague de femme mariée. "Je n'ai pas de mari, je n'ai plus que toi" lui lâche-t-elle dans un souffle. Dans la scène suivant l'empoisonnement de Boris Timoféiévitch, le cercueil jouxte le lit où Serguei enlace Katerina ; il se lève et allume une cigarette avec un des cierges funéraires, en guise d'insulte désinvolte et post-mortem.

Pavel Černoch (Serguei), Aušrinė Stundytė (Katerina Ismaïlova), Wolfgang Ablinger-Sperrhacke (Le Balourd miteux) 

La scène du mariage contourne habilement les péripéties vaudevillesques autour de la découverte fortuite du cadavre de Zinovy. Connaissant l'art du trompe l'œil, Warlikowski déplace l'attention sur les trois circassiens qui font éclater la fête dans une pluie de paillettes et de lumières : une jongleuse, un équilibriste et une policière callipyge qui s'improvise meneuse de revue. La scène se fige sur une vaste photo de famille qui rappelle l'acte III du Don Carlos donné l'an dernier. Les rideaux rouge sang dévoilent parmi les carcasses de porcs, le corps de Zinovy suspendu à un crochet. Ainsi démasqué, le couple maudit est aussitôt emprisonné par la police. Le dernier acte se déroule dans une obscurité dont l'abstraction fait émerger la scène mobile (lieu du meurtre et de l'adultère), en une sorte de fourgon pénitentiaire. Les gardiens sont harnachés dans des uniformes qui soulignent leurs hauts profils patibulaires – costumes copies conformes de cette Maison des Morts que Warlikowski vient de monter à l'Opéra de Lyon. L'immensité du plateau de Bastille l'oblige à répartir les prisonniers à jardin et à cour, de part et d'autre de l'ouverture rectangulaire, éclairée brutalement par un unique projecteur. On distingue dans l'obscurité deux gardiens se disputant une interminable partie d'échec, à la fois métaphore et commentaire silencieux du destin de Katerina qui se joue au même moment au centre de la scène. Moins aboutie que la minuscule et oppressante cellule dans laquelle Tcherniakov enfermait les deux personnages féminins pour leur combat à mort, on pourra trouver décevante la solution de les faire disparaître brusquement et leur substituer la vidéo de leurs doubles flottant dans l'eau.

Pavel Černoch (Serguei), Aušrinė Stundytė (Katerina Ismaïlova), John Daszak (Zinovy Borisovitch Ismaïlov) 

Il faut à un spectacle aussi fort et déroutant, des chanteurs qui ne se contentent pas de jouer à la perfection. Qui tolèrerait une Lady Macbeth de Mzensk montée dans les oripeaux d'une production naturaliste, avec un jeu daté et des œillades soulignant l'expressionnisme ? L'opéra de Chostakovich fait écho à notre contemporanéité par le biais des images et du lien charnel que peut susciter par exemple l'extraordinaire puissance du cinéma dans nos sociétés. Krzysztof Warlikowski peut compter sur la présence incandescente de la soprano lituanienne Aušrinė Stundytė – phénomène de précision et de vérité, dont la capacité d'incarnation élève le personnage de Katerina à la hauteur d'un modèle de jeu et de chant. Sa troisième apparition dans ce rôle nous surprend une fois de plus, par la manière inimitable de dévoiler une nouvelle facette de l'héroïne au destin tragique. La ligne de chant se plie aux inflexions du rôle, ne reculant pas à murmurer des mots dont le simple contour suffit à nous faire frissonner, comme dans l'ultime monologue chanté les yeux dans le vague, hallucinée et souveraine à la fois. Autour d'elle, le plateau réserve de bien belles surprises – en témoigne le Serguei de Pavel Černoch, rendant à la perfection le caractère tour à tour pleutre et rogue ; ou bien encore le Boris Timofeevich de Dmitry Ulyanov, à la densité percutante et fielleuse. Warlikowski imagine Aksinya sous les traits de la jeune épouse du riche propriétaire. La voix ample et colorée de Sofija Petrovič imprime pour longtemps dans la mémoire de l'auditeur ce rôle somme toute modeste. La mezzo Oksana Volkova marche sur ses brisées avec une Sonietka narquoise et vicieuse. Le Balourd miteux de Wolfgang Ablinger‑Sperrhacke écrase ses voyelles, tandis que John Daszak peine à trouver dans Zinovy, ce qu'il réussissait dans Serguei à Lyon. Dans les deux cas, les voix semblent extérieures et peu adaptées. On oubliera rapidement ces réserves avec les prestations d'Alexander Tsymbalyuk en Chef de la police et Vieux bagnard et surtout Krzysztof Baczyk, impayable pope imbibé et Gardien redoutable.

Ingo Metzmacher construit cette tragédie sur une carrure rythmique pulsée et vigoureuse qui privilégie l'expression des timbres et des contours harmoniques. Donnant volontiers dans l'épanchement sans une once de vulgarité ou le motorisme abrupt et chatoyant, il tire des pupitres de l'Orchestre de l'Opéra de Paris un discours d'une tension et d'une élégance qu'on lui a rarement entendu tenir. Utilisant fort à propos les balcons latéraux pour y placer des cuivres dans l'interlude de l'acte II et dans le finale, il démultiplie et concentre une acoustique dont on se prend soudain à oublier les défauts.

Sofija Petrovič (Aksinya) 
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David Verdier
David Verdier Diplômé en musicologie et lettres modernes à l'université de Provence, il vit et enseigne à Paris. Collabore à plusieurs revues dont les Cahiers Critiques de Poésie et la revue Europe où il étudie le lien entre littérature et musique contemporaine. Rédacteur auprès de Scènes magazine Genève et Dissonance (Bâle), il fait partie des co-fondateurs du site wanderersite.com, consacré à l'actualité musicale et lyrique, ainsi qu'au théâtre et les arts de la scène.

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