Gérard Pesson (né en 1958)
Trois contes
,
Opéra en trois parties
Livret de David Lescot d’après : La princesse au petit pois de Hans Christian Andersen, Le manteau de Proust de Lorenza Foschini et Le Diable dans le beffroi d’Edgar Allan Poe (Création mondiale)

Mise en scène : David Lescot.
Décors : Alwyne de Dardel
Costumes : Mariane Delayre.
Lumières : Paul Beaureilles
Vidéo : Serge Meyer

Avec :

Camille Merckx : La Reine / Secrétaire de Guérin / Maîtresse de maison
Marc Mauillon : Le Roi / Jacques Guérin / Gardien du beffroi
Enguerrand de Hys : Le Prince / Werner / Garçon
Maïlys de Villoutreys : La Princesse / Visiteuse, Libraire / Garçon
Melody Louledjian : L’autre Princesse, Servante / Guide du musée, Marthe Dubois / Garçon
Jean-Gabriel Saint-Martin : Serviteur / Robert Proust, Conservateur du musée / Maître de maison
Jos Houben : Le Narrateur
Sung Im Her : Le Diable

Ensemble Ictus
Direction : Georges-Elie Octors

Opéra de Lille, vendredi 8 mars 2019

Après Beau soir(1988),Forever Valley(2000), Pastorale (2006) et La Double Coquette (2015), Gérard Pesson ose un nouvel opéra d'après Hans Christian Andersen, Lorenza Foschini et Edgar Allan Poe. L'assemblage de deux contes encadrant une enquête journalistique est sauvé par la mise en scène et le livret de David Lescot, qui viennent compenser une matière musicale à la densité toujours fuyante et disparate.

À la lecture du programme de saison de l'Opéra de Lille, on aurait pu croire que ces Trois Contes Gérard Pesson avaient un rapport avec le chef d'œuvre de Gustave Flaubert – or, il n'en est rien. Le projet est l'aboutissement d'un travail en commun avec le librettiste et metteur en scène David Lescot, qui a su organiser un ensemble composé en réalité de deux contes La princesse au petit pois d’Hans Christian Andersen et Le diable dans le beffroi d’Edgar Allan Poe), qui encadrent un récit faussement romanesque (Le manteau de Proust de Lorenza Foschini). Pas ou peu de cohérence à proprement parler dans cet enchaînement-enchâssement qui met particulièrement bien en valeur les caractéristiques de l'écriture de Gérard Pesson. Du lit de la princesse où s'entassent une montagne de matelas, on passe à celui de Proust – tel qu'exposé au musée Carnavalet – avec l'hypocondrie en discret trait d'union. De même que l'immense et verticale porte d'entrée sert de cadre à l'apparition du jeune prince et de la princesse, le beffroi occupe le centre de la scène. Dans les trois volets se glissent également des références subtiles à l'irruption d'un élément inattendu autant que perturbant. C'est tout d'abord un élément inanimé : le petit pois glissé sous les matelas, le manteau profané de Marcel Proust ou le Beffroi déréglé de Vondervotteimittiss – puis un personnage en particulier qui vient perturber un ordre social établi : la princesse étrangère qui pénètre dans le palais, l'homosexualité de Marcel Proust perçue comme scandale familial ou bien le Diable qui vient dérégler la vie des habitants d'un vieux bourg endormi.

Cet art du fugace et de l'allusion ténue est au cœur de l'esthétique du compositeur français depuis une première tentative scénique, elle-même conçue sous la forme d'un triptyque composé en 1988 (Beau soir, triptyque au couchant), composé de deux pièces d'un théâtre nocturne pour comédiens chantants et petit orchestre — Ciel d'orage et Beau soir — reliées entre elles par un interlude non représenté pour trois voix et cinq instruments : Le Couchant. Combinaison assez improbable juxtaposant l'Astrée d'Honoré d'Urfé avec les shows télé genre "l'île de la tentation" ou "Loft story", l'opéra Pastorale (2009) peinait grandement à convaincre malgré le pétulant livret écrit avec le concours de Martin Kaltenecker et Philippe Beck. On restait également sur notre faim avec une très mince Double Coquette (2015), sur un livret de Pierre Alferi d'après les Troqueurs de Dauvergne.

Marc Mauillon (Le Roi), Enguerrand de Hys (Le Prince) et Camille Merckx (La Reine)

Pour ces Trois Contes, David Lescot a imaginé trois univers très différents dans lesquels se déplacent des éléments mobiles qui viennent ajouter une touche d'humour et de fantaisie à des références bien identifiées. La Princesse au petit pois se déroule dans un palais conçu comme un vaste espace sombre avec tout au fond, une immense porte à battants fermée par une poutre de bois. Le Roi et la Reine exhibent tous les oripeaux traditionnels qui signalent un couple royal à la mode décadente et Fin de Siècle. Cette histoire de petit pois glissé sous vingt matelas afin de déterminer le degré de noblesse de la Princesse inconnue se déroule en 6 variations qui plient et déplient le conte d'Andersen selon des styles alternativement serioso et comiques. Le comique de répétition emprunte à Woody Allen des ficelles qui jouent sur la rapidité d'exécution, l'ellipse narrative ou les références à la culture populaire.

Camille Merckx (La Reine)

Usant et abusant tout à trac de l'hétérogène et de l'hétéroclite, le langage musical de Gérard Pesson convoque tout un kaléidoscope citationnel, depuis la marche funèbre de Chopin, Debussy-Maeterlinck avec une parodie de Pelléas et Mélisande dont le thème initial signale l'entrée de la princesse sur fond de ciel d'orage, Toi mon toi d'Elli Medeiros, l'introduction de Also sprach Zarathustra de Richard Strauss ou encore le Chabadabada de Francis Lai et bien d'autres encore. Cette inspiration se combine à une technique qui tient de l'objet trouvé et du collage façon Jacques Villeglé ou Max Ernst. Il y a chez Pesson un peu du Bartleby d'Herman Melville et ce "I would prefer not to" qui signe une forme de stratégie de l'évitement qui préfère à la structure et à la densité de la couleur, un coruscant discours musical qui se déploie, éparpillé et à flux tendu, à la fois irritant et caustique. Il faut à cette esthétique des interprètes de haut vol, capables de saisir le sens (et le non-sens) de situations éminemment théâtrales de ces Trois Contes. Marc Mauillon offre au rôle du Roi une palette sonore et une extraordinaire décontraction. Camille Merckx (la Reine) lui offre une belle répartie et, seul le prince d'Enguerrand de Hys demeure un peu en retrait, la voix bien timbrée mais insuffisamment projetée pour rivaliser avec la Princesse énergique et plantureuse de Maïlys de Villoutreys.

Jean-Gabriel Saint Martin (Robert Proust), Camille Merckx (Secrétaire de Guérin) Sung Im Her (le Diable) Jos Houben (Narrateur) Melody Louledjian (Marthe Dubois-Amiot) Marc Mauillon (Jacques Guérin)

La partie centrale fait référence à l'ouvrage de Lorenza Foschini qui relate les péripéties  du parfumeur Jacques Guérin, grand collectionneur et amoureux de la Recherche, qui partit un jour sur la trace des objets et des meubles qui peuplaient l'univers de Marcel Proust dans les dernières années de sa vie. C’est en interviewant le costumier de Luchino Visconti que Lorenza Foschini apprend par hasard l’existence, dans les réserves du musée Carnavalet, du fameux manteau de Marcel Proust, cette pelisse noire décrite aussi bien par Jean Cocteau que par Paul Morand, dans laquelle l’écrivain s'est emmitouflé à la fin de sa vie et qui repose désormais dans les réserve du musée Carnavalet. Le récit et la musique se font ici explicitement nostalgiques, soutenus visuellement par un décor qui défile latéralement avec de beaux effets de surimpressions de manuscrits de Proust projetés sur un rideau de tulle. La redoutable Marthe Dubois-Amiot, belle-sœur de Marcel, est remarquablement servie par la voix de Melody Louledjian, à la fois dense et contrastée, tandis que Marc Mauillon démontre une fois de plus l'étendue de ses talents dans le rôle central de Jacques Guérin. L'ambigu Brocanteur Weber est confié à la gouaille d'Enguerrand de Hys et Jean-Gabriel Saint-Martin donne à Robert Proust un caractère attachant qui résiste à la minceur du rôle.

Sung Im Her (le Diable), Jos Houben (Narrateur)

Le décor du Diable dans le Beffroi (signé Alwyne de Dardel), surgit d'un immense livre posé à même le sol. Le fantôme de l'opéra inachevé de Debussy refait surface alors même qu'un univers blanc et propret se déplie sous nos yeux, avec des personnages animés de déplacements saccadés à la manière de grosses marionnettes. Le recours à un narrateur (Jos Houben) plombe le récit de Poe et fait de la bonne ville de Vondervotteimittis (jeu de mot avec I Wonder What time it is), le décor d'un conte pour enfants. La musique ne recule devant aucun effet, parmi les plus anecdotiques comme le recours à des appeaux pour évoquer la nature qui s'éveille et les habitants du bourg, occupés à cultiver leurs choux, tirer sur leur pipe et vérifier que leur montre est bien réglée sur le beffroi. Le tic-tac rappelle les métronomes de Ligeti, tandis que défilent les allusions au Sacre du printemps ou le scherzo de la Neuvième de Bruckner quand survient de Diable (magistrale présence de la chorégraphe Sung Im Her) qui danse à contretemps, ce qui sidère les habitants. On goûte ici l'allusion subtile au souvenir du projet fou (et avorté) de Debussy qui voulait faire chanter le chœur et faire siffler le Diable : "On y trouverait aussi un diable ironique et cruel, beaucoup plus diable que cette espèce de clown rouge, soufré, dont on nous garde illogiquement la tradition. Je voudrais aussi détruire cette idée que le diable est l'esprit du mal. II est plus simplement l'esprit de contradiction, et peut-être est-ce lui qui souffle ceux qui ne pensent pas comme tout le monde". Un chœur de six voix commente donc en parlé-chanté les tirades du Gardien du beffroi (inénarrable Marc Mauillon), tandis que grésillent et pétillent des motifs rythmiques que Georges-Elie Octors fait surgir de la fosse, à la tête de l'excellent Ensemble Ictus.

Camille Merckx (la Reine) Maïlys de Villoutreys (la Princesse)

 

L'opéra est à retrouver sur la plateforme de diffusion http://operavision.eu –  disponible jusqu’au 13 septembre 2019.
Production en partenariat avec France Musique qui assurera la diffusion le 24 avril à 20h dans l’émission Le Concert du soir présentée par Arnaud Merlin : https://www.francemusique.fr/emissions/le-concert-du-soir

 

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David Verdier
David Verdier Diplômé en musicologie et lettres modernes à l'université de Provence, il vit et enseigne à Paris. Collabore à plusieurs revues dont les Cahiers Critiques de Poésie et la revue Europe où il étudie le lien entre littérature et musique contemporaine. Rédacteur auprès de Scènes magazine Genève et Dissonance (Bâle), il fait partie des co-fondateurs du site wanderersite.com, consacré à l'actualité musicale et lyrique, ainsi qu'au théâtre et les arts de la scène.
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