Le Cercle de craie (Der Kreidekreis)
Opéra en trois actes et sept tableaux d'Alexander von Zemlinsky (1871–1942)
Livret du compositeur d’après la pièce d'Alfred Henschke (dit Klabund) (1925)
Créé le 14 octobre 1933 à l’Opéra de Zurich

Mise en scène : Richard Brunel
Décors : Anouk Dell’Aiera
Costumes : Benjamin Moreau
Lumières : Christian Pinaud
Dramaturgie : Catherine Ailloud-Nicolas
Vidéo : Fabienne Gras

Avec :

Ilse Eerens (Haitang)
Doris Lamprecht (Madame Tschang)
Martin Winkler (Ma)
Nicola Beller Carbone (Yü-Pei)
Stephan Rügamer (Prince Pao)
Julian Orlishausen/Lauri Vasar (Tschang-Ling)
Zachary Altmann (Tschao)
Paul Kaufmann (Tong)
Hedwig Fassbender (La Sage-Femme)
Josefine Göhmann (Une Fille-fleur)
Luke Sinclair, Alexandre Pradier (Deux coolies)
Matthew Buswell (Un Soldat)
Stefan Kurt (Tchou Tchou)

Orchestre, Maîtrise et Studio de l’Opéra national de Lyon
Direction musicale : Lothar Koenigs

 

Le 20 janvier 2018 à l'Opéra national de Lyon

L'opéra aime les fables, cet art des péripéties plus ou moins improbables à l'issue desquelles émerge une morale consolatrice, sorte de happy end qui réconcilie généralement tout le monde. Quelques semaines après le succès de l'étourdissante Cenerentola signée Stefan Herheim, l'Opéra de Lyon ose une œuvre absolument inconnue en France : Le Cercle de craie (der Kreidekreis) d'Alexander Zemlinsky. Ce petit bijou musical bénéficie d'une qualité d'interprétation remarquable qui fait oublier une mise en scène hélas sans grand relief.

Le livret de cet opéra s'inspire d'une pièce d'Alfred Henschke (1890–1928), plus connu sous le pseudonyme de Klabund, écrivain, dramaturge et poète allemand. Créée en 1925, cette "pièce de théâtre à la chinoise" s'inspire d'un texte de Li Qiangfu (ou Li Hsing-Tao), poète de l'époque Yuan (1278–1368). L'histoire se déroule dans une Asie fantasmée, décrite avec tous les éléments propres à exciter l'imaginaire occidental. C'est à la fois le Lotus Bleu avec l'acuité désenchantée des maisons closes et de la domination sociale. Cette Chine de papier carton sert de décor à une intrigue qui dépasse le simple cadre de l'exotisme à bon compte. Derrière un attirail de détails aussi précis qu'encombrants, se révèle une morale universelle, une sorte de Cendrillon moderne, davantage Brecht que Perrault. Le destin de la jeune Haïtang victime sexuelle d'un potentat local fera les frais de la censure politique nazie conduisant à l'interdiction de l'œuvre qui ne reverra le jour qu'en 1955 à Dortmund.

Un monde dur aux petits, Haitang (Ilse Eerens) et son frère Tschang Ling (Lauri Vasar)

Le schéma narratif est construit sur le principe d'un enchaînement de péripéties exagérément misérables, avec un happy end dans l'ultime scène. Tout commence avec la ruine d'une famille, pillée par Monsieur Ma, mandarin et collecteur d'impôts. Le suicide du père accentue la situation dramatique et conduit la mère à vendre sa fille (Haïtang) comme danseuse et prostituée au directeur d'une maison de thé. Malgré l'intervention de son frère Tshang-Ling, Haïtang doit rejoindre cette prison dorée. Elle subit l'humiliation suprême d'être rachetée à prix d'or par Monsieur Ma, client principal de la maison de thé, qui en fait sa seconde épouse… au grand dépit du Prince Pao qui était lui aussi tombé sous le charme de la jeune fille. Un an plus tard, Haïtang a donné un héritier à Ma et s'est attirée la jalousie de Yü-Pei, la première épouse. Celle-ci organise avec son amant Tschao, le meurtre par empoisonnement de Ma. Elle fait ensuite porter sur Haïtang l'accusation de meurtre, ajoutant qu'elle est la vraie mère de l'enfant. Haïtang est incarcérée et condamnée à mort par le procureur véreux Tchou-Tchou. Un coup de théâtre suspend l'exécution : L'empereur vient de mourir et le prince Pao lui succède. Au cours d'une scène où se rejoue une variante du jugement de Salomon, le nouvel empereur réussit à démasquer la coupable et sa clique de complices. On rend l'enfant à Haïtang, tandis que Pao lui révèle sa véritable identité. L'amour renaît entre eux, augmenté du récit de la vraie paternité de l'enfant de Haïtang. Profitant de la nuit, le jeune prince s'était introduit sous les draps de la jeune fille, avant même que Ma puisse consommer son odieux mariage. Double happy-end, réjouissances etc.

Haitang (Ilese Eerens) Ma (Martin Winkler) derrière la vitre et Yü Pei (Nicola Beller Carbone) et Tschao (Zachary Altmann )

La mise en scène de Richard Brunel met en valeur des éléments d'une simplicité très symbolique, autour desquels il brode une scénographie qui a le mérite de rendre lisible une intrigue parfois complexe. C'est par exemple, cette baie vitrée qui joue le rôle d'une séparation sexuelle, sociale et règlementaire. La transparence permet à la fois de voir et d'éloigner les protagonistes de chaque côté de la paroi. La cage dorée de la maison de thé mélange voyeurisme et frustration quand, le prince Pao découvre Haïtang et les scènes de débauche qui s'y déroulent en compagnie de ces filles-fleurs (ah, ces vidéos de pistils en gros plans…).

Tong (Paul Kaufmann)

Les maquillages du souteneur (Tong) et de ces donzelles sont copiés sur les visages fardés à la manière des masques du théâtre chinois. Aussi rares que surlignées, ces concessions à la référence asiatique tranchent sur les costumes sportwear occidental indifférencié des autres personnages. Il faut aller chercher éventuellement dans la combinaison entre murs céladon et la touche écarlate de la tenue de la prisonnière pour se rappeler que l'intrigue se déroule dans un cadre asiatique. On n'aura pas à fournir un grand effort intellectuel pour saisir la volonté de donner à cette fable épique la dimension d'une dénonciation universelle contre les injustices et la première d'entre elle : la peine de mort. Une baie vitrée sépare le confort feutré de la maison du mandarin d'un monde extérieur qu'on imagine hostile et austère (Ah, ces nounours autour du berceau tandis que le frère en guenilles grelotte de froid…). C'est derrière cette même vitre de séparation que se déroulent les exécutions par injection létale des condamnés à mort.

Décor de la deuxième partie (au second plan la chambre d'éxécution)

Il est paradoxal de constater que la mise en scène ne donne pas au principal élément qui sert de titre à l'opéra la lisibilité dont elle surcharge d'autres éléments pourtant moins importants. On demeure un peu comme ce couteau qui, dans la scène de l'oracle, doit décider de la mort ou de la vie de Ma, et qui finit sa course sur le trait, ni dedans ni dehors. Impossible de discerner si la démarche d'illustration vaguement morale et moderne permet à ce Cercle de Craie de décoller au-delà de l'enchaînement des scènes qui sont traitées en définitive comme un feuilleton ou une série télé. Le cercle est à la fois le lieu de l'internement forcé (la piste de danse de la maison de thé), le symbole de la fatalité (cercle de peinture tracé par le frère de Haïtang sur la vitre) et symbole de la justice rendue (scène du jugement de Salomon avec les deux mères censées tirer chacun sur un bras de l'enfant pour déterminer à qui il appartient vraiment). Ce cercle multifonction finit par perdre ici l'importance cruciale qu'il revêtait dans le conte initial de Li Qiangfu mais également dans le Cercle de craie caucasien – pièce de Bertold Brecht, créée vingt ans après l'adaptation de Klabund qui servit de livret à Zemlinsky.

Au despotisme politique de Ma, s'ajoute un redoutable pouvoir prédateur qui fait de lui le parfait méchant de la fable. Moins fortuné et moins puissant au moment où se décide le rachat de Haïtang, le prince Pao doit renoncer à elle. Après la naissance de l'enfant, on assiste à un revirement chez le mandarin qui reconnaît que sa vie a été transformée par l'amour véritable qu'il porte à la jeune fille. Si la répudiation de la première épouse et la promotion de Haïtang avait pu se concrétiser, c'est le mandarin qui aurait assuré le happy-end de cette histoire. Mais une histoire de sucre empoisonné mettra fin à cette perspective (détail maladroit car les chinois ne prennent pas de sucre dans leur thé…). À cette ambiguïté de caractère s'ajoute celle du second protagoniste, le prince Pao. Ce vrai-faux gentil n'en est pas moins client de bordel et potentiellement propriétaire de la jeune épouse. L'ordre social prime sur une moralité en berne, ce que la mise en scène gomme prudemment en ne retenant que l'improbable enchaînement des péripéties.

À la dénonciation (peu surprenante au demeurant) de la confusion sexe et politique, s'ajoute celle de la peine de mort. La scène de la corruption du procureur est précédée par l'exécution publique d'une autre jeune femme, blonde celle-ci, qui se débat avant d'être maîtrisée par les vigiles et attachée sur un lit où elle reçoit une injection mortelle. On devine facilement qu'elle a subi un procès sommaire et injuste ; on lit dans la réaction des témoins rassemblés derrière la paroi vitrée, le dépit et la colère du peuple contre l'ordre dirigeant. L'annonce de la mort de l'empereur est faite par un présentateur sur un grand écran de télévision, dans le style caricatural des chaînes d'information en continu avec une allusion au régime nord-coréen. Ce décès est l'occasion de suspendre momentanément les condamnations à mort, le jeune prince déclarant vouloir rendre la justice lui-même. Le retournement de situation est total : Haïtang est rétablie dans ses droits, retrouve son enfant et se prépare au mariage avec l'empereur. La mise en scène alourdit cette fin heureuse par l'image fugace de Haïtang expirant, sanglée sur son lit, comme s'il fallait détourner la fable et préférer la réalité au rêve. "Tout ceci n'était qu'un rêve", le monde est donc bien cruel… divine surprise.

Zemlinsky surprend par sa capacité à créer un style musical très différent des cataractes et du brio qui ébranlent le Roi Candaule, le Nain ou de la Tragédie florentine. La forme est ici morcelée en une série d'épisodes qu'on imagine titrés à la manière des cartons dans un film muet. Cette caractéristique appelle une construction de l'action en saynètes, ce que refuse en grande partie la mise en scène de Richard Brunel en préférant relier entre eux de grands segments de la narration. L'utilisation d'éléments jazz fusionne avec l'art du mélodrame et des dialogues parlés. C'est un théâtre d'actualité, forme populaire et volontiers didactique qui prend le personnage de Haïtang comme pivot central d'une démonstration littéralement fabuleuse et moralement édifiante. Lothar Koenigs proportionne avec grand talent la subtilité des timbres et la véhémence expressive des passages peu avares en fracas de cuivres et de cordes.

Au sein du plateau vocal brille de mille feux la Haïtang de Ilse Eerens, à la fois vibrante et sensible dans la composition d'un personnage tour à tour victime et héroïque. Le contraste avec la veulerie du mandarin Ma de Martin Winkler est remarquable. Premier Alberich du Ring de Frank Castorf à Bayreuth, sa voix de baryton-basse campe avec brio l'émergence du sentiment qui fait céder la perfidie du caractère. Nicola Beller Carbone campe une première épouse (Yü-Pei) vitupérante, avec des aigus pas toujours assurés ; alternative au timbre mat et peu sonore de Zachary Altmann qui chante le rôle de l'amant maléfique Tschao. Contraint par le livret à intervenir aux deux extrémités de la partition, Stephan Rügamer est un Prince Pao avec beaucoup de relief et de puissance dans la ligne vocale. La scénographie le rapproche de Tschang-Ling, le frère de Haïtang. Annoncé souffrant au début de la soirée, Lauri Vasar  va néanmoins au bout de son rôle ((Il sera remplacé en coulisses par Julian Orlishausen le 22 janvier)), avec toute l'énergie nécessaire quand la musique louche du côté de Richard Strauss dans la seconde partie.

Une pluie de rôles secondaires complète cette distribution, à commencer par le pittoresque souteneur Paul Kaufmann (Tong) ou l'odieux et corrompu procureur Tchou Tchou, admirablement tenu par la voix rauque de Stefan Kurt. Le vibrato envahissant de Doris Lamprecht (Madame Tschang) ou la projection limitée d'Hedwig Fassbender (Sage-Femme) sont compensés par les courtes apparitions de Matthew Buswell (soldat) et le duo Luke Sinclair – Alexandre Pradier qui font belle impression dans leur emploi de coolies prêts à toute les veuleries.

Arrestation de Haitang

 

 

 

 

 

 

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David Verdier
David Verdier Diplômé en musicologie et lettres modernes à l'université de Provence, il vit et enseigne à Paris. Collabore à plusieurs revues dont les Cahiers Critiques de Poésie et la revue Europe où il étudie le lien entre littérature et musique contemporaine. Rédacteur auprès de Scènes magazine Genève et Dissonance (Bâle), il fait partie des co-fondateurs du site wanderersite.com, consacré à l'actualité musicale et lyrique, ainsi qu'au théâtre et les arts de la scène.
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2 Commentaires

  1. Ce n'est pas Lauri Vasar qui remplace Julian Orlihausen, mais l'inverse !
    Vous avez vu une jeune femme blonde subir une injection letale. Moi j'ai cru voir Haitang. Comment interprétez vous la dernière image où l'on revoit la salle d'injection et un médecin recouvrir le lit du même drap mais sans personnage ?
    Personnellement, sans aucune connaissance de l'œuvre que je découvrais, j'ai beaucoup aimé.

    • Oui, vous avez tout à fait raison pour Lauri Vasar, j'ai mal interprété l'annonce au début du spectacle. La première jeune femme blonde qui se débat avant de recevoir l'injection létale ressemble en effet à Haitang (qui elle est brune) mais vu qu'elle succombe à l'injection, il serait improbable de penser que ce soit le cas à cet instant-là. En revanche, Richard Brunel nous impose dans le dernier plan la vision du corps de Haïtang sur son lit d'exécution (oui, il y a bien un corps sous le drap), pour signifier au spectateur que le happy-end n'était qu'une illusion et qu'il vient d'assister à un rêve qui vient de s'évaporer.

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