Wozzeck , Opéra en trois actes (1925) d'Alban Berg (1885–1935). Livret du compositeur d'après la pièce Woyzeck de Georg Büchner (1837)

Mise en scène : Christoph Marthaler
Décors, costumes : Anna Viebrock
Lumières : Olaf Winter

Avec :  Johannes Martin Kränzle (Wozzeck), Gun-Brit Barkmin (Marie), Stefan Margita (Tambour-Major), Nicky Spence (Andrès), Stephan Rügamer (Capitaine), Kurt Rydl (Docteur),
Mikhail Timoshenko et Tomasz Kumięga (ouvriers), Rodolphe Briand (le Fou), Fernando Velasquez (un soldat).

Chœurs de l'Opéra national de Paris
Chef de chœurs : Alessandro Di Stefano

Orchestre national de l'Opéra de Paris
Direction musicale : Michael Schønwandt

Le 26 avril 2017 à l'Opéra Bastille

Quasiment dix ans après la première (2008), le Wozzeck signé Christoph Marthaler refait son apparition pour la troisième fois sur la scène de Bastille. On retrouvera inchangés les gestes et les images qui font de cette production l'un des plus parfaits exemples de l'application au théâtre musical des règles du théâtre parlé. Michael Schønwandt dirige un plateau dominé par la figure impressionnante de Johannes Martin Kränzle et une troupe de chanteurs rompus au travail exigeant du metteur en scène suisse.

Aux antipodes du vérisme bon teint de la mise en scène de David McVicar en mars dernier à Genève, cette troisième reprise parisienne du Wozzeck de Christoph Marthaler vient rappeler les mérites que procure la mise en abîme radicale du drame à l'intérieur d'une vision authentiquement théâtrale. Ce théâtre passe avant toute chose par la frontalité du décor unique signé Anna Viebrock qui agit comme une invitation à scruter dans le moindre détail tous les éléments qu'il contient comme autant d'indices disséminés avec soin. Devant nous, cette vaste tente-buvette est installée dans ce qui semble être une arrière-cour d'immeuble. L'installation est provisoire et ne durera que le temps de la fête, comme en attestent les baudruches, toboggans gonflables etc. sur lesquels s'excitent une tribu d'enfants dont on comprend rapidement qu'ils n'ont pour seul horizon de liberté que ces divertissements.
À l'intérieur de ce locus amoenus du pauvre, d'anciens enfants devenus adultes – c'est-à-dire imbibés d'alcool et d'ennui, avachis sur des tréteaux en train de vider des canettes. Wozzeck s'active d'une table à l'autre, vêtu comme son compère Andrès d'un treillis avec un brassard "sécurité" qui laisse entendre qu'ils sont à la fois militaires et hommes à tout faire. Autour d'eux se répand l'univers d'une ville de garnison, avec son parfum désabusé et sinistre, rehaussé par la présence lunaire de silhouettes agitées par des troubles mentaux qui passent en arrière-fond comme autant de commentaires muets. La manière dont Marthaler règle au millimètre les entrées et les sorties des personnages dans cet espace central, s'accompagne de signatures visuelles comme cet éternel pianiste dos tourné à la salle qui allume et éteint la lampe de son pupitre sans se décider à jouer sauf, évidemment, dans la scène du bal.
La palette d'expressions est relativement réduite et souvent un geste ou une attitude suffit à dessiner la psychologie d'un personnage : La démarche du Tambour-major, l'énurésie maladive du Docteur, les gestes répétitifs de Wozzeck qui porte sa main à son front comme pour le séparer en deux ou bien ramasse et range sans cesse des chaussures d'enfants etc. Sur ce dernier point, on relèvera l'opposition symbolique entre enfant et adulte ainsi que la question de la transmission générationnelle et plus généralement la circulation mimétique au sein d'un groupe social. Marthaler alterne sur ce thème des personnages humoristiques et décalés qui semblent croqués à la mine sur le bord d'une nappe avec d'autres images plus sombres comme l'image glaciale d'une scène muette au cours de laquelle un père faisant boire son fils jusqu'à ce qu'il s'écroule.
Cette mise en scène fuit une forme d'expressionnisme qu'on jugerait traditionnel, à commencer par le meurtre de Marie et la mort de Wozzeck, deux moments extrêmes dont l'intensité semble ici contournée mais en aucun cas affaiblie. Difficile en effet de distinguer entre le coup de couteau et la gifle dans le geste fatal de Wozzeck. Marie s'écroule sans une once d'hémoglobine et son corps est "évacué" comme un pantin désarticulé à travers la bouche rigolarde d'un clown. Wozzeck, lui, se fond dans l'obscurité – une façon pour Marthaler de rappeler indirectement l'élément sombre et liquide. Peu de références également au tragique et au sang : la couleur écarlate n'apparaît que par touches (le capuchon du stylo rouge du Fou, le néon à l'arrière-plan au moment du meurtre etc.). L'important est ailleurs, comme dans cette scène finale où les enfants ont remplacé les adultes sur les bancs (les adultes se tiennent debout à l'extérieur). Les répliques parlées sont prononcées en chœur, et non plus par des rôles séparés, façon de signifier la présence d'un personnage-communauté. Le fils de Wozzeck porte déjà l'uniforme – un déguisement "Polizei" qui laisse facilement imaginer son avenir…
La direction de Michael Schønwandt efface les aspérités et la violence des contrastes qui permettent d'ordinaire de classer cet aérolite tragique dans la droite ligne des chefs d'œuvres postmodernes. On est volontiers ici dans une veine plus attentive aux couleurs qu'aux volumes, préférant à la mise en valeur des ruptures et des rythmes une manière très séduisante de dégager des paysages musicaux fortement expressifs. Tant pis donc si l'hystérie envahissante peine à éclater et reste en retrait comme un feu qui couverait trop longtemps.

Johannes Martin Kränzle

Le plateau est dominé par Johannes Martin Kränzle dans le rôle-titre. L'autorité et l'assise vocale contredisent la fragilité psychologique un brin surjouée mais le baryton allemand rejoint les précieux souvenirs de Simon Keenlyside au panthéon de cette production Marthaler. est quant à elle, une Marie aux aigus volontiers piquants et acidulés, sans la surface vocale qui lui permettrait d'atteindre les confins expressifs d'un parlé-chanté dont Angela Denoke et surtout Waltraud Meier en 2008 avaient su maîtriser à la perfection. On lui préfèrera les apparitions d'Eve-Maud Hubeaux en Margret, présence toxique et délétère dont la projection et les couleurs séduisent durablement. Le Docteur de Kurt Rydl court après ses notes et son souffle, aux antipodes d'autres seconds rôles dont l'excellent Capitaine de Stephan Rügamer avec son phrasé acerbe et obsessionnel ou bien le sonore et cruel Štefan Margita en Tambour Major. Nicky Spence campe un Andrès aux limites du Heldentenor tandis que le Fou de Rodolphe Briand s'en tient à une incarnation brillante et sans effets superflus.

Gun-Brit Barkmin
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David Verdier
David Verdier Diplômé en musicologie et lettres modernes à l'université de Provence, il vit et enseigne à Paris. Collabore à plusieurs revues dont les Cahiers Critiques de Poésie et la revue Europe où il étudie le lien entre littérature et musique contemporaine. Rédacteur auprès de Scènes magazine Genève et Dissonance (Bâle), il fait partie des co-fondateurs du site wanderersite.com, consacré à l'actualité musicale et lyrique, ainsi qu'au théâtre et les arts de la scène.
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