Même si La Fenice n'a plus l'influence qu'elle connut par le passé, contrainte à être rentable et à satisfaire un public largement constitué de touristes, plus intéressés par leurs innombrables selfies que par l’œuvre présentée, cette vénérable maison peut encore surprendre, comme le prouve cette Lucia di Lammermoor.
La lecture sombre et confuse de Francesco Micheli ne cherche pas la facilité : vue par les yeux d'Enrico, en scène dès les premiers accords, elle retrace l'histoire terrible de trois protagonistes (Enrico, sa sœur Lucia et Edgardo amant de cette dernière), sur qui pèsent un lourd héritage à l'origine de la destruction de leurs famille respectives, à l'image de Romeo et Juliette. Au plateau un amoncellement de meubles rappelle les luttes intestines qui opposent les Ashton et les Ravenswood, espace qui sera progressivement « nettoyé » pour permettre le mariage forcé de Lucia à Arturo Bucklaw, dont la table de banquet servira plus tard de catafalque. Au lointain, un ciel d’orage sur un cyclo concave, censé matérialiser un ailleurs possible, ne fait que renforcer la sensation d'enfermement et de claustration qui accompagne Lucia. Si les idées et les propositions scéniques ne manquent pas, on déplore la direction d'acteur un peu molle, voire limitée surtout lorsqu’il s'agit de manier les foules pendant lesquelles les chœurs sont contraints de réaliser quelques pas de danse sommaires, ou à se masser sans conviction face au public. Figure centrale, omniprésente, Enrico ne trouve malheureusement pas en la personne de Giuseppe Altomare un interprète à la hauteur des ambitions du metteur en scène. Baryton au timbre guttural, aux aigus poussifs et au jeu appuyé, il ne possède ni le charisme, ni la stature attendus pour ce personnage. Ténor à la voix commune, Shalva Mukeria semble d'abord mal à l'aise dans les costumes d'Edgardo, avant de s'affirmer, de gagner en assurance et de terminer la représentation de manière convaincante, modulant à bon escient son instrument au point de trouver de belles nuances dans les ultimes adieux à celle qu'il aimait « Bell'alma innamorata », chantés avec fougue. Francesco Marsiglia est un Lord Arturo convenable tout comme Alessio Cacciamani en Raimondo, seuls Marcello Nardis fait vriller les tympans en Normanno, tandis qu'Angela Nicoli donne le mal de mer en Alisa.
En alternance avec Nadine Sierra (qui sera Gilda dans Rigoletto à Bastille en mai et juin), Zuzana Markova est en revanche une belle surprise. La jeune soprano tchèque n'en est pas à sa première Lucia et cela se sent dès l’air d'entrée abordé avec une secrète sérénité, quand d'autres cherchent en vain leur stabilité. Entendue dans ce rôle à Marseille en 2014 puis à Avignon l'an passé, elle incarnait Anna Bolena dans la cité phocéenne en octobre dernier. Longue silhouette aux cheveux bruns, la cantatrice rappelle par son allure et son tempérament Ermonela Jaho, dont elle semble cultiver certains détails. Juvénile et d'une aisance vocale qui ne cessera de se confirmer, on distingue dès « Regnava nel silenzio », une musicalité, un style, une préparation, une pénétration éclatantes des règles belcantistes. Jamais oiseau mécanique, ou poupée désincarnée, elle trouve ici un emploi qui correspond à l'évidence à ses moyens, capable de colorer, de nuancer et de vocaliser tout en usant d'aigus lancés à pleine voix. Morceau de bravoure attendu, la scène de la folie vient confirmer nos premières impressions. Associer à cet exercice de haute voltige vocale, accompagné ici par les sonorités magiques de l'harmonica de verre, un périlleux parcours réalisé par l’héroïne évoluant sur une table couverte de coupes de cristal, est une belle idée de théâtre. Littéralement habitée, Zuzana Markova confère au texte et aux vocalises qui l'accompagnent toute leur démesure, caracolant sur cet improbable espace avec grâce, tout en triomphant sans la moindre difficulté des notes les plus élevées qu'elle semble ne jamais faire retomber.
Dans la fosse Riccardo Frizza signe une honnête direction à laquelle il manque une unité, un ton, un point de vue qui auraient sans doute évité ces ruptures intempestives qui viennent casser le rythme, au lieu de garantir au discours sa linéarité et son ossature. Malgré ces quelques réserves, une soirée de qualité.