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Ce qui apparaît évident à l’issue de ce concert triomphal de Kirill Petrenko à Berlin. C'est la relation à l'orchestre. Avec un orchestre comme Berlin, formé de fortes individualités, avec conscience de soi et conscience marquée de leur appartenance à l'une des meilleures phalanges du monde, avec quelques solistes internationaux, il faut convaincre. Habitués à travailler en musique de chambre ou en solistes, leur manière de jouer ne procède pas d’habitude ou de routine de jeu comme ce pourrait être le cas pour un autre orchestre mais plutôt de jugements ou d’opinions arrêtées. Pour ces musiciens à l’individualité marquée et construite, l'arrivée d'un chef n'est pas forcément l'occasion d’accéder à ses demandes sans autre forme de procès. Il est plus difficile pour un chef de « dompter » un orchestre comme Berlin, et surtout sans doute un chef aussi sourcilleux que Kirill Petrenko. Ainsi donc il apparaît clairement que Petrenko devra comme tout chef même élu, arrivant à Berlin, façonner son orchestre, l'adapter au son qu'il désire, à sa manière de diriger et ce travail est plus long qu'avec n'importe quel autre orchestre : on se souvient des doutes qu’une partie des berlinois nourrissait sur la méthode d’un Abbado, à l’opposé d’un Karajan par exemple. La tâche de Kirill Petrenko ne sera sans doute pas évidente à l'arrivée à Berlin. Et on ne pourra juger qu’après un temps raisonnable si la greffe a pris ou non.
Tout de même, ce qui caractérise le concert que nous avons entendu c'est d'abord la confirmation évidente que Kirill Petrenko est un immense chef – certains ont même parlé de génie. L’abus des superlatifs dans le monde d'aujourd'hui nous freine dans ces qualificatifs. Néanmoins force est de constater la prise exceptionnelle que Kirill Petrenko peut avoir sur le public et aussi sur l'orchestre, vu la manière dont ce dernier a répondu à ses sollicitations. Et cela s'est vérifié aussi bien pour Mozart, pour John Adams que pour Tchaïkovski.

Ainsi, le concert du 23 mars est de ceux que l'on avait pas entendus depuis très longtemps et l'accueil délirant du public en est un signe, même dans une salle au public très averti, l’un des plus avertis du monde, qui ne ménage pas l'énergie de ses triomphes.

Le programme été similaire à celui donné à Turin en décembre, à la différence près de la pièce de John Adams nécessitée par la résidence du compositeur américain à Berlin cette saison. La première partie comportait donc la Symphonie n°35 de Mozart (Haffner) et la pièce de John Adams, The Wound-Dresser, avec en deuxième partie la Symphonie n°6 « pathétique » de Tchaïkovski, concert qui vient d’être reproposé avec un succès énorme à Baden-Baden dans le cadre du Festival de Pâques.

Petrenko travaille une partition très longuement et avec opiniâtreté : ce n'est pas un chef aux programmes surchargés, enchaînés comme les perles d’un collier. C'est le chef de quelques rares apparitions particulièrement préparées. Sa méthode consiste à rôder un programme avant de le présenter au concert considéré comme le plus significatif. Ici, le programme avait donc été rôdé en décembre dernier à Turin avec le succès que l’on sait. Son prochain programme important, c’est la symphonie n°5 de Mahler en juin prochain à Munich, et il sera rôdé d'abord avec l’orchestre qui vit ses débuts de Chefdirigent, le Symphonieorchester Vorarlberg, les 16 et 17 avril prochains. Ainsi donc on voit que Petrenko travaille au maximum deux programmes par an et qu’il prend le temps : il ne peut donner pour l’instant beaucoup de concerts à Berlin compte-tenu de ses exigences par rapport à lui-même et par rapport à sa charge munichoise. Mais à mesure que la date de sa prise de fonction à Berlin approche, il va probablement diminuer son activité munichoise pour se consacrer à la préparation de ses saisons berlinoises.

Petrenko n’est pas particulièrement connu pour ses interprétations mozartiennes, on l’attend plutôt sur le répertoire romantique et postromantique. Or on se souvient qu'il avait proposé pendant sa première saison à Munich La Clemenza di Tito, production discutable dont l'approche musicale avait surpris par sa rigueur et sa sécheresse. Ce qui caractérise le Mozart de Kirill Petrenko c'est d'abord une incroyable énergie.
Dans cette Haffner, il y a bien sûr l’énergie, mais en même temps quelque chose qui rend ce Mozart plus tragique qui n'y paraît à première vue. Dès le premier mouvement ce qui frappe c'est la scansion, ce sont les silences, c'est l’expression de l'excitation d'une âme tourmentée. Ce qui frappe aussi c'est l'extraordinaire clarté, la précision des attaques une volonté de ne rien cacher des arcanes de la partition. Cette volonté là, c'est un des axes de la manière de diriger de Kirill Petrenko, d'une part des contrastes marqués entre les forte et les moments où la musique devient légère, voire évanescente, avec un raffinement des cordes incroyablement travaillé et d’autre part un refus de tout sentimentalisme.

À ce titre le premier accord fait irrésistiblement penser à Don Giovanni : il crée une tension forte, avec une certaine tendresse et dans le même temps une angoisse. Il y a quelque chose dans ce Mozart qui n'est pas reposant, qui n'est pas apaisant et qui crée de l’inquiétude. On est loin d’un Mozart guilleret. Ainsi présentée, une symphonie a priori considérée comme légère finit par indiquer un tout autre enjeu.

Le deuxième mouvement et normalement beaucoup plus apaisé. Ce qui frappe d'abord c'est la fluidité du son : il y a des contrastes comme au premier mouvement mais ces contrastes sont bien plus atténués par l'impression de continuité. Les différences de volume sont contenues et tout cela sonne avec un raffinement notable. Mais malgré l’apaisement qui domine ce mouvement, il reste une inquiétude qu’on entend dans des phrases plus tendues, des notes plus appuyées, quelque chose de mélancolique qui reste en embuscade. Comme si on restait sur ses gardes, dans une sorte de cohérence programmatique avec les deux autres pièces du programme.

Si le troisième mouvement, au rythme de menuet, reste dans la tradition, faite d’équilibre et d’élégance, on y note cependant un refus de tout ce qui pourrait apparaître décoratif et « rokoko » dans l’interprétation :  Kirill Petrenko marque par la longueur de certains silences l’inquiétude qu’on pouvait percevoir auparavant. Mais c’est le dernier mouvement totalement étourdissant qui indique combien le chef profite de la ductilité et de l’extraordinaire virtuosité de l’orchestre pour le mener au bout de toute possibilité, avec la sanction forte, imposante même de la timbale, qui donne en même temps le rythme et comme un coup d’arrêt à ce manège étourdissant, aux limites de l’humain.
Un Mozart déjà autre, et déjà neuf.

La pièce suivante de John Adams, avec le baryton Georg Nigl, souvent sollicité dans les pièces contemporaines, The Wound Dresser, est une pièce créée en 1988 adossée au poème The Wound Dresser de Walt Whitman, écrit en 1865 suite à une expérience de volontaire dans un hôpital durant la guerre de sécession. La couleur sombre, qui rappelle quelquefois des phrases du Wozzeck de Berg, au son lointain et répétitif, permet aux musiciens de l’orchestre (les cuivres ! le violon solo !) de s’illustrer dans des moments solistes  exceptionnels. La voix de Georg Nigl , au timbre séduisant, n’a peut-être pas le volume idéal pour remplir la vaste nef de la Philharmonie, mais le ton assez neutre, volontairement inexpressif, donne une nuance de gris qui convient parfaitement à l’évocation. Et du même coup, cette apparente pâleur de l’interprétation colle avec une très grande justesse de contexte. Il s’agit d’une pièce sombre qui répond à l’inquiétude vague qu’on évoquait du Mozart précédent : ainsi n’y a‑t‑t-il pas de contraste fondamental entre un Mozart joyeux et un Adams sinistre. Le Mozart voulu par Petrenko finit en étourdissement, mais de ces étourdissements qui masquent une désespérance. Et la désespérance est peut-être ce que traduit le message de ce concert dans son ensemble.
Kirill Petrenko conduit avec à la fois la subtilité et la rigueur voulue par une pièce qui semble monotone, mais qui ne l’est jamais, tant les interventions solistes des musiciens sont virtuoses, et en même temps portent elles-mêmes un sens, parce qu’elles sont discours avant d’être « interventions instrumentales ». C’est ainsi que ce minimalisme-là est un univers qui permet à la foi le retour en soi et la méditation.

La symphonie n°6 de Tchaïkovski avait interrogé, stupéfié, tourneboulé lors du concert de Turin, tant il s’y dégageait une énergie sourde et désespérée, tant les sentiments qu’elle traduisait étaient contrastés, contradictoires, allant d’une légèreté forcée, la fameuse valse à six temps du deuxième mouvement, à une désespérance totale dans le dernier. C’est un apparent paradoxe, mais ce qui frappe d’abord, ce sont les longues plages de silence, y compris pendant la musique, pour passer d’un thème à l’autre, un silence qui pèse et qui alourdit, qui alourdit l’ambiance générale. Ces silences scandent toute l’exécution, comme des moments de suspension et d’attente, qui accentuent les tensions.
La tension, elle est aussi soutenue par les contrastes : dans le premier mouvement, après un début sombre et retenu, l’explosion initiale incroyable de l’ensemble de l’orchestre ouvre sur une dynamique inouïe et un tourbillon, voire un ouragan.
Car les incroyables capacités de l’orchestre donnent à cette interprétation qu’on savait toute énergie (Turin nous l’avait enseigné, mais aussi la 5ème symphonie  du même Tchaïkovski pendant la tournée de septembre du Bayerisches Staatsorchester) une couleur presque nouvelle.
Ce travail étourdissant par la dynamique, la vélocité, la souplesse, l’énergie, l’est aussi par la clarté du rendu, la limpidité du son, la précision maniaque qui fait de chaque phrase, voire de chaque note un moment, une décision, une trouvaille aussi. Et ce qui caractérise le travail de dentelle sonore produit, c’est en même temps le refus de tout compromis sentimentaliste que cette musique peut permettre quelquefois. L’émotion naît de cet en-soi là, pas d’un moment où on se laisse aller au sirupeux, pas d’un rubato intempestif : une interprétation dorique comme peut être émouvant un temple grec qui se dresse solitaire et géométrique, et qui ne laisse rien d’inutile ni de décoratif : rien n’est ajouté, mais tout y est. La force de Petrenko est de proposer aux orchestres qu’il dirige un style, de le poursuivre jusqu’aux moindres détails, avec un travail que tous disent être passionnant. Car Petrenko convainc, il n’impose rien et cette force de conviction produit l’expérience unique qui est ici vécue. Est-il alors besoin de rappeler la souplesse délicate de la valse du deuxième mouvement (on sait quel interprète de Johann Strauss il est), la folle énergie progressive du 3ème mouvement : à Turin il était toute énergie, ici, il commence dans une clarté presque minimaliste, avec une légèreté permise par la virtuosité de l’orchestre, et peu à peu monte en crescendo, sans renoncer en rien à la clarté, ni à l’énergie qu’on connaissait depuis Turin, en un ouragan sonore dont, miraculeusement on distingue tous les détails et conduit à un climax que d’un geste autoritaire, il suspend, empêchant la salle de respirer avant le quatrième mouvement.
Car vient alors le bouleversant mouvement ultime, pathétique sans aucun pathos, par le jeu des silences, des notes plus ou moins appuyées, par une incroyable respiration et des moments de suffocation, qui émeuvent jusqu’aux larmes, par la vertu de la simple musique et les vertiges d’un son unique et singulier,  comme si ces flaques de musique nous perçaient jusques au fond du coeur, comme si, après un troisième mouvement qui semblait sanctionner un parcours terrestre, nous arrivions au quatrième mouvement dans une autre dimension, transfigurée, comme hors du temps, comme hors du monde . Kirill Petrenko déclare avec une simplicité désarmante dans une passionnante conversation avec Olaf Maninger violoncelle solo de l’orchestre (voir ci-dessous) , que cette semaine de mars a été le point focal de sa saison, mais aussi qu’il a appris de l’Ethique à Nicomaque d’Aristote la nécessité d’un milieu, même aux extrêmes :  rechercher l’extrême centre, c’est tout le travail qui attend les Berliner.

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Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.

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3 Commentaires

  1. Nous sommes d'accord.Concert de Baden pour ce qui me concerne.Tout impressionnant que son concert avec le Concertgebouw il y a quelques années.Le Mozart:n'exagérons pas !
    Du Boehm plus.Quel est son répertoire ?Pas de Beethoven,Brahms,Bruckner,Bach,Bartok,Schuman,Schubert.…
    Mais Pfitzner,Suk,Stéphan,Scriabine à côté de Wagner,Strauss,Tchaikosvki,Mahler…
    Bien évidemment je cours à Munich,Bayreuth,Amsterdam…
    Mais le peu de partitions au répertoire m'inquiète.

    • Je n'ai aucun doute sur le répertoire de Petrenko. Il a étudié à Vienne et donc n'a pas vraiment de problème sur le grand répertoire XIXème, il fait une intégrale Mahler avec le Symphonieorchester Vorarlberg, il a dirigé Mendelssohn et fera Brahms l'an prochain. Une chose est de diriger un programme, une autre est d'avoir en tête le répertoire possible.
      Bien à vous
      GC

      • L'imaginez-vous vraiment diriger Don Giovanni,Cosi…
        Croyez bien que je me réjouis de l'entendre dans Tannhäuser et le réentendre dans la Frau.
        Mais lorsque j'allais à Salzbourg pour Boehm et Karajan c'était autant pour les Nozze,Cosi,Don Giovanni que la Frau ,Othello,Wozzeck…
        Belle Haffner certes..Mais après Harnoncourt ?
        Je suis comme vous(maybe).La plupart des œuvres données par lui les font redécouvrir.Ce que pensent aussi les musiciens mêmes du Concertgebouw avec qui j'en ai discuté.
        Mais..Mais l'enjeu est-il aujourd'hui de redéfinir une interprétation de Puccini ?
        Qu'en penserait Aristote ?
        Bien à vous.
        Alain Louy

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