Cycle sur les 7 jours de la création selon le livre de la Genèse – commandes de l’Ensemble intercontemporain – créations mondiales

Chaya Czernowin
Jour 1
Marko Nikodijevic
Jour 2
Franck Bedrossian
Jour 3
Anna Thorvaldsdottir
Jour 4
Joan Magrané Figuera
Jour 5
Stefano Gervasoni
Jour 6
Mark André
Jour 7

Ensemble intercontemporain
Matthias Pintscher, direction

Salle des concerts de la Cité de la musique (Philharmonie 2) le 30 mars 2017

L'Ensemble Intercontemporain fête cette année ses quarante ans. Trois concerts, dont Genesis est le troisième, pour lequel Matthias Pintscher a passé commande à sept compositeurs, autour des sept jours de la Génèse, avec comme fil rouge , "ligne d'horizon" la note Mi bémol. C'est aussi l'occasion pour Pierre Rigaudière de faire le point sur cet Ensemble singulier dans le paysage musical français, une des références internationales de la musique d'aujourd'hui.

Voilà déjà quarante années que l’Ensemble Intercontemporain a pris place dans le paysage, d’abord français puis très vite international, de la création musicale. Il est impossible de dissocier l’existence de cette phalange de musiciens de celui qui l’a rêvée, puis conçue, créée et soutenue : Pierre Boulez. Si Benny Sluchin, fidèle tromboniste de la formation, est le seul musicien aujourd’hui encore dans les rangs à avoir fait partie de l’aventure depuis le premier jour, tous sont dépositaires d’une culture collective qui les relie à cette origine. C’est aujourd’hui par son style de jeu que l’on identifie cet ensemble atypique de trente-et-un solistes qui se démarque clairement des formations comme le Klangforum Wien, et qui permet une grande diversité de styles et de répertoires. Cette « conscience du timbre et des nuances » se transmet, par le jeu d’une tradition orale, jusqu’aux dernières recrues, la dernière en date étant le très jeune clarinettiste slovaque Martin Adámek.

Matthias Pintscher, actuel directeur musical, n’entend pas pour autant figer l’EIC dans son image, stylistique comme acoustique : « Les musiciens ont parfaitement compris qu’il ne faut pas devenir un musée Boulez. Bien sûr, ce qu’il a conçu et construit fait partie de notre ADN, mais nous devons refléter la diversité du monde musical. Il est nécessaire d’investir dans la pluralité des styles, et nous sommes aujourd’hui ouverts à toutes sortes d’esthétiques, à condition de pouvoir garantir la qualité du résultat. Si une pièce est mal écrite, si un compositeur ne maîtrise pas son métier, ça ne passe pas. » Le fait que Pintscher traverse régulièrement l’Atlantique n’est pas sans incidence sur ses options de programmation : « J’habite New York, et j’ai compris qu’il est de mon obligation de me faire l’avocat de la création nord-américaine, de jeter un pont invisible entre les deux continents. J’ai la possibilité, notamment par le biais de mon activité d’enseignement à la Juilliard School, de rencontrer de nombreux compositeurs américains. Beaucoup produisent une musique de qualité, et manifestent, même parmi les jeunes, une forte personnalité. Ce qui me gêne beaucoup, c’est l’arrogance dont nous autres, européens, faisons souvent preuve vis-à-vis de l’Amérique. En revanche, ces jeunes américains savent tout de ce qui se passe en Europe. » Ce message d’ouverture n’est pas toujours facile à faire passer, et Matthias Pintscher se souvient du « Grand soir » qu’il a consacré avec l’EIC, en septembre dernier, à Bryce Dessner : « Ça a créé un petit scandale que j’ose programmer ce jeune américain. Son esthétique crossover n’est pas du tout la mienne, mais c’est une des fortes personnalités de la scène américaine. Ça a été un énorme succès, et on a même dû refuser du public. Majoritairement jeune, ce public n’avait jamais entendu jouer de la musique contemporaine, et il est pourtant revenu quand on a joué Beat Furrer ou Lachenmann. » De quoi faire passer pour une boutade un point de vue pourtant avancé sans arrière-pensée provocatrice : « Qu’est qu’un nouveau public ? Je n’en ai aucune idée. Il faut aussi soigner notre clientèle, ce public qu’on a déjà et qu’on oublie trop facilement. Soignons les gens qui viennent. »

Soigné, le public de l’Ensemble Intercontemporain l’était effectivement lors des trois concerts organisés pour célébrer les quarante ans de la formation. Après deux soirées consacrées respectivement à l’état actuel du répertoire et, sous la forme d’un hommage à Pierre Boulez, aux racines de l’ensemble (voir la critique de Théo Bélaud), les perspectives d’avenir venaient couronner l’événement. Coïncidence ou symbole, c’est dans un projet intitulé Genesis, et donc dans une méditation sur l’origine, que s’ancre cette vision du futur. Pour l’occasion, Matthias Pintscher a passé commande à sept compositeurs d’une œuvre d’environ dix minutes utilisant le plein effectif de l’EIC. Alors qu’aucun des compositeurs sélectionnés ne réside actuellement dans son pays natal, se dessine en filigrane un futur musical largement supranational. Chacun s’est vu, après consultation, confier l’un des sept jours de la création. Ayant travaillé isolément, avec pour seule consigne de considérer comme une « ligne d’horizon » la note Mi bémol, le risque n’était pas mince de voir cette vaste forme globale de soixante-dix minutes, conçue en quelque sorte selon le principe du « cadavre exquis », manquer de cohérence. On constatera au fil des pièces que leur succession, à défaut de dessiner une courbe expressive univoque, respire avec une indéniable fluidité que favorise l’enchaînement sans applaudissements, plaisir extrêmement rare lors de ce type de concert.
Chaya Czernowin rappelle que la Bible ne présente pas la création comme le comblement d’un néant, mais au contraire comme un tout, chaotique, duquel émerge un ordre perceptible par les humains. D’où, au début de On the Face of the Deep, un vrombissement sourd, puis une basse en pédale, dont se détachent progressivement des trémolos sur les percussions claviers, des frottements mats, et des petits glissandi de cordes. Bien qu’elle recoure volontiers à sons ténus, proches du souffle, et plus généralement à des modes de jeu inharmoniques, la compositrice israélienne ne s’interdit pas un discours plus affirmé, avec aigus insistants ou cuivres à l’assise large, et masses orchestrales qui enflent. À deux de ces moments se révèlera le fameux Mi bémol.
Cette même note, Marko Nikodijević la clame dès le début de dies secundus, où il retient, en évitant toute partition trop binaire du matériau musical, l’image de la séparation des eaux et du firmament. Le son initial, puissant et coloré par la cloche tube, se prolonge par une aura spectrale. On peut éventuellement entendre dans les couples de notes chromatiques, déployés de façon à former progressivement une échelle modale au caractère orientalisant, une projection métaphorique de l’idée d’articulation, de séparation. Bien qu’assez couramment utilisé aujourd’hui pour ses belles qualités acoustiques, le waterphone, confié aux percussionnistes, peut dans ce contexte poétique passer pour un clin d’œil. Il suscite en tout cas des passages planants qui contrastent avec l’armature rythmique assez franche et la polyrythmie sophistiquée, typiques d’un compositeur par ailleurs praticien de la musique électro.

C’est probablement le hasard qui aura voulu que les trois pièces où est d’emblée affirmé le Mi bémol soient concomitantes et forment de facto, vu leur position centrale, une sorte de noyau de la forme globale. Franck Berdossian a choisi pour sa contribution un titre en hébreu, Vayehi erev vayehi boker (« Il y eut un soir, il y eut un matin »), directement lié au troisième jour de la création, où il faut peut-être voir l’une des motivations qui l’ont guidé vers un diptyque. La première partie suggère presque une nouvelle manière du compositeur, tant les timbres saturés, matériau jusque-là privilégié jusqu’à devenir une signature stylistique, sont mis de côté au profit de combinaisons inédites de modes d’attaque très diversifiés, de résonances feutrées ou plus opulentes, d’auras harmoniques microtonales. Alliages de timbres voilés, souffle et pizzicati particulièrement incisifs s’assemblent en un chaos savamment organisé qui évoque la prolifération végétale. Plus proche du vocabulaire que Bedrossian a mis au point dans des œuvres antérieures, la seconde partie laisse s’exprimer la clarinette contrebasse d’Alain Billard par ce débordement d’énergie dont le résultat explosif produit toujours un effet euphorisant. L’EIC, qui s’illustre sur toute la durée du concert pas une grande finesse d’interprétation, garantit grâce à sa maîtrise à tous les pupitres des techniques de jeu avancées, et grâce aussi à sa culture de la construction collective du timbre, une restitution parfaitement organique de la pièce. Matthias Pintscher démontre à nouveau un souci de la précision qui, loin n’étouffer la verve des interprètes, la sécurise.

Quoique irriguée en profondeur par un plaisant hédonisme harmonique qui rejoint une tendance esthétique dominante dans les pays scandinaves et baltiques, c’est la clarté que favorise Anna Thorvaldsdottir dans le « combat de la lumière contre les ténèbres » qu’elle orchestre dans Illumine, conformément au programme du quatrième jour de la création.

C’est à Pintscher que l’on doit aussi la révélation au grand jour du talent de Joan Magrané Figuera, dont on avait déjà pu prendre la mesure en janvier dernier dans une ambitieuse pièce vocale qui associait à l’EIC les Solistes XXI de Rachid Safir. Si le jeune Catalan se réfère directement dans Marines i boscatges à un recueil de nouvelles de Joaquim Ruyra, il évoque bien, par une suractivité musicale dessinant une foule de micro-détails, l’avènement du règne animal envisagé comme un grouillement, voire une « explosion ornithologique ». Les salves créatrices successives sont signalées de façon plus ou moins affirmée par le Mi bémol. Quoique les cinq brèves pièces affirment toutes un caractère différent, c’est chaque fois une écriture lumineuse et très alerte, jamais conventionnelle par ses effets ou prévisible par une grammaire stéréotypée, qui force l’admiration. La citation partiellement camouflée du madrigal à cinq voix The silver swann d’Orlando Gibbons trahit la passion du compositeur pour la musique ancienne. Là encore, l’interprétation très réactive des solistes de l’EIC convient idéalement à cette musique.

C’est à Stefano Gervasoni que revenait la responsabilité musicale de faire entrer l’espèce humaine dans ce tableau biblique. Le titre Eufaunique annonce déjà cette « montée en exubérance » qui se traduit par une virtuosité débridée, pleine jovialité festive, qui n’est pas le registre expressif le plus habituel du compositeur italien. Dans cette jungle sonore que le compositeur exhorte les humains à protéger, de nombreux motifs, majoritairement simples et repérables, s’emboîtent les uns dans les autres sans pour autant occasionner de saturation de la densité globale. La montée en puissance finale emporte tout sur son passage, comme une vague de jubilation. Lourde responsabilité aussi que celle de Mark Andre, auquel revenait la journée de repos que s’octroie le Créateur, non sans admiration pour son œuvre. Le compositeur franco-allemand aura finalement introduit une fissure dans ce calme contemplatif, d’où le titre de sa pièce, riss 1. D’une musique reposant sur la thématique de l’interstice, ici envisagé comme l’espace le plus fragile qui soit, on perçoit ici principalement l’impression globale d’un statisme qui est en fait très finement nervuré et animé de l’intérieur. La poussière sonore, le poudroiement des harmoniques, la granulosité fine du souffle et des frottements n’empêchent ni l’émergence d’impacts ponctuels, ni la poussée de matières plus massives et de figures plus tranchantes. Le Mi bémol est ici traité, sinon comme un tabou, comme une limite vers laquelle on tend sans ne jamais vraiment l’atteindre, et c’est pourquoi il ne s’exprime que sous la forme d’un glissement à partir du Ré. Le mot de la fin, Andre l’assume magnifiquement avec l’aura diffuse émanant de deux waterphones, et surtout par le ronflement sourd, mais ô combien dense et impressionnant, de deux rhombes qui ménagent un pallier vers le silence. Les applaudissements pourront enfin advenir, ponctuant une soirée musicale d’une très grande tenue, dont on sort avec la sensation d’avoir eu le privilège d’assister à un moment de création musicale à marquer d’une pierre blanche.

Pierre Rigaudière
Collabore en tant que critique musical au magazine Diapason depuis 2001 et L’Avant-Scène Opéra depuis 2009. Il est par ailleurs l’auteur du « Parcours de l’œuvre » de nombreux compositeurs pour la base « Brahms » de l’Ircam. En tant que producteur à France Musique, il a fait partie entre 2009 et 2016 de l’équipe des « Lundis de la contemporaine », émission pour laquelle il a réalisé de nombreux reportages et portraits de compositeurs. Il est titulaire d’une agrégation de musique et d’un doctorat de musicologie (Ircam/ehess), et enseigne en tant que maître de conférences à l’Université de Reims Champagne-Ardenne.
Crédits photo : © Matthias Baus (Matthias Pintscher)

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