Musée d’Orsay
Exposition James Tissot 

Exposition ouverte jusqu'au 13 septembre, du mardi au dimanche, de 9h à 18h, nocturne le jeudi

Commissaires
Marine Kisiel, conservatrice au musée d'Orsay
Melissa E. Buron, Director, Art Division at the Fine Arts Museums of San Francisco
Paul Perrin, conservateur au musée d'Orsay
Cyrille Sciama, directeur général du musée des impressionnismes Giverny

Exposition également présentée au Fine Arts Museum de San Francisco du 10 octobre 2019 au 9 février 2020

James Tissot l'ambigu moderne, 45 euros (relié).
Catalogue dirigé par Marine Kisiel, Paul Perrin et Cyrille Sciama,

 

Exposition ouverte jusqu'au 13 septembre 2020

Après trois mois de fermeture, le Musée d’Orsay rouvre enfin. C’est l’occasion de visiter l’exposition qui y est installée depuis la mi-mars mais qui n’avait encore pu accueillir le public, consacrée au Français installé en Angleterre James Tissot, surtout connu pour ses toiles représentant la haute société victorienne.

 

James Tissot , Autoportrait (1865), San Francisco, California Palace of the Legion of Honor.

Avant, c’était simple. Au printemps 1985, le Grand Palais consacrait une grande rétrospective à Renoir, après Manet, en attendant Degas ou Gauguin ; au même moment, le Petit Palais accueillait une exposition consacrée à James Tissot (1836–1902), coorganisée avec la Barbican Art Gallery de Londres et la Whitworth Art Gallery de Manchester. Les choses étaient claires : aux Galeries nationales le « grand peintre » jadis scandaleux, l’Impressionniste devenu le représentant même d’une certaine douceur de vivre, et au Musée des beaux-arts de la ville de Paris le « petit maître », le Français exilé en Angleterre, amusante curiosité. Trente-cinq ans après, la situation est bien différente, car Paris possède depuis maintenant une trentaine d’années un lieu où le XIXe est le bienvenu, tout le XIXe siècle, et pas seulement ceux auxquels l’Histoire de l’art avait décerné le diplôme de modernité. Au Musée d’Orsay, Thomas Couture a d’abord fait face à Gustave Courbet (depuis l’inauguration en 1987, c’est Courbet qui s’est déplacé, pas l’autre), et Puvis de Chavannes y dialogue avec Bonnard. Les peintres officiels côtoient les artistes maudits, et c’est très bien ainsi, chacun étant libre d’y faire l’éducation de son œil.

En 2020 – non pas du 24 mars au 19 juillet, mais du 23 juin au 13 septembre, confinement oblige – c’est donc au Musée d’Orsay que James Tissot a les honneurs des cimaises, ce qui dispense les autorités et le public de le ranger dans une catégorie ou dans une autre. La communication du musée souligne d’ailleurs ce côté inclassable de Tissot en sous-titrant l’exposition « L’ambigu moderne », sans que l’on sache si sa modernité est ambiguë ou son ambiguïté moderne. Peintre des femmes, peintre des froufrous et fanfreluches, peintre des classes argentées et oisives, peintre qui sut toujours vivre de son art, Tissot paraît décidément rebelle à une certaine idée de la modernité. Et pourtant… Quand Baudelaire prophétisait que le « peintre de la vie moderne » saurait « arracher à la vie actuelle son côté épique et comprendre combien nous sommes grands et poétiques dans nos cravates et nos bottes vernies », ne pourrait-on pas affirmer que Tissot sut jouer exactement ce rôle ? Dans l’imaginaire populaire anglo-saxon, il est l’image même du dernier tiers du XIXe siècle, grâce à ses œuvres peintes entre la guerre de 1870 et le milieu des années 1880, souvent utilisées pour orner la couverture des classiques de la littérature victorienne en livre de poche. Ce que Tissot donne à voir de Londres, ce ne sont pas seulement les garden-parties et les bals de la haute société, c’est aussi l’agitation enfumée des docks, l’enchevêtrement des gréements, et sa touche sait se faire plus large pour peindre l’eau sale de la Tamise, même s’il est très loin de s’intéresser à la pulvérisation des reflets du soleil comme Monet le ferait à la même époque.

Pour admettre que Tissot puisse être moderne, il faudrait aussi régler un problème qui n’en est peut-être plus un, grâce à l’évolution de l’art de notre temps. A partir du milieu du XIXe siècle, autrement dit à l’époque où Tissot faisait ses débuts dans le métier, il fut peu à peu érigé en dogme qu’une peinture ne devait plus être qu’une « surface plane recouverte de couleurs dans un certain ordre assemblées » (la formule fut ainsi édictée par Maurice Denis en 1890). De ce côté-là, il s’avère difficile de faire entrer Tissot dans le moule moderniste, même au forceps ou au chausse-pied, car le Français devenu Londonien s’avère résolument narratif. Il pratique un genre honni par la modernité : la peinture de genre, et plus précisément la version anglaise de la chose, appelée narrative painting. Là où le romancier Henry James s’offusquait de ce qu’il appelait « the importunately narrative quality of the usual English picture », le public et une bonne partie de la critique s’acharnaient à lire les toiles comme on lisait un récit, en s’efforçant d’imaginer ce qui s’était passé avant et ce qui allait se passer après l’instant représenté. Peinture littéraire, donc, en un sens, que celle de Tissot : à ses débuts, il peint plusieurs toiles inspirées par le Faust de Goethe, à moins que ce soit par celui de Gounod (1860–61), et livre deux pendants sur la parabole du Fils Prodigue (1863), sujet qu’il reprendra des années plus tard sous la forme narrative par excellence du quadriptyque (1880), comparable aux séries de toiles qu’avait pu peindre Hogarth un siècle auparavant avec son Rake’s Progress ou son Marriage à la mode. L’anecdote semble être la raison d’être de la plupart des œuvres de Tissot, quand il ne s’agit pas simplement de portraits, partie importante de son activité car hautement rémunératrice : sous ces titres certes allusifs (Une convalescente, L’Attente, Le Dernier Soir…) devait forcément se cacher une histoire que les visiteurs des Salons prenaient un vif plaisir à reconstituer. Même dans ce temple de la modernité esthétique qu’était à Londres la Grosvenor Gallery, où Tissot exposa de 1877 à 1879, Henry James trouve moyen d’ironiser sur deux dames qui, au terme d’une longue contemplation, se déclarent fort satisfaites d’avoir pu « comprendre » l’œuvre en devinant la nature exacte des liens de parenté ou d’affection unissant les différents personnages représentés. A partir de 1878, l’Angleterre allait même baptiser Problem Pictures les œuvres délibérément conçues pour stimuler ainsi la sagacité du public.

Narrative est donc la peinture de Tissot. Mais cela semble avoir cessé d’être un crime, nos contemporains ayant redécouvert l’attrait de la narrativité en art. Et puis Tissot n’est pas que narratif. Présentée à San Francisco avant d’arriver à Paris, l’exposition était sous-titrée « Fashion and Faith », et la mode féminine est largement représentée sur ces toiles, mais ce n’est pas tout. Il y a dans son art une indéniable sensualité à laquelle l’œil n’est pas insensible. Sur l’une des toiles intitulées La Convalescente, la juxtaposition des matières (marbre, tissu d’ameublement, broderies en relief sur le tissu du vêtement…) est en soi une joie pour le regard. On peut se laisser porter par le rapprochement presque abstrait de ces soieries à rayures et de ces plaids à carreaux, par les motifs quasi décoratifs des feuilles de marronnier ou par la luminosité de telle ombrelle traversée par le jour, de tel gazon blondi par le soleil. Fasciné jusqu’à l’obsession par les traits fatigués de sa languissante et tuberculeuse amante anglaise Kathleen Newton, Tissot brosse parfois son portrait de manière moins léchée, et le superbe autoportrait de 1865 sur lequel s’ouvre l’exposition laisse penser qu’il aurait pu être un autre Manet, avec ce fond rouge inachevé, moucheté de traits colorés, et la touche fragmentée qu’il emploie pour représenter le col de son habit.

Tissot a très tôt choisi de vivre de son art au lieu de vivre pour son art. Ses œuvres se vendaient bien, et lui permirent d’habiter de somptueuses résidences, se faisant construire une maison-atelier à Paris en 1869, puis utilisant souvent comme cadre de ses toiles le bassin et la colonnade du jardin de son domicile londonien. Parfois, il tenta de dépasser son statut de peintre mondain, notamment pour son retour en France en 1885, lorsqu’il présenta quinze toiles d’un mètre cinquante sur un mètre, réunies sous le titre « La Femme à Paris ». En 1985, le Petit Palais n’avait réuni que trois d’entre elles ; cette fois, le Musée d’Orsay en présent sept, et l’on y découvre un Tissot plus ambitieux (il envisageait même de publier les gravures tirées de ces toiles, accompagnées de nouvelles rédigées tout exprès par les meilleurs écrivains de son temps). Si l’on pouvait voir les quinze ensembles, ou du moins toutes celles dont on conserve la trace, l’artiste y acquerrait peut-être une autre stature.

Très loin de la mondanité, ainsi que de la modernité, Tissot consacra ses deux dernières décennies à illustrer le Nouveau Testament, puis l’Ancien. Après avoir pratiqué le pastiche à ses débuts (pseudo-Holbein, pseudo-Carpaccio, émue des peintres belges Henri Leys et Alfred Stevens), Tissot n’imite alors plus personne, mais propose une interprétation « historiquement informée » du récit biblique, expliquant pourquoi il a choisi les décors et les costumes, comment il est allé sur le terrain observer les habitants de la Terre Sainte qui n’avaient évidemment pas changé en l’espace de deux millénaires, quitte à renforcer la couleur locale une fois revenu en Occident. Même s’il a inspiré les débuts du cinéma, et malgré quelques scènes frappantes par leur cadrage ou par leur recours au fantastique, cet Orientalisme mi-historique mi-mystique a beaucoup vieilli.

Tissot mériterait-il donc le Grand Palais ? Sans avoir imprimé sa marque sur l’histoire de l’art comme surent le faire ses amis Whistler et Degas, James Tissot mérite mieux que la condescendance de certains envers tout ce qui ne s’inscrit pas dans le parcours téléologique de la modernité triomphante. Qu’importe au fond qu’il ait ou non été moderne, puisque Tissot sut magnifiquement être lui-même.

James Tissot, The Thames (ca. 1876), The Wakefield Permanent Art Collection
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Laurent Bury
Ancien élève de l’ENS de la rue d’Ulm, auteur d’une thèse consacrée au romancier britannique Anthony Trollope (1815–1882), Laurent Bury est Professeur de langue et littérature anglaise à l’université Lumière – Lyon 2. Depuis un quart de siècle, il a traduit de nombreux ouvrages de l’anglais vers le français (Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll, Orgueil et préjugés de Jane Austen, Voyage avec un âne dans les Cévennes de Stevenson, etc.) ; dans le domaine musical, on lui doit la version française du livre de Wayne Koestenbaum, The Queen’s Throat, publié en 2019 par les éditions de la Philharmonie de Paris sous le titre Anatomie de la folle lyrique. De 2011 à 2019, il fut rédacteur en chef adjoint du site forumopera.com, puis rédacteur en chef de novembre 2019 à avril 2020. Il écrit désormais des comptes rendus pour plusieurs sites spécialisés, dont Première Loge.
Crédits photo : © Jerry Hardman-Jones (The Thames)
© artcenter (Autoportrait)

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